Chapitre 4 : Convictions (2/3) (Corrigé)

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— Tu lambines déjà, Denna ? persiffla ma tante. Nous allons bientôt lever le camp. Vous vous êtes bien assez reposés.

Pourquoi s’acharnait-elle au gré de son humeur ? Pas une égratignure n’entachait sa tenue ! Tout demeurait intact, de sa posture dédaigneuse jusqu’à sa manière si authentique de me toiser… Facile quand elle se situait en hauteur.

Mes muscles durcirent tandis que mes poings se comprimèrent. Chaque fois que j’apercevais la générale, les palpitations de mon cœur s’amplifiaient au centuple ! Je la dévisageai intensément, refoulant râles et grognements.

— Où étiez-vous ? dénonçai-je. Où étiez-vous quand nous faisions front, endurions mille supplices ? Où étiez-vous lorsque nos camarades chutaient les uns après les autres ?

— Quelle est donc cette hargne outrancière ? brocarda Jalode. Figure-toi que nos troupes installées ici ne constituent qu’une partie des effectifs totaux. Niguirois et Carôniens bataillent sur le front ouest depuis des mois et ont subi davantage de pertes ! D’autres généraux comme mes amis d’autrefois, Herianne et Rafon Clers, s’y illustrent. Voilà le vrai visage de la guerre, gamine. Vous auriez dû apprendre cette leçon au lieu de vous gaver de nourriture et de danser comme des demeurés.

— Mais… Si le front ouest est en guerre depuis tout ce temps, pourquoi ne nous ont-ils pas informés que nos ennemis étaient des mages ?

— Ils nous ont déconcertés, à vrai dire. Nos services de renseignement soupçonnaient qu’une large fraction des Ridilanais maîtrisait la magie. Comme prévu, ils ont attendu que l’entièreté de nos armées pénètre leur contrée avant de le dévoiler. Ils savaient donc que nos institutions militaires et magiques sont séparés !

J’étais pétrifié. Non, mon esprit me manipulait, distordait les faits pour mieux digérer notre défaite ! Pourtant… Pourtant ! Aucune once d’hésitation ne se lisait en Jalode.

— Vous le saviez ? m’égosillai-je. Vous avez gardé une information capitale pour vous ?

— Il s’agissait plutôt d’une rumeur étayée par moult indices, rectifia la générale. Sans preuve, il aurait été inadéquat de vous le signaler. Mieux valait avoir une preuve formelle.

— Vous vous êtes servis de nous comme appât ? Des centaines de morts auraient pu être évitées si vous…

— Des sacrifices nécessaires ! Durant cette première bataille, entre deux inspections, j’étais fort occupée à rédiger quelques lettres. La plus importante fut envoyée à Aerick Dualli.

— Mais c’est le maître de l’académie des mages ! Vous auriez pu le prévenir bien plus tôt !

— En effet. Après tout, Kelast a péri de la main des mages. Sauf que je désirais me reposer sur eux seulement en cas d’ultime recours. Les armes conventionnelles semblent hélas impuissantes contre nos ennemis. Ainsi, d’une part, des renforts mages arriveront d’ici quelques mois, et d’autre part, ils pourront enchanter nos armes afin de contrer les principaux sorts.

Esprit et corps s’accordaient contre un unique adversaire. Tout juste contrôlais-je mes mains, les empêchai de m’abaisser à l’irréparable ! Ma tante, elle, me prenait de haut, s’inclinait vers mes points sensibles, orientait la situation à son avantage ! Comment ne pas me crisper ? Comment endiguer mes larmes, bon sang ? Je ne lui fournirais pas une autre opportunité de me dénigrer !

— Que d’émotions dans ta conduite ! se gaussa Jalode. Je décèle un brin d’hypocrisie… Tu ne pleures pas pour tous tes camarades, tu ne connaissais même pas la majorité d’entre eux. Tu pleures pour Kolan.

— En quoi est-ce mal ? criai-je. Il était mon ami !

— J’avais remarqué, à ta façon de geindre comme une gamine lorsque son heure est venue. Ce petit manipulateur a bien réussi ce coup, à prétendre être une victime, ce alors qu’il a vécu dans une grande demeure avant d’être enrôlé.

— Comment osez-vous cracher sur sa mémoire ?

— Je suis générale, te rappelles-tu ? Tout m’est permis. Surtout juger tes liens douteux… Ce garçon n’était bon qu’à ouvrir ses cuisses pour Lisime. Sa seule particularité aura été de partager la même chambre que toi.

Une seconde et la pointe de mon épée frôlait sa gorge. Dégainée dans un sifflement, elle se hucherait dans cette chair algide. Mais les larmes s’écoulaient à foison et les sanglots tonitruaient alors que ma tante n’haussa même pas un sourcil !

— Vous n’avez pas le droit d’abuser ainsi de votre pouvoir ! blâmai-je, mon poignet tressaillant abusivement.

— Pauvre enfant… Même en t’éduquant à la dure, tu resteras la pitoyable fille d’une exécrable peintre et de mon imbécile de frère. Tu as gaspillé tes larmes pour Aldo, voilà que tu commets la même erreur pour Kolan. Sois rassurée : on se souviendra de lui comme un soldat mort pour sa patrie. Faut-il renvoyer son corps à sa famille d’accueil ? Pas sûre qu’ils lui accorderont des funérailles décentes. Mais je n’en ai cure.

— Vous cherchez à me faire souffrir… En me privant des personnes que j’aime.

— Est-ce ma faute si Kolan a été trop faible sur le champ de bataille ?

— Il ne serait pas mort si vous n’aviez pas déclenché cette guerre ! Il ne serait pas mort si vous ne l’aviez pas engagé contre son gré ! Il ne serait pas mort si vous nous aviez prévenus sur la nature de nos ennemis ! Il ne serait pas mort si vous n’aviez pas recruté un médecin qui s’oppose aux propositions de ses assistantes !

— Lorem n’est point le plus brillant guérisseur, mais il y avait un équilibre imposé à respecter… Pour le reste, on en revient à tes contradictions. As-tu fini de geindre ? Nous partons dans une heure.

— Je vais vous dénoncer ! Vous allez payer pour vos crimes.

Jalode dégaina son épée en une fraction de seconde, et désaxa la mienne en encore moins de temps ! Elle me fit valser d’un coup de poing sur toute la déclive ! Je m’aggrippai à la terre humide, non sans accroc, pendant que ses ricanements me percèrent les tympans.

— Ferme-la et rejoins les rangs, soldate ! somma-t-elle. Et si tu me menaces encore de ta lame… Eh bien, privilégiée ou non, je rendrai ta tête à tes parents.

Elle triompha une fois de plus. M’abandonna dans mon état, toute recroquevillée, misérable noble inhabile à l’épée face à la légendaire générale ! Des éclats dorés soutenaient les oscillations de sa cape vermeille, elle qui brillait même dans la pire pénombre… Terne et fade, pauvre pigment de l’ensemble, que pouvais-je accomplir sinon me conformer aux instructions ? Plus question de grommeler ni de rouscailler, il fallait me relever, effectuer ce pourquoi j’avais été recrutée !

Gloire et honneur à notre patrie ! Nous allions tellement l’entonner sur la voie…

D’un campement à un autre, de vaste panorama à d’étroits chemins, le Ridilan se déploya à mesure que les semaines s’écoulaient. Comment qualifier ces champs de bourraches dont les nuances bleutées égalaient les parcelles visibles de la voûte ? Depuis les hauteurs, nous apercevions l’éclosion de la floraison au détour des monceaux de terre et des conifères géants. Et ces vallées flexueuses que fendaient lacs et rivières… Et ces rochers mordorés disséminés sur l’étendue verdâtre, arrosée d’épars filets de lumière… Souvent des arbres perchés aux anfractuosités des falaises nous interdisaient l’admiration. Là nous étions juchés à hauteur des plus immenses séquoias, de ces hêtres drapés d’un manteau de mousse ! Au-delà des cerisiers aux fleurs roses et des glycines dont le feuillage pleuvait… De quoi nous faire oublier notre devoir.

Mais… Pourquoi la nature dominait ? La flore se déployait des collines moutonnantes jusqu’aux clairières enténébrées tandis que la faune assurait sa discrétion. Peu d’animaux dangereux gênaient notre avancée sinon quelques prédateurs rapidement occis qui enrichissaient nos frugales provisions. Où était l’empire malfaisant qu’on nous avait mentionné ?

On nous avait décrit le Ridilan comme un pays authentique, où l’humain assujettissait son environnement, comme chaque contrée ! Nous nous heurtâmes à bien peu de cités, ni même du village, du moins au début. Ou alors… Nos généraux nous faisaient emprunter des sentiers éloignés des habitations. Était-ce une manière d’éviter l’affrontement, de gagner du temps, créer une progressive ouverture ? Une stratégie savamment orchestrée dans l’ombre de nos tentes. Un soldat ne comprenait pas ce type de concepts, n’est-ce pas ? Il n’était bon qu’à agiter l’épée devant un opposant surpuissant !

Telle était notre routine : nous dépenser dans des escarmouches ! Nous ne connûmes point de débâcle aussi cuisante que la première, mais nos victoires paraissaient si éphémères. Pourquoi assistais-je aux morts successives de mes camarades, fussent-ils des visages avant des noms ? Pourquoi survivais-je à chaque offensive ? Pourquoi les hommages s’allongeaient dans d’intarissables éloges et hyperboles ? Tout dépendait du point de vue, néanmoins, puisque nos commandants se targuaient de chacun de nos succès. Ils disaient que la guerre nous rapprochait !

Sauf que c’était le contraire. Mes amis s’éloignaient chaque jour. Remporter des batailles n’épanouissait pas, ne soulageait pas, et allégeait moins encore notre conscience. Unis par nos ressemblances, séparés par nos ressemblances… Pour un avenir que nos supérieurs communs délimitaient.

Un jour que nous pensions avoir un peu de répit, Jalode invita une vingtaine d’entre nous à la suivre. Et qui appela-t-elle ? Mon unité, évidemment ! Bien que beaucoup ne répondissent pas présent, dont Lisime, de plus en plus en retrait. C’était comme si ma tante désirait que j’assistasse à tous les évènements primordiaux… Au centre d’un bosquet de chênes, en l’occurrence. Là où nous n’escomptions trouver personne… Mais cela pouvait être une embuscade ? Quel motif justifiait un si petit détachement en territoire ennemi ?

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