Chapitre 3 : Compagnons d'armes (2/2) (Corrigé)

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J’enfermai la poignée de la lame factice dans ma paume, et mes doigts s’enroulèrent tout autour. En face de moi se tenait un supérieur assez patient pour m’habituer à la sensation. L’épée n’était pas lourde, cependant, je la brandissais sans grâce ! De la moiteur émanait déjà de ma main tant j’étais obligée de la resserrer pour l’empêcher de glisser. Rires et moqueries auraient pu retentir aux alentours, sauf que mon cas ne constituait pas une exception.

— Je n’y arriverai pas ! désespérai-je. Je ne suis pas faite pour…

— N’abandonne pas si facilement ! conseilla Maedon. Tu viens tout juste de débuter. La maîtrise du combat est pareille à toute formation : elle nécessite patience et persévérance.

— Nous ne sommes pas égaux face à l’entraînement, commandant… Considérez-vous que j’aie une carrure adéquate pour appartenir à l’armée ?

Maedon se rapprocha de moi, traversa la barrière hiérarchique et posa ses mains gantées sur mes épaules d’un un toucher léger.

— Il n’y a pas de carrure adéquate, me confia-t-il en me fixant avec sérénité. Toute personne peut devenir un bon soldat si elle reçoit un entraînement efficace. Selon moi, les mêmes opportunités doivent être offertes à tous. L’armée ne doit exclure aucun citoyen si elle souhaite les protéger.

— En théorie, oui… Mais en pratique, observez, nous ne pouvons pas être égaux face au combat ! Peu importe combien je m’exerce, votre sergente restera plus robuste que moi !

— Elle est plus costaude que moi aussi, pourtant je possède un meilleur grade. Tu comprends, Denna ? La force brute ne fait pas tout. En réalité, les guerres ne sont même pas gagnées par les armées composées des soldats les mieux bâtis, mais par celles aux meilleures stratégies. Le devoir d’un militaire ne se résume pas au combat : il réfléchit, négocie, élabore des plans et évalue les risques.

— Le discours de ma tante était tout autre…

— N’y pense plus. Je serai celui qui t’apprendra à combattre, Denna. Seules mes instructions t’importeront… Celles de Rohda aussi, mais nous n’y sommes pas encore.

Alors le corps se lia à l’âme pour une figure sans embu, bientôt sous le dynamisme d’un guerrier confirmé. Maedon dégaina son épée en bois avec élégance et la plaça en équilibre sur ses deux mains. Une façon de me la présenter ? L’outil de destruction ressemblait à un joli trait sous cet angle…

— Ceci sera ton principal compagnon durant tout ton périple, décrit-il. À moins que tu veuilles changer d’arme. Elle est le symbole du royaume de Vauvord et par extension de Carône. Voilà pourquoi tant de nos compagnons l’utilisent.

— Sauf votre respect, commandant, dois-je vraiment connaître ceci ?

— C’est nécessaire, oui ! L’épée devient une arme noble entre des mains savantes. Tu dois penser qu’il s’agit d’un objet dangereux… Et tu n’aurais pas tort. Une lame aiguisée peut trancher n’importe quelle partie du corps, et la pointe est capable de percer les armures les plus faibles. Bien des novices se sont coupés les doigts avec, ce dont le quillon est censé nous préserver. Et puisque tu mentionnais la prise en main. La gouttière réduit le poids de l’épée et permet une meilleure maniabilité.

— M’abreuver de ces termes ne m’aide pas à me repérer…

Un sourire resplendit sur la figure de mon supérieur lorsqu’il attrapa son épée de sa main droite, se mouvant avec fluidité.

— Connaître ton arme mais aussi ton corps, poursuivit-il. Même une épée en bois peut infliger quelques blessures, alors une véritable… Presque chaque parcelle de ton être y est vulnérable. Ta tête, ton cœur, ta gorge, et j’en passe. Un coup dans les jambes et tu es immobilisée. Un coup dans les poumons et tu subiras une interminable agonie. Mais c’est aussi valable pour ton adversaire. Tu dois donc adopter la garde opportune.

Une fine brise se découpa sur notre ligne d’entraînement, caressa mes tempes, soutint les mouvements de mon instructeur. Accompagnant ses bras, l’épée traçait la volonté de son porteur, d’abord de bas en haut, puis la lame s’inclina sous une belle esquisse.

— On dénombre cinq gardes principales, expliqua Maedon. Il en existe d’autres mais commençons par celles-là. La médiane, où la pointe avant est un peu redressée, est la plus naturelle mais ne peut être conservée longtemps en situation de combat. La garde basse sert à désarmer l’adversaire tandis que la haute amplifie ta puissance d’attaque puisque tu tires avantage du poids de la lame. Mais ne t’y fige surtout pas ! Tout ton corps est exposé même lorsque tu te tiens de biais.

— Et les deux dernières postures ? me renseignai-je.

— Garde pendante et arrière ! Elles sont bien plus situationnelles… et aussi plus classes, si je puis me permettre. La garde pendante est la favorite de la commandante Ashetia Lateos. Ma préférée, c’est la garde arrière… Principalement parce qu’elle me correspond le mieux. Mais j’ai assez palabré !

Maedon me coula un regard pétri d’assurance avant de rengainer sa lame et de croiser les bras. Une entente trop prolongée m’aurait ankylosée… D’où la nécessité de m’exercer. Sans un son il me dicta ma leçon, si bien que l’arme vola entre mes mains. Comment garantir le maintien ? Peu aisée à manier, cette épée…

Inspirer, expirer. Seuls existaient mon arme et moi. Une part de moi-même devait se transmettre à la poignée, il en allait de mon devoir ! Des sifflements intrus s’y mêlaient, sur le terrain où s’entrelaçaient les collisions du bois et de l’acier. Tout se condensait et s’intensifiait dans ma tête !

C’était une question de concentration. L’énergie voyageait du doigt au bras puis se répartissait sur l’ensemble du corps, détendait les muscles, comprimait les organes. Du pinceau à l’épée se diffusait le nouveau savoir-faire… dont je ne disposais guère. Tout juste tailladais-je l’air de mes moulinets ! Pourtant, à l’instar de la peinture, je devais me figer au moment crucial, quand jambes et bras étaient fléchis. Un mouvement précis avant de s’arrêter et d’appuyer le trait…

Je m’écroulai en un instant.

J’avais déjà perdu l’équilibre, mais j’avais chuté de la faute de Lisime. Si empressée qu’elle m’avait cognée et était tombée avec moi ! Et moi, si inattentive que je ne l’avais pas entendue ! Nous étions la risée générale, d’autant plus que ma consoeur glissa en tentant de se relever. Elle anhélait, dégoulinait de sueur, et son visage avait viré au rubicond.

— Au rapport, commandant ! articula-t-elle entre deux halètements.

— Tu m’as l’air épuisée, remarqua Maedon. Le camp n’est pas si grand, si ?

— Ah, ça, c’est parce que j’ai fait dix tours au lieu de cinq ! Je ne me sentais pas assez fatiguée donc j’ai voulu continuer pour bien me dépenser !

— Eh bien, tu commences fort ! Mais avant de m’occuper de toi, laisse-moi relever Denna.

— J’aurais bien aimé le faire, vu qu’elle est ma partenaire. C’est vous le commandant, après tout. Vous êtes encore plus resplendissant de près !

Un compliment aussi mal placé ? Difficile d’imaginer que Lisime serait restée plus d’une journée. Mais elle était debout à côté d’un supérieur qui lui offrit un hochement de tête enthousiaste. Finalement, tous deux me tirèrent par la main, ce alors que j’eusse préféré contempler la voûte azurée… C’était tout ce que je savais dépeindre ici.

Lisime voulut me tapoter mais Maedon se plaça devant elle à son grand dam.

— Tu ne te débrouilles pas si mal, Denna ! me félicita le commandant.

— Vous êtes certain ? doutai-je. Je ne trouve pas…

— Pas de fausse modestie avec moi ! Tu conserves un certain doigté de ta carrière de peintre. Bien sûr, nous ne sommes qu’aux bases, mais c’est un bon début ! N’oublie pas que ton corps ne doit faire qu’un : la maîtrise de l’épée exige de l’équilibre.

— Moi à ses côtés, se permit Lisime, Denna n’en deviendra que plus forte ! Qu’attendons-nous ?

Les premiers jours ressemblèrent donc à un entraînement privé. Lisime et moi sous les conseils avisés du commandant Maedon. Non qu’il nous consacrât tout son temps, il partageait son enseignement auprès de la plupart de ses recrues. Cependant, hormis deux autres personnes, il s’intéressait surtout à nous.

Pas un secret de l’épée ne nous échappa. Depuis la chaleur de ma demeure, je n’aurais jamais deviné que son maniement serait si ardu ! Il fallait connaître les distances et les temps d’approche, mémoriser les attaques particulières impliquant pointes et quillons, retenir les saisissements et gardes. L’immobilité ne suffisait plus. Parades et esquives garantiraient notre survie quand les ennemis feraient front. Notre instructeur nous enseignait la défense et la contre-attaque avant l’offensive, car il jugeait meilleur d’apprendre à survivre avant de tuer.

Ainsi s’installa notre routine sur plusieurs semaines : d’intenses séances d’entraînement entrecoupées de repas modestes et de nuits trop courtes. Tout le monde essayait de se frayer un nom dans l’anonymat, d’autres souhaitaient juste le perdre. Des soldats me dévisageaient chaque jour parmi cette masse trop souriante pour être honnête. Force était de constater que les nobles ne couraient pas le gravier, encore que ma tante était perçue autrement. À terme, nul ne serait paysan, marchand ou artisan. Nous serions des militaires, glorieux protecteurs de la patrie, rempart contre un pays inconnu.

Une soldate en moi ? Où était la combattante qui sommeillait ? Je collectionnais plaies et contusions chaque fois que je basculais ! Muscles et os couinaient lors de mes efforts physiques et ma sueur coulait d’abondance au lieu des larmes. Dans cet attroupement d’esprits égarés se consolidaient les puissances auparavant dissimulées, mais quel destin réservait-on aux ratés ? À ces personnes auquel ce labeur physique était imposé ? Parfois, au-delà de cette masse indifférente, j’apercevais cette cicatrice courbe et ce regard acéré… Qu’importait la blancheur du sourire de mon commandant, l’autorité suprême se refermait comme des crocs.

Un jour que j’affrontai Lisime en duel, Maedon semblait plus distant. Il nous observait d’un œil détaché, sans cesse préoccupé. Déjà que je peinais à suivre le rythme… Ma consœur m’épargnait bien des douleurs mais y allait avec ferveur ! Des pas rapides guidaient son épée, extension de son bras, alors qu’elle frappait ma lame à répétition. Impossible de bloquer ou d’esquiver décemment ! Néanmoins, par chance, le commandant arrêta la leçon avant la défaite.

— Faites une petite pause ! suggéra-t-il. Vous avez bien progressé aujourd’hui.

— Vous êtes sûr ? demandai-je, mes membres transits de chaleur.

— Cesse d’être indécise en permanence ! Je sais reconnaître une évolution quand je l’aperçois. D’accord, je dois aussi aller voir Brejna et Sermev, mais vous avez amplement mérité un moment de répit, étant donné votre état de fatigue !

Maedon mentionnait toujours ces deux-là sans s’attarder davantage. Il profitait de la fougue de ma consoeur pour s’éclipser subrepticement, et moi, coincée entre deux meilleurs combattants, ne pouvais que subir l’étreinte de Lisime.

— Formidable ! s’écria-t-elle. On va être de parfaites soldates d’ici peu !

— Toi peut-être, concédai-je. Mais moi…

— Ne sois pas si défaitiste, on dirait Kolan ! À ce propos…

Notre compagnon de chambre se situait en effet à proximité. Assis près de l’entrée d’un bâtiment, son épée brisée au seuil de la porte. Un portrait gris d’un homme pâle pour qui nul ne savait redonner les couleurs. Lisime, elle, n’en démordait pas : retroussant ses manches, elle fila droit vers lui et s’arrima au mince espoir claquemuré dans une impénétrable coquille.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle. Pourquoi une pause au milieu de l’entraînement ! Tu vas te faire réprimander !

— Comment ça pourrait aller ? marmonna le jeune homme. Ma vie est aussi fragile que mon épée.

— Tu te compares à une minable épée en bois ? Tu vaux mieux que ça, camarade !

— Quelle est la différence ? Notre existence ne tient qu’à un fil… Quand on attrape une maladie sans connaître le remède… Quand on chute d’une falaise en perdant l’équilibre… Quand on est écrasé par une charrette trop rapide… Quand on est dévoré par des animaux sauvages en s’égarant dans les bois… Pourquoi vivre si le monde entier cherche notre mort ?

Soudain, Lisime agrippa le pauvre garçon et le secoua.

— As-tu fini tes complaintes ? reprocha-t-elle. Un peu d’optimisme ne te ferait pas de mal !

— Tu me blesses aussi…, jugea Kolan. Tu me forces à être ce que je ne suis pas. Tu ignores ce que j’ai traversé.

— Tant de sérieux… À quoi ça te sert puisque tu vas mourir de toute façon, un jour ou l’autre ? Tu veux mener une existence de regrets à te lamenter sur ta condition ? Ce n’est pas ainsi que je perçois la vie. Souris pour détruire ta tristesse ! Ris pour combattre tes problèmes ! Profite du présent au lieu de songer au passé !

— Le présent… En tant que recrue ici contre son gré ? Membre d’une génération perdue ingurgitée de propagandes et de mensonges ? Nous ne sommes que des esprits corrompus emprisonnés dans des corps destinés à saigner. Je ne suis même pas capable de tenir une épée.

— Alors entraîne-toi ! Quels autres choix as-tu ? La désertion est au mieux punie d’une longue peine de prison. Parfois, s’imaginer une vie bâtie sur d’autres choix blesse au lieu de réconforter… Tu es là, maintenant, et tu dois te battre !

— Facile pour toi… Tes parents ne sont pas morts d’une infection alors que tu n’avais que deux ans… Ton oncle et ta tante ne t’ont pas forcée à des tâches pénibles durant ton enfance… Ils ne t’ont pas vendue à une famille bourgeoise pour avoir une bouche en moins à nourrir… Et ta famille d’accueil ne t’a pas envoyée dans l’armée pour garder leur précieux fils unique auprès d’eux… Tu souhaites que je sourie… Comment, si je ne l’ai jamais appris ? J’ai subi mon destin toute ma vie. Et il en restera ainsi.

Lisime ne sut comment répliquer… Tétanisée des secondes durant, elle regarda Kolan se lever et baisser la tête, puis elle se réfugia dans le semblant de confort dont nous disposions. Qu’elle remerciât les sentiments positifs pour ne pas sombrer comme lui. Nous étions si obnubilées par ses propos que nous ne prêtâmes même pas attention pour notre répit non accordé.

Était-ce le chant de la patrie triomphante qui retentissait dans nos têtes ?

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