Chapitre 5 : Délégation d'étrangers (2/3) (Corrigé)

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Commandants et sergents se tenaient à la tête de notre groupe. Pourquoi Rohda restait aussi proche de Maedon, était-elle mue par un quelconque instinct protecteur ? Denhay, lui, avait les épaules relâchées et une jambe pliée, bien loin de la raideur qu’il affectionnait d’ordinaire. Ryntia Ereni s’était placée devant eux, mains croisés derrière le dos. Ses franges châtaines striées de gris suffisaient à la distinguer parmi les siens. Même si sa carrure mince plaidait peu en sa faveur, une véritable aura émanait de sa posture, de son gambison boutonné rouge et noir, de sa lame effilée maintenue sur sa sangle en cuir. Ses intentions étaient sans équivoque… Sinon elle ne se serait pas positionnée à hauteur de notre générale.

— Bienvenue à vous ! accueillit la commandante. Voici la délégation tordwalaise, ma générale. J’espère ne pas vous avoir déçue.

— Tes décisions sont toujours judicieuses, complimenta Jalode. Ces guerriers constitueront une force de frappe non négligeable.

— À condition qu’ils s’adaptent à notre mode de vie et à notre façon de faire, se permit Maedon à mi-voix. Je ne doute pas de leur bonne volonté, mais…

— Imagine toutes les terres qu’ils ont traversées juste pour nous ! Si j’avais besoin de ton avis, je te l’aurais signalé, Maedon. Indique-moi plutôt qui dirige cette troupe, Ryntia.

Nul besoin de reconnaître leur chef, il se présentait de lui-même. Un vieil homme à la chevelure opaline et aux moustaches pendantes paradait par-devers nos supérieurs, profitant de son gigantesque marteau de guerre et de son gabarit râblé. D’instinct, Ryntia se plaça en face et l’imita : poing contre poing, tête contre tête, si déstabilisant ! Mais les autres combattants tordwalais lui sourirent, donc ce geste devait être volontaire.

— Le salut de leur pays, précisa Ryntia. Une manière de prouver leur force et leur résistance, une marque de respect pour ceux qui y arrivent sans broncher. C’est toujours bien de se renseigner sur ces aspects pour mieux se familiariser avec le peuple.

— Si tu le dis…, estima Jalode. Tu es la meilleure en stratégie et gestion d’infanterie. Mais je préfère lui parler normalement, sans utiliser mes poings pour m’exprimer.

— Attendez, générale ! rétorqua Denhay. C’est mon rôle de négocier, non ?

— Il ne s’agit pas de négociation. Je vais juste dialoguer avec cet homme, de chef à chef. Tu ne revêts aucune utilité pour l’instant.

D’un grognement le commandant cessa toute contestation. Il se disposa en retrait à l’instar de ses homologues. Ainsi ma tante se mettait mieux en valeur… Elle tendit sa main au chef des guerriers, lequel se pencha avec perplexité avant d’enserrer sa paume. Ce fut une authentique lutte de puissance ! Ils se fixaient continûment, sans lâcher l’emprise, contractant davantage les doigts à chaque impulsion de l’autre. Et ils dissimulèrent toute douleur ce faisant.

— Je suis fière de vous recevoir sur nos terres, salua la générale. Ma commandante Ryntia vous a déjà mentionnée. Guerrier Dalim, si je ne m’abuse ?

— C’est bien moi, confirma le chef, cherchant un peu ses mots. J’ai formé beaucoup de ces combattants, comme s’ils étaient… Comment vous dites ? Mes fils et mes filles ?

— À peu près. Je suis la générale Jalode Nalei, et voici trois de mes cinq commandants : Ryntia Ereni, que vous connaissez déjà, Maedon Farno et Denhay Restel. Les deux dernières reviendront bientôt.

Ryntia ayant déjà effectué le salut, Maedon et Denhay esquissèrent une révérence, faute de mieux. Dalim s’intéressa néanmoins à Rohda… Pire, il la dévisagea d’un air inquisiteur, exactement ce qu’elle cherchait à éviter ! Une odeur sèche flottait autour de nous, semblait-il.

— Qui est cette soldate ? questionna-t-il.

— Rohda, sergente de l’unité quatorze ! répondit notre supérieure.

— Tu es impressionnante… Même les plus grands de notre pays ne sont pas plus grands que toi ! J’ai un peu de mal à comprendre vos grades… Mais pourquoi tu n’es pas commandante ?

— Parce que la brutalité ne fait pas tout ! morigéna Maedon. Rohda est une force de frappe bien utile, mais on ne gagne pas une guerre avec des muscles. Pourquoi avons-nous des négociateurs et des stratèges dans nos rangs, selon vous ?

— Dois-je me répéter ? vitupéra Jalode. Ferme-la sinon sa volonté se réalisera.

Notre commandant se plaça davantage en retrait… Sitôt fait, un sourire resplendit dans le visage de ma tante tandis qu’elle évaluait les guerriers tordwalais.

— Notre entraînement est loin d’être fini, expliqua-t-elle.

— Le leur non plus, spécifia Dalim. Pas plus de vingt-cinq ans, ils veulent tous se rendre honneur. Autant se battre pour une bonne raison. Sans s’attaquer à un empire millénaire, je veux dire.

— Vous peinez à vous exprimer en Langue Commune. Il s’agit d’une condition nécessaire pour s’intégrer au pays de Carône, surtout dans son armée. Mais je respecte votre effort. Quel est le niveau de vos guerriers ?

— Les miens ont un peu de mal, ils préfèrent la langue des armes, plus efficace et directe. Ceux ramassés en chemin, par contre… Ils ont l’air de mieux se débrouiller.

— Nulle nécessité d’énoncer ses propos comme un nanti pour appréhender notre langue. Des rudiments suffiront, inutile de se vautrer dans la complexité.

— Vous pouvez répéter ?

— Assez perdu de temps. Installez-vous donc, nous avons réservé de la place. J’espère que les vôtres ne seront pas importunés s’ils partagent leur chambre avec nos soldats.

— Aucun souci… Tant que vous les traitez comme des soldats et non des mercenaires.

L’union se scella à cet instant. Des Tordwalais se joignaient à nous pour un conflit dont les motifs devaient leur paraître encore plus flous… Nous nous confondions dans un objectif commun, partagions notre même jeunesse pour s’exercer contre un ennemi invisible. Bientôt nous lèverions l’arme ensemble.

Cependant, à mesure qu’ils s’adaptaient à notre camp, j’avisais des comportements assez disparates. Des commentaires volaient par murmures, opinions dissimulées sous une kyrielle de saluts et de louanges. Au-delà de l’hospitalité sillonnaient aussi des âmes entraînées contre leur gré. Cette jeune femme, là-bas… Elle se débattait tout en hurlant ! Sans doute lâchait-elle des injures, mais sa langue différait de celle des Tordwalais. Puis les mots distordus se clarifièrent et se singularisèrent.

— Lâchez-moi ! supplia-t-elle. Vous m’avez menti ! Vous ne m’obligerez pas à me battre pour vous ! Laissez-moi partir !

Une guerrière tordwalaise tenta de l’agripper, en vain. De l’écume semblait sourdre de la bouche de la dissidente ! Bramant à tue-tête, la jeune femme mordit son poignet jusqu’au sang et s’enfuit à vive allure. Des centaines d’yeux se ruèrent vers cette silhouette désespérée, elle qui était décidée à franchir tout rempart pour s’échapper !

— Archers ! somma Denhay. Empêchez-la de partir !

Il voulait l’abattre ? Depuis quand un négociateur prenait de telles décisions ? Nous fûmes une vingtaine à s’élancer à sa poursuite, Tordwalais compris. Pourtant l’archer décocha tout de même un trait qui se planta juste devant ses pieds ! Paralysée, déboussolée, encerclée, la jeune femme s’évanouit. Prisonnière de nos volontés…

Jalode colla un poing à Denhay.

— Pauvre idiot ! insulta-t-elle. Tu veux gaspiller l’alliance que nous nous sommes évertués à construire ?

— Ce n’est pas sa faute, dit Dalim. Cette femme n’est pas des nôtres et ne voulait pas devenir soldate. Que devons-nous faire d’elle ?

— La question ne se pose pas. Contre un adversaire comme le Ridilan, toute personne, même involontaire, même inexpérimentée, doit se joindre à nous ! Nous trouverons des arguments pour la convaincre, ne vous en faites pas.

— Si c’est votre souhait. Bonne chance pour dompter un esprit rebelle.

Était-elle forcée de subir ce destin ? Elle n’exhibait pas une allure guerrière au contraire des Tordwalais… Son teint de peau basané ressortait et ses cheveux châtains foncés étaient plus lisses. C’était une personne à la silhouette fuselée et de petite taille comme j’en avais trop vu… Elle était vêtue d’un fourreau beige aux amples bretelles sur lesquels fils d’or et broderies s’associaient. De là où elle se situait, étendue sur le gravier, je respirais un bien étrange parfum. Elle en avait aspergé sur ses longues mèches malgré la longueur du voyage ?

— Je vais l’emmener, décidai-je.

— Où ça ? fit un soldat. Elle ne veut pas rester ici, c’est clair.

— Elle s’est évanouie ! Il faut vérifier si elle va bien ! Je la porte jusqu’au médecin !

Ce qu’on me lorgnait avec distance ! Que se passait-il ?. À vent de face, contre le zénith, je me dressais envers et contre tout ! Peut-être qu’ils la considéraient comme un empâtement, je n’en avais cure ! Ils avaient beau m’importuner, s’interroger sur mes actes, je n’allais pas revenir sur ma décision.

Telle était la fresque où je crayonnais un semblant de choix… Personne ne me suivrait si je les rejetais tous ! Encore une fois je traçais seule mon chemin, ignorant les insistances d’autrui… Même Lisime et Kolan qui s’enquéraient par signes des raisons de ma conduite. Même mes supérieurs qui me jugeaient à chacun des pas. La paix me rejoignit dès que je me rapprochai du bâtiment, au mépris du lourd regard de ma tante.

— Laissez-la s’occuper de cette fuyarde ! conseilla-t-elle. C’est sa responsabilité, maintenant. Aidez plutôt les volontaires à s’installer dans ce camp et à déposer leurs montures aux écuries !

Et je les abandonnais à leur devoir pendant que je me dirigeais vers ma propre voie.

Sauf qu’on me privait de mon intimité… Un coup de vent et la porte déjà fermée claqua derechef derrière moi. Nalionne s’incrustait sur un chemin auquel elle n’appartenait pas, armée de sa fidèle plume et de son ouvrage à remplir. Sur la pointe des pieds, la scribe se penchait pour constater ce qu’elle savait déjà : l’étrangère était toujours inconsciente.

— Voilà un passionnant récit à relater ! s’écria-t-elle.

— Qu’est-ce que tu racontes ? grommelai-je. Et pourquoi tu m’as suivie, d’abord ?

— N’est-ce pas évident ? Denna Vilagui, recrue prometteuse, secoure une femme dans le besoin ! Faisant front à l’autorité, elle la transporte courageusement pour s’assurer de sa santé ! Quelle sera la suite ? Va-t-elle nouer une solide amitié ?

— Tu idéalises une décision que n’importe qui aurait pu prendre ? Puis, quitte à t’immiscer dans les moindres détails… Préciseras-tu les hurlements qu’elle poussait quand elle luttait pour sa liberté ? Incluras-tu la partie où un archer a failli la percer d’une flèche quand elle essayait de reconquérir cette liberté ?

— Ce que tu peux être rabat-joie, Denna ! Tu penses que ta version des faits prévaut sur la mienne ?

— J’aurais juste dû m’y attendre… Et si tu allais plutôt narrer comment les Tordwalais s’installent ?

— Pourquoi pas, j’aurais tout le temps de me rattraper plus tard ! Bonne chance, Denna !

Elle était si… lunatique ! Nalionne s’en fut aussi vite qu’elle était venue. Au moins étais-je débarrassée d’elle, pour le moment. Ne me restait plus qu’à traverser tout le couloir et à atteindre la pièce des guérisseurs, en face de laquelle officiait notre chère générale… L’endroit approprié, en somme.

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