Chapitre 2 : Offensive (1/2) (Corrigé)

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« Fuyez, chers amis, la fin est proche ! Des pays s’agrandissent, d’autres se détruisent, bientôt il ne restera plus rien de notre monde ! Dans le ciel étoilé se rapproche une invisible mais pernicieuse menace… Cette traînée lumineuse bleuâtre annonce sans équivoque l’anéantissement de notre civilisation ! D’aucuns prétendent qu’il s’agit de quelque objet lointain que notre étoile réchauffe, et que cette queue correspondrait à du gaz et de la poussière, mais ce ne sont que balivernes ! Écoutez la voix de la sagesse et réfugiez-vous tant qu’il en est encore temps, sinon vous périrez comme les autres naïfs !

Tirade du faux prophète Doheim (1347 AU – 1387 AU), mort d’une chute de falaise accidentelle après avoir tenté d’observer la comète Serolb.

Nous avions traversé la frontière. Nous nous étions engouffrés dans les entrailles de la forêt. Un vent nouveau soufflait autour de nous : le monde s’apprêtait à changer. Et nous en étions conscients.

Quelques filets de lumière blafarde coulaient le long du versant depuis lequel nous guettions l’ennemi. Il était difficile d’entrevoir le radieux ciel sous cette dense canopée, toutefois, des flaques brunâtres reflétaient des onces d’éclats dorés. D’un vert puissant brillait le feuillage des cèdres, d’une intensité pareille à celle des halliers. Au creux de la sylve s’enfouissaient les profondeurs de l’inconnu, invaincue aurore d’une clairière à proximité, illuminée de nitescence. Sous la végétation amoncelée s’insinuaient des fanges, comme nos foulées sur le sol spongieux l’indiquaient. Nous ne sentions rien sinon le fond boisé. Nous ne touchions rien sinon la poignée de notre arme.

Nos oreilles, au contraire, vibraient à chacune de nos impulsions. Au loin retentissaient grognements et couinements du gibier local tandis que troglodytes et circaètes entamaient leur envol. Étaient-ils mus par un quelconque instinct ? Peut-être se réfugiaient-ils dans un endroit plus sûr… Ici nous ne serions point dérangés. Tout était placide. Trop placide.

Notre formation était prête. Une paire de généraux, une quinzaine de commandants et une trentaine de sergents s’alignaient en contrebas, parés à tonner leurs instructions. Derrière eux dominaient les hardis fantassins au bouclier brandi que côtoyaient les lanciers. Archers et arbalétriers de tous les grades jalonnaient l’arrière-garde par centaines. Et le reste ? Nous, bien sûr… Les fantassins dont les mains frissonnaient au détour de notre lame. Anciennes recrues au centre d’une troupe aux aguets. Pourtant, de là où nous étions, nous disposions d’une vue parfaite sur l’ennemi… La largeur de cette clairière, intruse dans cette dense forêt, y aidait beaucoup, tout autant que notre position, au sommet d’une pente.

Notre premier heurt avec les Ridilanais. Nul ne pouvait prédire si cette impression était la bonne…. Femmes et hommes à la silhouette fuselée en exact contraste avec nous, portant des armes similaires aux nôtres. Mais ils étaient enveloppés dans une pénombre où rayonnait leur pâle figure dénudée d’expression. Étaient-ils vraiment des soldats ? Alors pourquoi se vêtaient-ils d’une tunique anthracite aux manches pendantes ? À peine leurs brassards, épaulières et jambières consolidaient leur équipement !

Mes camarades semblaient n’en avoir cure. Il n’appartenait pas à notre grade d’examiner l’adversaire pour mieux le connaître. Certains détails se révélaient pourtant flagrants ! Ne fût-ce que leur nombre étrangement réduit, ou encore l’excessive légèreté de leur équipement ! Non… Mes alliés tressaillaient, de crainte ou d’excitation, je ne savais le confirmer. La bataille allait débuter. Elle était face à nous, proche, inévitable. Par-delà notre heaume se déployait notre vision réduite que nous parcourrions d’ici quelques instants.

Denhay fit un pas d’engagement sans l’accord des généraux. Ma tante ne répondait pas présente, bien sûr… Le commandant, dans un ultime sursaut, s’opposa à l’avis de tout un chacun, cédant ses lances contre ses mots.

— Vous pouvez encore renoncer ! proposa-t-il. Un accord de paix peut être établi sans effusion de sang !

— Qu’est-ce que tu nous chantes, Denhay ? tança Vimona. Ces barbares ne comprennent même pas ce que tu racontes ! La guerre a déjà commencé sur d’autres fronts, elle ne fait que continuer ! Débarrassons-nous d’eux !

Un contretemps. Un faible, minuscule contretemps. La bataille était lancée sous l’injonction de la majorité de nos supérieurs.

Nous dévalâmes la pente à une vitesse ahurissante. Des mois de planification, de réflexion et d’entraînement pour s’abandonner à une escarmouche sans stratégie ! Nous nous ruions vers les Ridilanais, arme au poing, bandant notre volonté, abandonnant notre âme. Nous n’étions plus. Nous n’étions qu’un. À hurler jusqu’au zénith. À se laisser cornaquer par nos appétences. Idéaux entremêlés sur une peinture aspergée d’impuretés, à quoi aspirions-nous ? Ne plus réfléchir… S’abîmer dans l’instant et l’instinct. Il fallait lutter à tout prix.

Et ce fut le fracas. Un tel choc s’enfouit dans les interstices de la terre, transmit des ondulations jusqu’aux arbres. Les armes s’entrechoquèrent, les cris doublèrent de véhémence. Un mur de boucliers se déploya pour repousser nos opposants, soutenus par nos supérieurs. Parades et ripostes brouillèrent ma vue tant elles s’enchaînaient, partout, en permanence. Où était notre place si nous peinions à apercevoir le combat ? Jamais je n’en avais appréhendé un de mon existence et voilà que je m’y retrouvais secouée, projetée, éjectée ? Bientôt gicleraient les coulées de sang. Bientôt chuteraient les têtes des premières victimes. Bientôt des soupirs las empliraient le vide de ce champ.

Comment se repérer ? Comment progresser dans cette mêlée ? Je levai mon épée et frappai contre l’homme le plus proche à portée. Tout juste bloqua-t-il, emporté dans l’élan héroïque de Lisime au sourire mitigé. Elle qui bataillait avec Kolan s’assurait que nul ne pénétrait leur garde, jetant une œillade de temps à autre. Je voyais Rohda décapiter plusieurs adversaires d’une seul geste. J’observais Vandoraï, Ilza et Hintor pénétrer les gardes ennemies avec aisance. Je percevais les flèches de Kiril. Je contemplais Maedon, Denhay et Ashetia consolider leurs subordonnés. J’examinais Shimri mouliner de son épée malgré elle. Je percevais Sermev et Brejna pourfendre l’adversité avec une aisance terrible. Mais je ne me considérais pas…

Le monde défilait et tournait dans un assourdissant tintamarre ! Alliés et ennemis se confondaient dans leurs taillades couplées d’éventrement, dans leurs sinistres débordements, dans leur peur en tremblement.

Une vingtaine de Ridilanais était déjà tombée lorsqu’un soldat d’âge moyen, l’air dédaigneux, pointa son épée ensanglantée vers un ennemi étalé à terre.

— C’est ça, le grand danger contre notre civilisation ? se moqua-t-il. Pathétique ! Ils savent à peine tenir une épée. Parfait, la guerre est déjà ga…

Pas un gémissement ni un murmure. Sitôt enhardi qu’un rayon lumineux avait transpercé son plastron. Notre camarade s’effondra devant nous, et nos bouches s’élargirent, et nos yeux s’ouvrirent dans l’horreur du moment.

— Des mages ! hurlèrent nos alliés. Ce sont des foutus mages !

C’était donc cela… Une force embusquée dans l’air humide. Tout ce flux qu’on croyait dispersé se conglobait en réalité autour de nous ! Alors le voile invisible se dissipa et des centaines des mages émergèrent sur les flancs, des lueurs ardentes brûlant depuis leur rétine . Ce que nous appréhendions se situait bien au-delà des rumeurs ! Des volutes de magie saturèrent l’environnement avant de converger vers leur paume déployée ! Aucune pitié ne se transcendait de leur gestuelle.

— Réfugiez-vous ! beugla un commandant. Ils vont riposter !

Trop tard ! Nous étions cernés…. Un froid implacable s’abattit sur nous. Telle une brume gelée qui s’instillait dans nos veines, des rayons nacrés jaillirent de leur main. Ciel… Nos équipements ne devaient pas s’empêtrer dans le blizzard ! Déjà des engelures s’insinuaient par-delà nos vêtements, chocs isolés mais ciblés. Les troupes les plus proches de ces renforts cachés en pâtissaient le plus…

Une goutte effleura mon front. Par dizaines elles s’écoulèrent de notre heaume à nos bottes ! Telle une vague dévastatrice qui se déversait de toute part, nous étions comme inondés ! Si seulement nous n’hurlions point autant, si seulement ce déluge ne limitait pas la profondeur de notre vision, nous aurions perçu leurs murmures ! De flux en flot ils domptaient l’averse d’un claquement de doigts !

Un roulement de tonnerre gronda. Moult nuages scintillaient et fulguraient tandis que nous cherchions une échappatoire. Soudain un arc fendit la voûte grisée, éclat parmi des milliers, intense résonnance reliant ciel et terre. Et des jets de foudre éblouirent de toute leur coruscation ! Ils savaient que le métal des armures la transmettrait… Éclairs bleutés et ambrés fauchèrent des soldats l’un après l’autre, sans qu’ils comprissent ce qui leur arrivait !

La chaleur s’étendit peu à peu, comme des braises qu’une volonté ravivait. Bien des jets incandescents s’embrasèrent pour nous atteindre, nous consumer, nous calciner ! Quelles étaient ces flammes poignant des yeux des victimes ? Pourquoi être entraînés dans de telles conditions pour se heurter à la réalité ? Nous devions nous sauver de cette calamité ! Esquiver, se sauver, contre-attaquer ! Difficile de puiser une quelconque ardeur quand le monde entier s’incendiait à perte de vue.

— Pitié…, implora Maedon dans le tumulte général. Ne les laissez pas gagner ! Nous sommes le dernier rempart ! Jamais nous ne cèderons ! Nous nous battons pour ramener la lumière !

Où allait notre commandant ? Je tentai de le suivre, en vain. Bousculée de partout, à peine me soustrayais-je des assauts tant ils pleuvaient à foison ! C’était un miracle si je ne subissais pas de plein fouet le courroux de nos ennemis. Impossible de progresser si de telles vagues bloquaient la voie… Alors que Maedon, soutenu de sergents tels que Rohda, Gamreth et Dalim, s’élançaient sans une once de flottement. Qu’importaient les tempêtes, les sphères de flamme, les jets de glace, ils trancheraient dans le vif pour nous !

— Ne vous lancez pas dans un assaut désespéré ! somma Ryntia contre les échos du tonnerre et de l’averse. Si vous voulez sauver un maximum des vôtres, adoptez une stratégie défensive !

Ils n’obtempérèrent pas. Ils n’avaient aucune raison de leur accorder ce plaisir. Des adversaires traçaient par centaines ce champ de lutte. Tout juste nous gratifiaient-ils en rechargeant leurs sorts ! Une limite existait… palpable, tangible, bien au contraire de l’arme aux ripostes restreintes.

Survint la rétorsion contre les assauts chromatiques. Une perspective dans le brouillard ! Des valses de flèches s’inclinèrent, perceuses de brise et de canopée, et s’abattirent sur eux en un clin d’œil. Des douzaines de nos opposants chutaient pour de vrai, attirés par l’appel du destin. Pas de quoi se pâmer, cependant ! Je l’apercevais aussi mal que je parais les offensives à proximité….

Une dense aura nous enveloppa. Je clignai, frottai mes paupières saturés de suie et constatai : une protection tantôt hyaline tantôt dorée ! De vives étincelles jaillissaient chaque fois que projectiles et lames les collisionnaient. Était-ce l’ombre de l’infortune qui assaillait nos âmes meurtries ?

— Que… Que se passe-t-il ? questionna Lisime, tremblant comme jamais. C’est comme si la situation échappait à notre contrôle !

— Ainsi les choses devaient se dérouler…, songea Kolan.

Si nombreux à s’acharner, à rejeter la fatalité, nous-mêmes y avions cédé ! Maedon avait beau s’obstiner, aucune de ses taillades ne détériorait l’égide des Ridilanais. Signes et appels désespérés ne comblaient guère cette brèche qui se creusait entre attaquants et défenseurs. Ashetia, l’épée levée, héla ses compagnons sous un cri de rassemblement.

— Dressez un mur de boucliers ! Priorité aux blessés, ils doivent être protégés quels que soient les sacrifices !

Inclinant sa lame, Ashetia bondit hors des lueurs d’un jet de feu et rejoignit Denhay. Tous deux rythmèrent leur danse des armes à la montée des boucliers, fortifiés par les lanciers, raffermis par nécessité. C’était le rempart tant souhaité, celui derrière lequel nous nous réfugions par dépit ! Nos troupes unies, à grands renforts d’exhortations, peut-être pourraient-elles…

Une dizaine de défenseurs s’effondra en une fraction de seconde, le bouclier troué de rayons perçants.

Suivirent des kyrielles de flèches enflammées. La parabole était vicieuse, traîtreuse, porteuse de faux espoirs. Survolant monceaux de vaincus ou d’opiniâtres, elles jonchèrent le sol par-delà nos échancrures. Alors de nouvelles dépouilles emplirent bientôt la déclive. Nul ne pouvait s’esbigner, nul ne savait entamer, nul ne mordrait l’étroitesse glissée dans nos troupes clairsemées !

Soudain un éclair zébra l’air et s’abattit sur un tronc. Crénom… Son ombre s’élargit pendant qu’elle chutait!

— Reculez, sergent ! avertit Vandoraï dans le feu du combat.

Il le tira par l’épaule au dernier moment et tous deux manquèrent de peu de périr sous cet immense poids. Bien d’autres n’eurent pas cette chance… Ce que constata Rohda après avoir esquivé la cible d’un sourcillement.

— Pas ça ! s’égosilla Maedon en s’arrachant des mèches. Justice sera rendue pour cette infamie !

— Commandant, vous avez manqué de crever ! souligna Rohda. On peut pas les écraser, pas maintenant !

— Ta sergente a raison, écoute-la ! appuya Denhay en s’avisant des dégâts.

Où s’arrêtait la fureur de tout un chacun ? Partout on vociférait face à l’impossible, agitant nos bras comme des forcenés, comme si nos sentiments annihilaient tout éreintement ! Sinon comment Brejna et Sermev parviendraient-ils à profiter des moments où le flux de magie se renouvelait ? Maints fantassins tels qu’Ilza et Hintor fendaient les crânes des mages non protégés ! Même Shimri se consacraient à ce devoir quand elle ne nous jetait pas un coup d’œil plein de sens…

Nous en découdrions bien longtemps. Lisime, Kolan et moi étions pareils à eux : désemparés, âmes désorientées contre l’adversité ! Ainsi maniais-je mon épée à l’instar de mes partenaires de toujours… Parfois je reculai, souvent j’estoquai, rarement mes tressaillements m’ankylosaient. J’allais là où ils combattaient. Je luttais là où ils se dirigeaient. Et mon fidèle pinceau se teinterait de vermeil coulant, une peinture qui ne s’effacerait pas de sitôt.

Tandis que mes muscles couinèrent contre les impulsions de mon corps, tandis que je progressais entre contus et trépassés, je brandissais le symbole de ma destinée. Et j’esquissais mon nom à l’encre écarlate : Denna Vilagui, soldate de l’unité quatorze, défenseuse de sa patrie. Survivante malgré elle.

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