Chapitre 6 : Interrogatoire (1/2) (Corrigé)

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« Ça devient de plus en plus compliqué de gérer les prisons. Si je peux me permettre, on devrait faire plus d’exécutions, sinon ce sera la surpopulation carcérale ! Enfin, je suis mal placée pour juger. Je me contente de surveiller les détenus et de les recenser. Rien que la semaine dernière, on a eu un terrible afflux.

1) Morryn l’étalière, tueuse en série enfin enfermée après des années de traque. Elle aurait dilacéré près de sept prostitués qu’elle aurait vidés entièrement de l’intérieur… Pourvu qu’elle soit vite condamnée à mort ou isolée de tous, je ne veux que cette folle traîne dans les parages !

2) Donley Wils, fils de noble puni de trois mois de prison pour avoir tué un homme par accident dans une bagarre de taverne. Il paraît que ses parents veulent payer une caution pour le sortir de là plus vite. Et franchement, vu comment il geint à longueur de journée, ça ne me dérangerait pas.

3) Hemson, un pauvre hère dont le seul crime a été de dérober quelques bien à une fromagère. Condamné à six mois de prison… J’ai la bizarre impression que personne ne viendra payer pour le délivrer.

4) Nodella Perolt, célèbre cambrioleuse capturée par un malheureux incident. Après maintes réussites, elle a tenté de s’infiltrer dans le palais de la maison Hinkalo pour dérober leurs plus précieux bijoux… Ce qu’elle aurait réussi si elle n’avait pas été mordue par un chien à ses trousses. On peut dire qu’on lui a volé sa dignité !

5) Mosk, Eldine et Docio, trois déserteurs de l’armée niguiroise arrêtés à la frontière avec Orône. Allez savoir pourquoi ils ont été transférés jusqu’ici. On ne sait même pas ce qu’on va faire d’eux. Je suis au moins certaine que la guerre est bien moins honorable et bénéfique qu’on nous l’avait affirmé… Peut-être bien qu’elle arrivera à nos portes. »

Compte-rendu de Giada Oreste (née en 1381 AU), gardienne en chef de la prison de Virmillion.

Une nouvelle demeure semblable à celle de mon ancienne vie… Où était l’évolution ? Tel le dictait notre conquête, nous nous étions emparés de ce château, avions établi notre logis en plein territoire ennemi ! Coexistaient précellence et aboutissement d’une campagne sans merci, vers une once du répit, sans oubli du conflit. Nous étions dans une base autour de laquelle nos campements étaient peuplés de fantassins secondaires et prisonniers dont le nombre grandissait drastiquement…

J’étais ramenée en hauteur, hissée dans un surplus d’importance, en face d’une baie vitrée qui donnait sur le contrebas. Une semaine s’était écoulée depuis la bataille, pourtant le sang séchait encore sur la pierre. Ce que les gravats de la statue détruite ne dissimulaient guère.

— Denna ! interpella Shimri. Tu aurais un instant pour parler ?

Quelle distraite, j’avais omis de fermer la porte ! Pas grave toutefois, un sourire naquit en moi tandis que mon amie approchait, une mine grave déparant ses traits. Je devais l’accueillir avec la camaraderie qu’elle méritait.

— Pour toi, toujours ! confirmai-je. Qu’est-ce qui te tracasse ? Tu sais que tu peux tout me confier.

Inclinant la tête, Shimri se dirigea vers la fenêtre et contempla le panorama, mains jointes. Je me positionnai à son niveau… Nous étions égales, après tout.

— La voix dans ma tête…, hésita-t-elle. Elle ne s’est pas tue, bien au contraire.

— Je m’en doutais, devinai-je.

— Alors tu me crois ? Tu ne me prends pas pour une folle ?

— Pas du tout ! Je ne suis pas superstitieuse, mais ce n’est pas un hasard si elle s’est immiscée au moment où Jalode a fait détruire la première statue. La véritable question est de savoir pourquoi elle t’a choisie.

— Je l’ignore. Je ne suis personne, moi ! Juste une pauvre étrangère propulsée dans une guerre qui la dépasse !

— C’est ce que nous sommes tous…

— Des milliers de soldats et une volonté inconnue souhaite faire de moi une élue ou quelque chose d’autre… Plus rien n’a de sens, aujourd’hui ! Cette femme s’insinue dans mon esprit, hante mes nuits... Elle nous juge à travers moi. Elle nous qualifie d’êtres impurs. Elle prétend que nous avons brisé l’harmonie d’un pays qui avait besoin de se reconstruire.

— Qui est-elle ? Quel est son but ?

Accrochée à mon attention, Shimri planta ses ongles sur mes épaulières, telle une prise qu’elle se refuserait de lâcher. Rarement s’était-elle autant suspendue à ses pensées ! Tant d’éclats se consumaient dans ses yeux…

— Arrête de hocher bêtement de la tête, Denna ! beugla-t-elle. Explique-moi plutôt pourquoi je me retrouve ainsi coincée ! Si elle évalue à travers ma personne, c’est qu’elle m’estime meilleure, mais en quoi ? Lors de la bataille, qu’ai-je fait sinon me jeter sur mes adversaires comme une guerrière assoiffée de sang ? Je prétends refuser cette façon de vivre, pourtant mon corps me guide vers ces tueries ! Quand tout ceci prendra fin ? Quand chaque pays aura été privé de sa population active ?

De la douceur contre l’agressivité. De la sagesse contre le désespoir. J’enveloppai Shimri et lui caressai le haut du dos. Peut-être que ses larmes se déverseraient sur moi, mais je m’en nourrirais pour mieux les surmonter.

— Tu n’es pas coupable, consolai-je. Les uniques responsables sont les personnes ayant déclenché cette guerre. Un jour ou l’autre, ils paieront pour leurs crimes.

— Combien de victimes y’aura-t-il d’ici là ? s’indigna ma consoeur. Nous ne pouvons pas attendre passivement que les choses s’arrangent !

— Que proposes-tu, dans ce cas ?

— Pour l’instant, je ne sais pas. Mais si cette voix semble rejoindre mes pensées… Je dois trouver une solution. J’aimerais côtoyer ceux qui ont survécu, profiter des moments qu’on nous a volés.

Je savais précisément où l’emmener. Aussi me détachai-je de son contact sans me séparer d’elle. Ne restait plus qu’à la guider au travers des voies de la forteresse. Loin de la grisaille, près des nuances chatoyantes, là où bigarraient nos compagnons entre la contiguïté et les méandres de cet environnement. Nous saluâmes les soldats circulant par dizaines dans les infinis couloirs, bien enclins à s’inventer une permission, bien décidés rattraper les discussions perdues dans les nécessités de la guerre. Nous n’aurions plus l’opportunité de souffler avant longtemps… Toute conquête était éphémère. Tout triomphe coûtait bien des pertes.

Alors nous nous enquîmes des intermédiaires. De ces militaires qui, moins chanceux, auraient troqué leur lit contre un cercueil… Ils se situaient à l’aile gauche de la forteresse, dans une salle où nos médecins disposaient enfin d’une place suffisante depuis notre départ. Lorem, Tonia, Adhara et moult de leurs homologues s’exerçaient aux côtés des mages guérisseurs. Alliance forcée mais fructueuse ? Quoi qu’il en fût, peu de survivants avaient succombé à leurs blessures… Pas même la mage qui avait occis une trentaine des nôtres. Endormie certes, aussi mutilée de ses bras, mais je percevais d’ici ses inspirations…

Sérénité et besogne soutenue régnaient au sein d’une salle où la blancheur des lits était rayée de lumière jaune. Après les soins suivait le repos : la plupart des patients, enveloppés dans leurs édredons immaculés, recevaient la visite d’amis. L’une conciliait familiarité avec un curieux sens du devoir… Peu surprenant que Lisime agît ainsi !

— Rétablissez-vous bien ! exhorta-t-elle. Vous avez bien mérité un peu de repos après avoir combattu vaillamment !

Ma partenaire sautait d’un coin à l’autre, distribuait quelques coups de coude par-ci, quelques accolades par-là, sans distinction aucune. Au mieux des sourires embellissaient la lueur opaline des lieux… Au pire des poings se crispaient.

— Veux-tu bien cesser tes gamineries ? tança Lorem. Le respect des médecins et de leurs patients est en jeu !

Croisant son chemin, Lisime sifflota au moment de lui flanquer un croche-pied. Le principal guérisseur se vautrait sur le pavé à la cadence des rires et gloussements ! Un sentiment partagé, sauf d’Adhara, dont l’expression obscurcissait le coin sur lequel elle était assise. Lisime passa outre ces disparités et nous accueillit avec son coutumier sourire.

— Denna, Shimri ! salua-t-elle en nous tapotant l’épaule. Comment allez-vous ?

— Je te retourne la question, murmurai-je. Lisime, à tout moment, tu peux te confier à moi, tu le sais ?

— Pas besoin ! Tout ce que je souhaite, c’est que mes supers camarades soient bientôt retapés sur pied ! Et nous foncerons vers d’autres victoires !

Il suffisait de la fixer, fût-ce quelques secondes, de s’abandonner dans la brillance de ses prunelles et ses taches de rousseur, et aussitôt ses mains tressaillaient. Parfois des gouttes émergeaient au creux de sa cornée… Aucun signe ne trompait.

Mais Shimri ne regardait pas dans sa direction. Elle s’égarait à notre gauche, sur le lit de Kione. Un bandeau recouvrait désormais son œil droit, réalité que Vandoraï peinait à accepter. Ce pourquoi il demeurait au chevet de sa consoeur sous l’œil avisé du sergent Dalim. Cependant, lorsque Kione aperçut le regard de Shimri, de sévères plis déparèrent sa figure.

— Épargne-moi ton apitoiement, Dunshamonaise ! lâcha-t-elle. Je n’en veux pas.

— Ne vous disputez pas maintenant ! s’interposa Vandoraï. Tu es déjà secouée, il faut que tu…

— Arrête de me prendre pour une infirme, Vando.

— Je m’inquiète pour toi ! C’est normal, non ?

— Je te remercie de ton attendrissement, mais je m’en sortirai. Un œil en moins, ce n’est rien ! Je continuerai quand même de me battre. Ce qui soulagerait ma conscience, c’est de ne plus voir la tronche de cette enfoirée qui a buté tant de nos potes ! Pourquoi elle est encore en vie, d’abord ?

Il était aisé de savoir qui elle mentionnait… Tonia avait beau s’assurer de son état, plus d’un devait nourrir l’envie de l’assassiner dans son sommeil. Les instructions étaient claires : elle était maintenue en vie. Pour certaines raisons, nous supposions. Bientôt les mystères s’annihileraient sous la vérité.

— N’y pensez même pas ! avertit Lorem. Vos disputes perturbent déjà le rétablissement des patients, vous n’allez pas aussi répandre la violence ? Elle était peut-être notre ennemie, mais je m’en moque : un médecin doit s’occuper de n’importe qui, quelle que soit son affiliation.

— On ne va pas vous déranger longtemps, rétorqua Dalim.

Tandis que le sergent Tordwalais cheminait vers la porte, dédaignant notre direction, Vandoraï l’interpella net :

— C’est tout ? s’offusqua-t-il. Vous avez à peine parlé avec Kione !

— Elle dit juste, affirma Dalim. On l’a assez vue, on peut la laisser tranquille.

— Je vous pensais plus respectueux, plus attaché à nous ! Toutes ces années à nous entraîner ne sont pas tombées à l’eau, j’espère !

— Mon garçon… J’aimerais que tu sois plus concentré. Arrête de me prendre pour ta seule… référence, comme on dit dans cette langue ? Cette guerre a pris beaucoup d’ampleur. Elle dépasse notre petite personne, notre fierté et nos prétendues amitiés. On n’a pas le temps de s’attrister pour les autres.

Il claqua si fort le vantail qu’une vibration s’empara de nous ! Les bras ballants, Vandoraï n’osa plus fixer qui que ce fût, pas même sa consoeur. Elle qui le jugeait davantage que tout autre… Alors la salle s’emplit du mutisme de rigueur. Enfin nous allions souffler, nous poser aux côtés de ces soldats étendus, quémandant une pause avant de s’immerger de nouveau.

Pas pour longtemps, cela dit.

Brejna et Sermev nous bousculèrent sitôt entrés ! Me rattrapant de justesse, j’appréhendais les émois qu’ils suscitaient au moment où ils choisirent leur cible. Il s’agissait de notre ennemie, devant laquelle ils se fixèrent, alors que Tonia s’occupait encore d’elle.

— On doit l’interroger, dit Brejna. Ordre de Maedon.

— Vous attendrez bien un peu, répliqua la guérisseuse. Elle n’est pas encore totalement rétablie…

D’une main, l’ancienne bandite empoigna Tonia et l’encastra contre le mur avec une force vertigineuse ! Quelqu’un devait s’interposer, bon sang ! Nous avions beau nous scandaliser, Brejna l’assujettissait à son emprise, et nous percevions les tremblements d’ici !

— Où est ta loyauté, petite conne ? insulta-t-elle. Si elle est encore en vie, c’est juste parce qu’on doit lui soutirer des réponses ! Va plutôt soigner ceux qui en ont besoin au lieu de cracher à la mémoire de nos camarades disparus !

— Lâchez mon assistante ! somma Lorem. Prenez donc votre prisonnière si vous le souhaitez, mais n’oubliez pas que votre vie dépendra peut-être de nous !

Bien que Brejna le dévisageât avec hargne, elle invoqua sa bonne volonté pour laisser glisser Tonia sur le pavé, laquelle dut se masser les tempes pour supporter la douleur… Sermev ôta la couverture de la femme aux jambes ligotées et la porta conformément à ses instructions. À peine survenus qu’ils s’étaient déjà retirés, de nouveau remarqués… L’exact opposé de mon attitude.

— Un interrogatoire ? songea Lisime. Mais ça a l’air génial ! Et si nous y allions ?

De la suggestion à l’affirmation, nous nous accordâmes à sa décision, quitte à se méprendre à de quelconques suiveurs… Toujours était-il que cette décision intriguait, surtout si elle était dictée par notre propre commandant ! Avec Lisime, Shimri, Vandoraï et quelques autres camarades de l’unité quatorze, nous nous engouffrâmes vers l’inconnu, suivîmes deux individus desquels nous aurions préféré demeurer éloignés…

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