Chapitre 5 : Délégation d'étrangers (1/3) (Corrigé)

9 minutes de lecture

« Denna, ma chérie,

Voilà un mois que tu es partie. Je n’ai pas les mots pour te dire combien tu nous manques. Je n’ai pas réussi à peindre un nouveau tableau : chaque fois que je tente, je t’aperçois sur la fresque, silhouette proche et lointaine d’un fond inaccessible. Seules les couleurs de mes larmes imprègnent ces œuvres inachevées… J’ai présenté la nôtre aux autres peintres de la capitale, tous étaient impressionnés par sa précision et son esthétisme. Denna, tu es une future virtuose, une artiste en devenir, par pitié, reviens-nous !

Parce que nous nous inquiétons pour toi. Nous avons essayé d’obtenir une entrevue avec notre reine pour entendre sa version, elle a refusé sans se justifier. J’ai essayé de prendre contact avec ta tante pour venir te voir, elle n’a jamais répondu. Alors nous t’envoyons cette lettre en espérant une réponse au plus vite.

Nous nous inquiétons aussi pour l’avenir du pays. Le peuple est divisé : faut-il craindre cet ennemi lointain ou nos propres dirigeants ? L’armée enlève des jeunes par milliers, parfois en les forçant, parfois en les gavant de grands idéaux. Ils utilisent un procédé classique pour les persuader : déshumaniser l’adversaire pour mieux le massacrer. Par pitié, ne tombe pas dans ce piège, Denna. Crieurs publics, rumeurs et affiches ne racontent que des calembredaines. Aussi chagrinée que je fus après le décès de ton cousin, je pense qu’aucune propagande n’apaisera son âme.

Une manipulation se cache derrière ces discours, c’est indubitable. On nous a annoncé, trois jours plus tôt, la mort du conseiller Dengar Brehalt, d’une chute de cheval dit-on. Je n’y crois pas. Il était un cavalier réputé et il n’aurait jamais pu décéder de la sorte. Même si je ne l’ai que très peu fréquenté, il était un pacifiste reconnu, et son trépas si soudain ne relève pas de la coïncidence. Qu’on ne vienne pas critiquer les empires tyranniques si les pays soi-disant éclairés recourent aux mêmes méthodes… Sinon la pensée unique dominera.

J’imagine combien la vie de militaire est différente… Et ta tante doit être rude, fidèle à elle-même. Peut-être que les autres sont sympathiques avec toi, après tout, tu n’es pas la seule à être présente contre ton gré. Pourvu que l’entraînement ne te transforme en quelqu’un d’autre… ou quelque chose d’autre.

Donne-nous rapidement de tes nouvelles. Nous t’aimons de tout notre cœur,

Caprilla et Hyré Vilagui »

Dix minutes que j’étais installée sur mon lit, à relire cette lettre en boucle. Aucune réponse ne s’affichait sur cette encre noire imprégnée sur ce fond blanc. Phrases et sous-entendus s’entremêlaient dans ma tête d’où il était impossible de tirer une unique interprétation ! Tant de sujets abordés et je ne parvenais à en digérer aucun !

Je ne savais pas quoi répondre ni comment appréhender cet amalgame de réminiscences et de craintes. Une solution évoluait sans que j’y assistasse. J’étais séparée de mes modèles, de mes tuteurs, de mes géniteurs, observant tout derrière une fine lucarne. Dans la cour résonnait l’intarissable rappel des victimes de ce système… Plus personne n’avait été jeté sur le gravier, mais cela reprendrait dès la fin de notre répit. On n’arrêtait jamais de se conformer.

Je ne progresserais pas en me claquemurant dans le silence de ma chambre ! Mes parents avaient besoin d’être rassurés, non de se morfondre davantage ! Sauf que ce dernier cas se produirait si je privilégiais l’honnêteté… Même ici, cloîtrée entre des barricades, il existait peut-être un moyen d’esquisser ma propre destinée.

— Alors, comment vas-tu, copine ? lança Lisime.

Une entrée aussi fracassante relevait du don ! Mon amie éclipsait complètement Kolan, lequel lui emboîtait le pas sans conviction. Et il s’effaçait encore dans la chambre, lieu de confort où il ne prenait pas ses aises, tandis que Lisime se pencha vers moi, tout feu tout flamme.

— Tu as dû partir en vitesse à cause de ta lettre reçue, se rappela-t-elle. Ce sont tes parents, n’est-ce pas ? Ils veulent prendre de tes nouvelles, je suppose ?

— Exactement, confirmai-je à mi-voix. Mais c’est une longue lettre qui raconte beaucoup… Je ne trouve pas les mots pour y répondre. Les temps changent et j’ai l’impression de ne rien percevoir depuis ce camp.

— Au moins tu as une famille pour se soucier de toi, s’affligea Kolan. Ce n’est pas le cas de tout le monde…

— Kolan ! gronda Lisime. Par pitié, ne…

— Je sais. Tu ne veux pas me supporter plus longtemps. Je vais t’épargner ce supplice pour un moment, m’allonger comme un pleutre pour fuir les problèmes de ce monde, ne serait-ce que pour une heure.

— Hein ? Mais ce n’est pas ce que je voulais dire ! Et tu vas encore dormir avec ton uniforme dans lequel tu as transpiré ?

— Plus rien n’a d’importance, désormais…

Ignorant les admonitions, guidé par son abattement, le jeune homme s’allongea à notre grand dam. Et en quelques secondes il s’immergea dans ses rêves… Rien n’indiquait qu’il s’y portait mieux, bien que ce fût probable. Sur la surface qu’il peignait s’étendait une terne gouache qui impacta Lisime jusqu’au cœur.

— Pourquoi je n’y arrive pas ? se découragea-t-elle. Mon but est de redonner le sourire à tout le monde ! Kolan est récalcitrant… Il a des raisons de l’être, d’accord, mais si je lui tends assez la main, si je lui montre la lumière à suivre, peut-être sortira-t-il de son pessimisme !

Soudain une moue rutilante émergea sur sa figure, comme si le geste avait suivi les pensées. Elle s’élança sur son lit : alors qu’elle s’accrochait à sa couverture, ses jambes oscillèrent juste à côté de moi. Elle risquait de me donner un coup involontaire ! Mais ce fut un peigne en bois qui tomba sur ma tête. Qu’est-ce qu’elle fouillait, au juste ?

Le mystère fut aussitôt résolu. Lisime atterrit avec grâce sur le sol, sourire suspendu, une étrange boule calée dans le creux de sa main. Une sphère écarlate et élastique dont j’ignorais l’utilité ! Rectification : mon amie allait soulever mes interrogations.

— Et si je te rendais ta joie ? proposa-t-elle. Tu n’es pas la plus optimiste non plus… Aldo n’est pas très discret, figure-toi ! J’ai encore remarqué la manière dont il te contemplait.

— Que… Qu’est-ce que tu racontes ? demandai-je, ma tête s’inclinant vers le bas.

— Oh, mais tu rougis ! Pas très discrète pour refouler tes sentiments, ma petite Denna ! C’est assez flagrant quand on connait ce type de regards… Bon, aucun de la sorte n’a jamais été dirigé vers moi, mais j’en sais tout de même un peu !

Aussitôt Lisime devint l’effigie à laquelle elle aspirait : genou fléchi, bras levé, elle exposait cet objet comme une fierté.

— Voici une belle invention des mages ! loua-t-elle. Cet outil présente bien des avantages dans la vie… plus privée, disons. Elle a pour propriété d’absorber un liquide et le transformer sous forme de flux magique qui se dissipe dans l’air.

Je haussai les sourcils. Jamais je n’avais entendu parler d’un tel outil, ou bien il avait été mentionné autrement ! Les mages restaient discrets à Vauvord par surcroît… Ils devaient s’exporter pour exprimer leur plein potentiel, sinon ils seraient plus nombreux à s’enrôler dans l’armée.

— Il a d’abord été utilisé comme moyen de contraception, reprit Lisime. Moi, je m’en sers pour mes menstruations : il aussi pour effet de dissiper la douleur ! Et ça m’est aussi utile quand j’essaie de me faire plaisir sans partenaire.

— Euh…, balbutiai-je en me dérobant de son contact visuel. Quel genre de plaisir mentionnes-tu ?

— Ne fais pas ta timide ! Tout le monde a essayé, mais à Vauvord, vous êtes plus puritains, surtout parmi la noblesse. Pas étonnant que vous ne vouliez pas en parler !

— Lisime… Parfois, j’entends ton lit trembler pendant la nuit. Ne me dis pas que c’est à cause de…

— Ah, oui ! Je devrais apprendre à être plus discrète. Mais je dois bien compenser… Je n’ai jamais réussi à garder mes partenaires longtemps, je ne sais pas pourquoi.

— Tu ne m’as jamais évoquée tes aventures amoureuses…

— Avouons que ce ne sont pas mes meilleurs exploits ! Mon dernier fait remonte à trois mois. J’avais rencontré un beau garçon dans une taverne. Alors, après avoir dégluti une petite dizaine de bières brunes, j’ai tenté une approche. Et ça a bien marché, j’ai même réussi à aller chez lui ! Mais quand on est arrivé dans sa chambre, je me suis écroulée de fatigue jusqu’au petit matin. Il m’a ensuite chassé de sa demeure, prétextant que j’avais profité de son état d’ébriété. Un bon sujet de moqueries parmi mes amis !

— Oh… Je ne savais pas. Tu as su t’en remettre ?

— Moi ? Bien sûr, ce n’était qu’une histoire d’un soir ! Sinon il y avait aussi…

Lisime se tut d’elle-même. Elle aurait poursuivi des minutes durant si échos et foulées n’avaient pas retenti le long du gravier. Cela se répercutait avec tant de puissance qu’on le percevait même avec vitre fermée ! Ensemble nous observâmes une arrivée hors de l’ordinaire.

Un tableau mobile s’ébauchait juste devant nous. Au-dessus d’une quarantaine de chevaux flottaient des bannières sur lesquelles un motif inconnu apparaissait : une lame courbe insérée entre le haut azur et le bas bis. Quel pays ce drapeau représentait-il ? J’étais certaine de l’avoir déjà vu quelque part ! Surtout que les cavaliers, entourés de quelques personnes à pied, dénotaient un certain exotisme.

Des individus à la peau ébène, aux cheveux sombres et drus, se paraient d’une tenue en soie ocre ou écarlate s’étendant jusqu’aux genoux. Et leurs protections en bronze camouflaient les foulards bigarrés enroulées autour de leur cou… Ils étaient de grande taille, et peut-être le seul peuple à allier l’élégance de la minceur à la fierté de la robustesse ! Mieux valait ne pas les importuner, compte tenu de la dureté de leurs traits et de la sévérité de leur regard. Ils portaient des cimeterres ou des marteaux de guerre, bien mieux armés alors que nous n’étions pas encore soldats !

— Tu entends, Denna ? fit remarquer Lisime. Nous ne sommes pas les seuls curieux à les avoir aperçus ! Allons les saluer comme il se doit !

Avant d’emprunter la porte, ma consœur s’accroupit à côté de Kolan et le secoua vigoureusement. Ce fut un réveil abrupt pour ce pauvre jeune homme qui bailla à s’en arracher la mâchoire !

— Encore cinq minutes…, gémit Kolan. Ça doublerait mon temps de sommeil.

— Pas de détour ! exhorta Lisime. Des inconnus sont accueillis au camp et il est de notre devoir de les rencontrer. On y va au sprint !

Kolan s’enroula dans sa couverture. Alors Lisime employa les grands moyens : balançant l’édredon par terre, elle empoigna son confrère et le conduisit dans le couloir d’un puissant coup de pied sur le vantail. Il était extirpé de ses songes tant le sol devait arracher sa peau ! De nouveau, il me fallait suivre le rythme : je m’engageai dans un couloir bondé où couraient des soldats. Était-ce une autre occasion d’être bridée ? Cette fois-ci, le centre de l’attention se situait ailleurs.

On les identifiait mieux de l’extérieur. Parmi ces hommes et femmes issus d’un pays lointain se discernaient quelques exceptions, des visiteurs à la peau moins foncée. Nécessitions-nous l’aide d’autant de territoires ? Les guerriers aux lames courbes dominaient la scène malgré tout, parés à imposer leur présence de gré ou de force. Descendant par les étriers, plusieurs d’entre eux se dressèrent face au soleil, hors de portée des ombres. D’abord ils nous évaluèrent, ou plutôt notre équipement, puis ils accordèrent un œil rapide à notre camp.

Aldo me repéra dès ma venue. J’avais préféré rester en retrait : isolée comme j’étais, il me vit tout de suite. Il s’affubla d’un beau sourire tout en me désignant cette nouvelle troupe.

— Te voilà enfin, Denna ! s’écria-t-il. Tu dois sûrement te demander qui ils sont. Ce sont des combattants Tordwalais, leur réputation n’est plus à bâtir !

— Ah, je savais que ce nom m’était familier ! me rappelai-je. Le Tordwala… Où est ce pays, encore ?

— Loin, très loin ! Par-delà les Terres Arides, au sud de la Mer Ardente, près des frontières de l’immense Empire Myrrhéen ! C’est un honneur de recevoir une telle délégation sachant les milliers de kilomètres qu’ils ont traversé !

— Ils sont venus d’aussi loin… juste pour apporter leur soutien ?

— Parce qu’ils savent que notre cause est juste ! Ils sont des centaines au total, répartis entre les différentes unités. Ici ils sont environ quarante. Tu te rends compte, Denna ? Nous n’avons plus seulement le soutien des pays voisins ! Les guerriers légendaires du Tordwala vont nous aider dans cette guerre !

Aldo racontait vrai sur un aspect : c’était le plus notable attroupement depuis notre arrivée, si bien que Nalionne sondait la scène d’un œil fureteur et immortalisait tout ce qu’elle en jugeait digne. Entre recrues et soldats se transmettaient les mêmes interrogations. Un voyage immobile, à la découverte d’une nouvelle culture, vers des civilisations insoupçonnées… Denna,

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0