Chapitre 2 : Discours d'accueil (2/2) (Corrigé)

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Jalode me conduisit au bâtiment le plus proche des murailles. L’intérieur se résumait à un unique couloir où s’alignaient des portes en bois menait à nos dortoirs. Une architecture uniforme et vétuste contre laquelle je ne formulais aucune opinion. Le contenu était toujours plus intéressant que le contenant…

La générale disposait de beaucoup d’espace pour quelqu’un affirmant vivre à la dure ! Sa chambre dépassait de deux fois la taille des autres. Un lit double, calé contre un mur de teinte grenat, accompagnait une modeste tapisserie qu’une table de nuit retenait contre le revêtement pierreux. En face de la porte trônait un bureau, de part et d’autre duquel se trouvaient deux sièges. J’eus droit à celui sans accoudoir, bien entendu.

Ma tante reprit la parole dès que nous nous fûmes installées. Elle restait droite même en s’asseyant, et ses coudes posés sur le support assuraient sa domination. Pour la première fois, je me retrouvais en tête à tête par-devers Jalode. D’où mon estomac qui se nouait…

— Où est l’intérêt de m’avoir amenée ici ? questionnai-je. Ne deviez-vous pas me traiter comme une soldate ordinaire ?

— C’est prévu, confirma la vétérane. Mais d’abord, je souhaitais que tu constates par toi-même à quelle place tu appartiens. Tu te situais tout en haut de la hiérarchie à Virmillion, non par mérite, mais parce que tu as eu la chance de naître avec le bon nom.

— N’est-ce pas pareil pour vous ? contredis-je. Vous êtes de ma famille, je vous rappelle !

— Je concède, sauf qu’il existe une nuance primordiale. J’ai vite pris conscience la malfaisance du milieu noble, voilà pourquoi je me suis engagée dans l’armée. Pendant ce temps, mon frère fuyait les problèmes de ce monde en étudiant des objets dont tout le monde se fiche. J’ai peiné, j’ai trimé, et j’ai mérité d’obtenir mon grade d’aujourd’hui ! Un lit plus large et un tapis ne sont rien comparés aux privilèges des nantis. Maintenant, tu vas comprendre ce que ressent le peuple… Fini les repas où tu gaspilles la moitié, fini les nuits sur des matelas et couvertures trop épais ! Ta maman chérie ne sera plus là pour te dorloter.

— Toujours aussi subjective… N’êtes-vous pas censée être impartiale ?

— Fais-tu mention de la fin de mon discours ? J’assume pleinement mes propos. Si des personnes veulent se plaindre, ils peuvent venir s’exprimer en face, je serais tout ouïe. Pourquoi soulever cette remarque, Denna ? Tu n’es même pas concernée.

— Nous sommes tous concernés ! C’est mesquin de susciter la culpabilité des hommes alors que la responsabilité doit être partagée entre les deux membres d’un couple !

— Denna… As-tu déjà connu l’amour ?

Quel était le rapport avec la conversation ? Certains sujets ne devraient pas être abordés, même en privé. Surtout que je n’avais rien à répondre.

— C’est bien ce qui me semblait, persiffla la générale. Et si tu continues à te comporter ainsi, tu ne le connaitras jamais. Non pas que ce soit indispensable, encore moins dans l’armée.

— Mon cas n’a rien à voir avec cette histoire ! m’offusquai-je. Vous avez proféré des paroles odieuses, à l’encontre même de nos traditions !

— Je me fiche des traditions ! Je ne nie pas les faits lorsque je les vois parce que, contrairement à beaucoup, je suis régie par ma logique et non par mes émotions. Trêve de bavardage, ton avis m’importe peu. Ce que je veux, c’est ta force, ton abnégation, ta volonté.

— Vous voulez me transformer en outil à votre disposition pour compenser votre perte.

— Surveille ta langue, jeune fille, ou tu deviendras un outil tordu. Tu rejoindras l’unité quatorze, dirigée par Maedon Farno. Un soldat va te conduire à ta chambre. Tu ne dormiras pas seule, évidemment.

Le regard de ma tante sévit comme ses yeux prolongeaient sa pensée. Je ravalai ma salive.

— Hors de ma vue, maintenant ! enjoignit-elle. Il t’attend à la sortie. Je t’aurais bien dit que vous serez réveillés à l’aube… Mais comme nous sommes au printemps, il faudra commencer plus tôt.

Peut-être obtiendrais-je un brin d’apaisement si je m’éloignais d’elle. Je sortis sans la saluer ni me retourner et regagnai le couloir où ledit militaire m’attendait. Le portrait était tout autre ! Il s’agissait d’un jeune homme mince, glabre et de bonne allure, dont l’armure en cuir bouilli surmontait sa tunique beige. De longs cheveux bruns rabattus sur ses oreilles soulignaient la fraîcheur de son sourire. Il était un authentique soldat même s’il ne portait aucune arme.

— Mes salutations ! se présenta-t-il avec enthousiasme. Tu es bien Denna Vilagui, nièce de la célèbre générale Jalode Nalei ?

— Il semblerait que mon nom circule déjà….

— Pas de défaitisme, voyons ! Sur le champ de bataille, nous sommes tous égaux ! Mais nous n’en sommes pas encore là. J’en oubliais les politesses. Je suis Aldo, soldat de l’unité quatorze !

Je lui serrai la main, incapable de sourire autant que lui, puis il me guida au travers du couloir dans le sens opposé à ma venue. Ce fut un trait rapide et précis, quoique j’eusse le temps de le contempler. J’emboîtai ses pas à distance réduite.

— Nous n’aurons pas à marcher longtemps ! m’informa Aldo. Tu vas loger dans la même chambre que Kolan Prelli et Lisime Milkon. Tout comme toi, ils viennent d’arriver, je n’ai pas grand-chose à te raconter sur eux !

— Et toi, Aldo, lançai-je, quelle est ton histoire ?

— Moi ? Bah, je suis un campagnard du sud, je me suis essayé à tout mais je suis persuadé que l’armée est ma place ! Je m’y suis engagé voilà six mois, juste à temps pour m’exercer avant de voir de nouvelles têtes ! Certains te diront que les militaires se ressemblent… Je pense qu’un cœur différent bat en chacun d’eux.

Un hochement de tête et nous atteignîmes déjà l’extérieur. La nuit avait supplanté le crépuscule. Si seulement mon père était présent pour contempler la voûte céleste ! Ici, point de lumière intrusive gâchant notre vue, le ciel entier s’offrait à nous ! Un dôme noirâtre que de scintillantes étoiles striaient dans chaque direction. Clarté d’astres lointains, échos d’un univers inconnu, elles illuminaient la sorgue au-delà de nos aspirations. Dommage de les observer dans un tel contexte…

Aldo, lui, ne riva pas ses yeux vers ce tableau. Faisant signe à ses confrères et consœurs, il s’étira avant de s’intéresser derechef à ma personne.

— Du monde semble encore éveillé ! s’exclama-t-il. Pourvu qu’ils soient en forme pour l’appel de demain, sinon, ça déplaira à certains.

— Pourquoi les plus beaux rêves émergent-ils quand nous en sommes privés ? songeai-je.

— Mélancolique ? Beaucoup éprouvent cette sensation après une entrevue avec Jalode. Vu que c’est ta tante, tu dois bien la connaître ?

— Pas vraiment… Je ne l’ai jamais autant côtoyée que ces derniers jours. Et elle ne m’a pas laissé une bonne impression, bel euphémisme !

— Un euphémisme ? Qu’est-ce que c’est ? Bref… Je ressentais la même chose à propos d’elle au début, puis j’ai appris à la connaître ! Oui, elle est un peu rude, voire carrément sévère, mais quand tu en apprends plus sur son parcours, tu découvres qu’elle a des raisons d’être comme ça. Elle sait se montrer juste et clémente.

— Ah bon ? Elle ne l’a jamais été avec moi.

— Tu verras ! Jalode Nalei est une héroïne, la personne idéale pour mener cette guerre ! Rien que ses multiples exploits… Il y a vingt ans, alors qu’elle ne maîtrisait pas les batailles maritimes, elle a conduit un navire contre des pirates de l’île Marône qui menaçaient les côtes du nord ! Elle a affronté à elle seule le capitaine Torud Warden et sa seconde Herielle Surad ! C’est depuis ce jour où elle les a occis, triomphante d’un combat d’une heure, qu’elle arbore sa célèbre cicatrice. Mieux vaut ne jamais la provoquer en duel, si tu veux mon avis ! Elle est un modèle pour tout soldat qui se respecte.

— J’aimerais te croire… Et qu’en est-il de notre commandant ? Lui, je ne le connais pas.

— Maedon Farno ? Lui aussi a beaucoup de mérite ! D’accord, il ne porte aucune balafre, mais quel homme ! Il est doté d’un charisme naturel et parvient à conquérir les foules sans jamais écarter son humanité ! Imagine donc, il est âgé de vingt-huit ans et est déjà commandant !

— Je suppose que je le connaîtrai mieux d’ici demain. Merci pour ces renseignements, Aldo !

— Pas de problème ! Bon, j’ai assez traîné, j’ai un devoir à accomplir !

Et, ce disant, Aldo m’accompagna vers le second bâtiment, identique en tout point au premier à l’exception de sa population. Ce fut à hauteur de la sixième porte que mon périple à ses côtés s’acheva.

— Je te quitte ici, dit le soldat. On se retrouve à l’entraînement !

Il partit aussi vite qu’il était venu, m’abandonnant dans un modeste salut militaire. Je me retrouvai face à la porte que j’ouvris avec lenteur et douceur. Dans cette pièce scintillait une bougie à moitié fondue en sus des reflets nocturnes en provenance de la vitre carrée. En effet, c’était bien une chambre à trois places : quelqu’un dormait sur le lit du fond tandis que deux autres se superposaient à ma droite. Un miroir de taille humaine complétait le tout. Qui était ce jeune homme déjà endormi, d’ailleurs ? Il se faisait si discret… Trop, même.

Cette personne devant moi, était-ce une soldate ? Ainsi l’enrôlement avait produit l’effet escompté : tout citoyen était un militaire potentiel. Cette femme délivrait une étrange représentation d’elle-même. Un peu plus âgée que moi, sans doute, mais de taille et constituions similaires. Aucun cerne n’entourait ses yeux émeraude malgré l’heure tardive ! Des taches de rousseur constellaient son visage oblong et une tresse ornait ses lisses mèches châtaines que des reflets auburn enjolivaient. Comment pétillait-elle autant d’énergie ? Chacun de ses mouvements s’effectuait avec une telle légèreté et rapidité ! Sa chemise de nuit de teinte bigarade devait l’étriquer, pourtant !

Ses yeux comme sa bouche s’ouvrirent en grand. Elle se jeta sur moi et… m’enlaça ? Qui qu’elle fût, quoi que ce pût signifier, nous venions à peine de nous rencontrer ! Cette recrue me caressait chaleureusement les vertèbres, prolongeant la contiguïté immédiate, exposant une image unique d’elle-même. Seulement après elle recula et se fendit d’un rire aigu.

— C’est génial ! s’écria-t-elle. Une nouvelle camarade ! J’espère qu’on va devenir amies !

— Euh oui…, murmurai-je. Je suis Denna Vilagui. Tu es Lisime Milkon, n’est-ce pas ?

— Exactement ! Et le jeune homme là-bas, c’est Kolan Prelli ! Le pauvre n’a pas trop l’air de vouloir rester ici, il n’a pas prononcé un mot depuis mon arrivée. Les choses changeront, je te le garantis !

— Tu parais plus motivée que lui. Tu t’es engagée de ton plein gré ?

— Comme la plupart d’entre nous, non ? J’avais d’autres projets dans la vie, mais j’ai un service à rendre à ma patrie et je m’y tiendrai ! Ah, je suis excitée rien que de l’imaginer !

— La guerre n’est pas un jeu ! Où te crois-tu ?

Lisime me flanqua un coup de coude aux côtes avant de rire à gorge déployée.

— Détends-toi, copine ! conseilla-t-elle. Jamais nous ne parviendrons à quoi que ce soit si on part pessimiste ! Tu me comprendras quand on apprendra à se connaître ! Bon, je peux tenir debout un moment, mais comme il va falloir se lever tôt… Je prends le lit du dessus !

Sur ces mots, Lisime bondit jusqu’à la petite échelle et grimpa sur sa couchette, ses cheveux virevoltant avec élégance. Quelques minutes s’écoulèrent et je percevais des ronflements. J’étais livrée à moi-même pour la première fois depuis longtemps.

Alors je dressai mon propre portrait. Moi face au miroir, à une époque où je me reconnaissais encore. Au nom de quoi étais-je apte à devenir une soldate ? Même si je n’étais pas petite, je souffrais d’une trop frêle constitution. Et mes cheveux dorés cascadant sur mes épaules laissaient entrevoir mon visage rond immaculé où mes iris azur brillaient… Mes doigts resteraient-ils aussi fins ? Bientôt ils seraient abimés. En conséquence d’une transformation physique et mentale

Il me revenait de trouver ma voie dans la vie.

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