Chapitre 26 - 1

8 minutes de lecture

La porte de la chambre de Sophie est légèrement entrouverte. Une lumière tamisée s’échappe de l’embrasure. Martin pénètre dans la pièce et veille à faire le moins de bruit possible. Le matelas s’enfonce dangereusement quand il s’y assoit en bout de pied. Il la regarde dormir dans son lit en fer forgé blanc. Sophie en était tombée amoureuse quand elle l’avait vu en magasin. C’était celui-là et pas un autre. Le lit parfait pour recevoir les copines pour des soirées pyjamas, pour y faire des cascades, des siestes et des cabanes. Martin a découvert qu’un lit pouvait servir à autre chose qu’à s’isoler. Son îlot de solitude lui paraissait bien loin. À mesure que Sophie grandissait, il apprenait avec elle à être enfant pour la première fois. C’est à travers ses yeux, ses histoires, ses cris hystériques, qu’il se passionnait pour les ragots des cours d’école, des allers et retours de ses copines au bureau de la directrice sans qu’elle y soit convoquée. Elle n’a ni son air sérieux, ni la nervosité de sa mère. Elle n’a rien pris de l'un, ni de l’autre. Une version sublimée de ce qu’ils auraient aimé être. Toujours en mouvement, elle saute, grimpe, escalade n’importe quoi. Depuis toute petite, il lui est impossible de la disputer tant son sourire lui ôte toute envie de réprimande. Son énergie comble l’absence d’âme de la maison. Sophie investit l’espace vide de ses blagues, de ses jeux, de ses charades. Elle a fait de nous une famille.

Martin a ressenti pour la première fois un sentiment chaud et sécurisant. La famille. Ça tient à peu de choses ; du temps, du lien, du partage… si fort et fragile à la fois.

Sophie qui dort. Cette vision douce l’apaise. Sa respiration lente, son visage serein, ses muscles détendus, tout en elle le réconforte. Un sentiment de sécurité l’enveloppe. Une autre vision se superpose, celle de Juliette et Hélène enlacées. Pour la première fois, Martin comprend ce qui lui échappait dans cette relation. Il ose une caresse sur le visage endormi de son enfant. Elle s’agite sans se réveiller. Elle est réelle, alors lui aussi est réel. L’amour d’un parent est viscéral. Pas chez tout le monde. Pas chez les siens par exemple. Seulement pour ceux qui le veulent bien. Martin sourit. L’amour sauve les âmes perdues. Hélène était éblouissante ce soir.

Cette parenthèse, il en a besoin avant de rejoindre Lucie dans la cuisine. Il voudrait rester dans cette chambre plus longtemps, oublier qu’il doit affronter la vérité sur son couple, qu’il doit agir en adulte, que demain sera différent quoi qu’il advienne. Sophie est là pour lui donner cette force qui lui manque ; même avec ses boutons de varicelle, il a envie de l’embrasser tendrement.

Il voudrait être à sa place : dormir, rêver, se défiler quelques instants de plus. Il n’a toujours pas trouvé les mots à dire, les mots qui guérissent, les mots qui blessent. Peu importe le ton, le vocabulaire, les silences, tout sera dur à encaisser. Peu importe la forme, les excuses, les larmes, il la blessera. Il ne le souhaite pas, mais c’est ainsi que ça se passera. Il le sait. Il n’y a jamais de belle façon de se disputer ni de se quitter. Est-ce la seule issue qui se présente à eux ?

***

Le café coule. La cafetière crache ses gouttes noires à un rythme régulier. Lucie regarde sa montre : 00h36. La nuit sera longue, elle est déjà épuisée. Ses doigts tapotent le plan de travail. Les phrases se bousculent en elle à une cadence effrénée, elle saisit les émotions au vol et n’en ressort que plus fatiguée.

Elle sait que demain, au petit jour, elle regrettera de ne pas s’être contentée d’être une femme modèle, de ne pas avoir fermé les yeux une fois de plus. Elle va payer le prix de sa curiosité, de sa prise de conscience, de sa rébellion. Elle sacrifie un équilibre familial durement acquis, à coups de grands efforts, pour une vérité qu’elle connaissait déjà. C’est du suicide. Pourquoi alors ? Pourquoi vouloir l’entendre de sa bouche ? Tu vas tout perdre, Lucie.

Lucie connaissait Hélène depuis le début de sa relation avec Martin. Elle avait remarqué les nombreux appels dans son historique de téléphone, puis elle avait trouvé les lettres lors du déménagement. Elle a appris à comprendre leur relation particulière sans y parvenir réellement. Ce qu’elle entrevoyait l’effrayait. Lucie avait même découvert des choses sur son propre mari. Jamais il ne lui avait confié ce qu’il a pu adresser à Hélène. Il s’était contenté de se taire même quand ils avaient coupé les ponts. Il s’était alors davantage renfermé. Lucie avait fait preuve de patience. À de nombreuses reprises, elle avait été tentée d’aborder le sujet sans y parvenir. Elle espérait que cela viendrait de lui comme une preuve de confiance jamais offerte. La déclaration d’Hélène au diner n’était pas une surprise. Pour avoir lu leur correspondance plus d'une fois, elle avait deviné ses sentiments entre les lignes sans que celle-ci ne les ai jamais vraiment clarifiés. Lucie n’avait qu’un doute concernant les sentiments de Martin à l’égard d’Hélène. Seul son silence à toute épreuve lui indiquait qu’Hélène tenait une place particulière dans son cœur. À quel point, tient-il à elle ?

Doit-elle rester avec son mari par facilité ? Doit- elle s’offusquer ? Se sentir humiliée ? Crier au scandale ? Devenir une victime ? Accepter ? Elle ne veut pas se contenter d’une situation qui la protège de tout ; de la solitude, du regard des autres, des introspections. Son temps est si chargé qu’elle ne souffle plus, ne respire plus, ne pense plus. Elle marche par automatisme. Elle sourit par réflexe. Mais ne vit pas.

Elle a construit sa vie sur un mensonge. Tout est biaisé, car elle ne sait pas exprimer ses désirs profonds. Elle s’est regardée à moitié vivre, à moitié consentante, à moitié prisonnière d’une cage dorée qu’elle a fabriquée. Elle veut s’extraire de cette vie aseptisée. De toute urgence. Plus rien n'a d'importance. D'autres avant elle l'ont fait, d'autres le feront après, alors pourquoi pas elle ?

Lucie veut se mettre en danger. Elle veut avoir peur de tout, pleurer pour de bonnes raisons, trembler d’envie, jouir de plaisir. Elle veut ressentir pleinement.

Elle a le sentiment qu’en cet instant, elle n’a jamais été aussi proche d’elle-même et de sa vérité. Elle se découvre, s’étonne, se plaît à s’imaginer en femme libre et indépendante. Elle voudrait ça pour sa fille, être un exemple pour elle : une femme forte, une mère aussi. Son rôle ne se limite pas à un foyer à entretenir. Elle est plus que ça. Tellement plus.

Elle se demande ce que ça fait de manger seule au restaurant, d’avoir un lit juste à soi, une seule brosse à dents dans le gobelet, une seule assiette disposée sur la table, qu’un tout petit appartement avec une chambre vide la moitié du temps. Sophie. Son cœur se soulève. Lucie est terrifiée par ses pensées et subjuguée par les promesses qu’elles portent en elles.

Pour une fois, elle veut faire jaser les autres, être au centre des commérages. Elle veut s’exposer, éclater au grand jour, se dévoiler comme elle est réellement. Apprendre à dire merde. Merde haut et fort. À qui veut l’entendre et même à celui qui ne le souhaite pas. Merde !

Même sa cuisine lui fait horreur. Comment a-t-elle pu passer tant de temps ici, à nettoyer, à manger alors que la vie l’attendait par-delà la fenêtre ?

Les mains posées sur le plan de travail en chêne massif, les souvenirs reviennent par vagues. Martin hésitant face au négociant de bois, leur soirée passée à imaginer la cuisine de ses rêves avant de finir par un « Choisis, tout m’ira ». Cette fois-ci, elle ne risque pas de finir sur cette phrase-là.

Le café est prêt. Lucie aussi. Elle n'a jamais été si sûre d'elle. Une boîte noire, aux rebords abîmés, trône sur la table haute.

***

Martin referme la porte délicatement, descend les escaliers et entre dans la cuisine ouverte. Lucie est assise sur l’une des chaises hautes de l’îlot central, un café à la main. Une autre tasse posée en face d’elle lui est destinée. Martin soupire. L’instant est critique, et pourtant elle pense aux moindres détails. Il se demande si cette attention est bon signe ou non quand son regard se porte sur la boîte noire. Martin ferme les yeux. Il se revoit auprès de Sophie. Reste calme.

— Si tu veux t’assoir…

— Oui, répond-il dans un souffle.

Il contourne l’îlot, s’installe à côté de sa femme, se sert un café, en boit une gorgée.

— Attention, c’est chaud ! s’exclame Lucie en se penchant vers lui. Tu vas te brûler !

Trop tard ! Martin prend sur lui pour ne rien montrer. Sa langue est en feu et hypersensible.

— Ça ira.

— Tu es sûr ?

— Oui, dit-il fermement.

Lucie s’enfonce sur sa chaise et pose ses yeux sur la boîte. Martin comprend qu’il est temps de passer à table.

— Pourquoi l’avoir sortie du garage ?

— Pour avoir une conversation franche et directe.

— Tu doutais que j’en sois capable ? s’étonne sincèrement Martin.

— Disons que je ne voulais pas te donner l’occasion de te défiler. On ne perdra pas de temps.

— Ça a le mérite d’être clair.

Ils regardent la boîte en silence. Martin ne sait pas par où commencer. Ni quoi dire exactement. Il a le sentiment que tout est déjà joué.

— J’ai l’impression qu’elle est avec nous là.

— Hein ? Qui ?

— Hélène.

L’évocation de son prénom lui envoie une décharge électrique. Il se tait.

— Comment connaissais-tu leur existence, Lucie ?

— Je les ai trouvées.

— Par hasard ?

— Non, j'ai fouillé dans tes affaires.

— Il y a longtemps ?

— Lors de notre premier emménagement.

Martin encaisse, Lucie boit une gorgée de café.

— Alors tu connaissais son existence depuis tout ce temps. Tu ne m’as jamais posé de questions. Pourquoi ?

Elle ne répond pas tout de suite, prenant le temps de boire son café.

— Pour la même raison que tu ne m’as jamais parlé d’elle, je pense. Et pour la même raison que tu as préféré faire semblant de ne pas la connaître ce soir. Je croyais que c’était un fantôme du passé. C’est compliqué de se battre contre un fantôme, tu ne penses pas ? Le passé ne change pas. Il est éternel, cristallisé dans ses émotions. Tout ce que je pouvais faire c’était d’être près de toi. Et attendre que tu me donnes ce que tu lui avais offert. Ta confiance.

Soudain, Martin prend conscience de ce qu’a pu traverser son épouse. Son silence l'a blessée. À aucun moment, il n’avait pris en considération Lucie dans l’équation.

— Je suis désolé, Lucie.

— Alors quand j’ai su qui elle était... quand j’ai vu cette belle femme... elle est mon opposé. Ce n’était plus un fantôme. Je ne pouvais pas t’y faire penser. Tu m’as choisie pour ça ? Ou est-ce que tu t’es juste laissé porter par les circonstances ?

Touché.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Ainhoa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0