Chapitre 23 - 1

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Alors qu’Arnaud quitte la table, Lucie sourit. Elle ne le supportait plus. Les bruits facilement identifiables qui leur parviennent des WC ne laissent aucun doute. Juliette se fige et s’empourpre dès les premiers vomissements. Lucie en profite pour attraper un des cadres sur la table et le considère avec attention. Il est temps d’en finir.

— C’est beau ce souci du détail, commence-t-elle en caressant la vitre. Toutes ces annotations. Le jour et le lieu de la collecte, le nom de la fleur, sa famille, sa taille, sa couleur… Je suis impressionnée, vraiment, sans aucune ironie. C’est comme une carte d’identité ou une empreinte digitale. Fascinant. Et cette écriture, si fine, resserrée, compacte, si difficile à lire.

— Merci, bredouille Hélène.

Elle s’empare de son verre encore plein, et s’emploie à le faire tournoyer sans renverser une goutte du nectar.

— J’ai mis des jours à te déchiffrer, à comprendre leur présence dans la vie de mon futur mari. Pourquoi me diras-tu ? Même si tu ne me le demandes pas, je vais te le dire. C’est intriguant quand son copain, hermétique à toute forme de décoration, a trois herbiers accrochés au mur en face de son lit d’étudiant.

Lucie ne parvient pas à capter l’attention d’Hélène. Elle reste concentrée sur son verre, ce qui a le don d’agacer la jeune femme. Visiblement elle n’a pas touché le point sensible. Martin se lève sans trop s’éloigner de la table et fait quelques pas, la tête baissée.

— Je me suis beaucoup renseignée sur le sujet. Je l’ai fait pour toi, Martin. Tu y tenais tellement. Dans tous nos déménagements, tu as toujours pris soin de les emballer toi-même. Ils ont été dans ta chambre lorsque tu étais étudiant, puis dans le salon et en ce moment dans le couloir du premier étage. En fait, je les ai toujours connus. Je ne peux les dissocier de toi.

— Ça reste des herbiers, ni plus ni moins, réponds Hélène sans quitter des yeux le breuvage, nous avons été amis autrefois, c’est vrai. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, si c’est ça que tu veux savoir. Je ne sais rien de sa vie. C’est un pur hasard cette rencontre, et le seul tort que nous avons eu c’est de n’avoir rien dit ce soir.

— Tu ne le connais pas ?

— Non, lâche-t-elle aussitôt.

— Tu entends, Martin ? Elle ne te connait pas. Cela fait quoi d’entendre ça ?

Elle se tourne vers son mari qui a stoppé sa marche.

— Elle dit vrai ? insiste Lucie. Je te connais mieux qu’elle ?

Pour la première fois, Martin ne parvient à cacher sa surprise.

— Je veux juste de l’honnêteté de la part d’Hélène et je partirai peu importe ce qui sera dit, c’est un bon deal, non ? propose Lucie. Moi aussi, j’ai envie que ça se finisse.

Hélène boit cul sec son verre et se ressert dans la foulée :

— Je le connaissais très bien. Nous avons été assez amis autrefois pour nous confier l’un et l’autre. Ton prénom m’était familier aussi. Dès qu’il s’est vraiment mis en couple avec toi, j’ai pris mes distances, par respect pour toi.

— Par respect pour moi ? ironise la jeune femme, à deux doigts d’imploser. Je devrais donc te remercier ? Je dois te rappeler qu’il est marié et qu’il a un enfant avec moi ? Elle s’appelle Sophie, elle a dix ans. Nous sommes une famille, nous, …

— Lucie ! Ce n’est pas la peine d’aller si loin, intervient Martin.

— Tu crois que je l’ignore ? Je connaissais votre avenir avant même que vous n’emménagiez ensemble.

Son attitude désinvolte, son obstination à ne pas la regarder dans les yeux, sa voix grave sans tremblement, tout en elle provoque une irritation épidermique chez Lucie. À croire que Martin n’est pas son point faible. Pourtant, la jeune femme l’aurait juré.

— Tu te prends pour qui, sale garce ? Pour te croire meilleure que moi ? La voyageuse, la globetrotter, mère Thérèsa en personne ! Tu caches bien ta laideur, derrière tes bonnes manières, tes anecdotes exotiques, tes sages conseils. Tu es une moralisatrice aigrie, qui a passé la moitié de sa vie à fuir, à créer d’autres vies pour ne pas faire face à la sienne. Tu as abandonné les gens qui tenaient à toi. Tu es qui pour me dire que tu m’as gentiment laissé un mari ? Il n’était pas assez bien pour toi ?

— Lucie ! interfère Juliette. Tu ne peux pas dire ça !

Lucie jurerait avoir vu les yeux d’Hélène s’humidifier. Sa respiration est plus profonde, plus lente. La forteresse n’est peut-être pas si imprenable. Elle continue de focaliser son attention sur son verre. Cependant, le geste est moins assuré. Le vin tangue et il risque de déborder à tout instant.

— On en est là alors. Je vais te dire quelque chose, un sage conseil, la vie est une succession de choix. J’ai fait les miens sans l’aide de personne. Si un jour, un seul jour, il a pu être question d’un nous, sache qu’il est mort depuis longtemps. Quand tu es entrée dans sa vie, Lucie, je t’ai détestée. J’ai détesté ce que tu représentais à ses yeux, à l’inverse de mon idéologie de vie. J’étais là avant toi mais tu as été ce que je ne pouvais pas lui apporter. Appelle ça de la jalousie, si tu veux. Nous étions trop jeunes, ou moi trop vieille déjà. Alors, pense ce que tu veux, que je te l’ai laissé ou non, peu importe. Tu as gagné.

Gagner. Ce mot résonne dans son esprit. Gagner. Perdre ou gagner. Ce n’est pas la question. Il n’existe pas de vainqueur quand il ne reste que des blessés, presque morts, sur le champs de bataille. Il n’y a pas de triomphe lorsque l’on perd tout ce que l’on possède. Au nom de quoi, déjà ? Lucie ne sait plus. Elle le savait pourtant. Un feu longtemps alimenté s’est éteint en elle. Elle manque d’énergie pour le relancer, de matière première, d’envie. Le froid la gagne progressivement. Elle se rappelle juste le commencement.

Lucie était une jeune mariée. Son père, la larme à l’œil l’avait confiée solennellement à Martin sur le pas de porte de leur nouvelle maison, en exigeant de lui qu’il veille sur sa fille, qu’il soit gentil et attentionné, qu’il l’aide un peu aussi dans les tâches ménagères, qu’il devienne un bon mari et un bon père, et si, par malheur, Martin ne tenait pas ses engagements alors il se chargerait de venger sa fille adorée. Il avait dit ce long sermon avec le sourire, un sourire qui signifiait « méfie-toi du moindre faux pas ». Martin s’était montré patient, il tapotait même le bras de son beau-père qui s’agrippait à lui. Il avait dit oui à toutes ses requêtes pour s’en débarrasser. La passation faite, son père était parti, le pas lourd. Lucie avait fermé la porte sur lui avec un sentiment étrange de nouveauté. Martin avait tourné les talons et s’était dirigé vers la cuisine pour se faire un café. Il n’en proposa pas à sa jeune épouse. Le dos collé à la porte, Lucie réalisa qu’elle allait devoir tout oublier pour tout réapprendre.

Quelques mois lui ont suffi pour s’approprier le rôle de l’épouse parfaite. Elle aimait sa routine ménagère, prendre soin des cadeaux de mariage, aller travailler, préparer ses cours, nettoyer les cadres des photos de famille qui s’accumulaient, parler à ses plantes et caresser son ventre pas encore rond. Bientôt, elle aurait une famille à chérir. Dans l’attente de ce jour à venir, Lucie s’employait à créer le cocon qui viendrait accueillir le fruit de ses rêves. Elle se documentait dans divers magazines, regardait les articles sur internet vantant tel ou tel biberon, ou lit parapluie. Devenir mère était une préparation de longue haleine. Et en même temps, elle avait trop peu de temps. Les soirées étaient employées à la peinture, à la décoration, au pliage du linge neuf. Elle pleurait avant l’heure, juste en s’imaginant son bébé dans son premier body. Cette petite chose à venir la terrifiait tout autant qu’elle était désireuse de la rencontrer. Martin la secondait. Moins passionné, mais présent tout de même. Pour lui, un biberon restait un biberon. Quand il entendait les arguments de vente, il levait les yeux au ciel. Cela le dépassait. Alors il laissait Lucie choisir.

La maison était fin prête à accueillir leur bébé. Tout était sécurisé et décoré avec goût. Elle entrait dans chaque pièce avec la satisfaction profonde d’être chez elle. Elle voulait ressentir cette sensation partout où ses yeux pouvaient se poser. Des chambres jusqu’au garage. C’est à cet endroit qu’elle découvrit une frontière inconnue. À cette boîte posée sur la deuxième étagère. À cette écriture qui ne lui était pas destinée. Une écriture familière déjà observée sur les herbiers dans le salon. Elle n’était plus chez elle.

Un sourire satisfait déforme le visage de Lucie. Des années qu’elle souhaitait avoir cette occasion sans s’imaginer qu’un jour elle se présenterait à elle. Des années à essayer de comprendre la relation entre Martin et cette femme, cette ombre qui planait au-dessus de leur couple pour en arriver à l’intime conviction, intolérable, douloureuse, qu’une autre qu’elle avait atteint son cœur. Un cœur habité, puis déserté, il est resté amoché par l’absence et le doute.

— Tu étais juste une fille morte de peur d’avouer ses sentiments. C’est bien beau de te cacher derrière la morale, derrière l’inexpérience de Martin. La vérité c’est que lorsque l’occasion s’est enfin présentée, tu as raté ta chance. Et aujourd’hui tu te tiens à distance pour que les regrets ne soient pas trop violents à supporter. Tu es lâche, égoïste et manipulatrice.

Hélène inspire profondément. Elle tournoie son verre plus vite. Lucie s’approche de sa faille.

— Tu as fini ? C’est bon ? Partout, il faut mettre des mots, des définitions à tout et n’importe quoi. Il faut tout nommer, tout clarifier, tout cloisonner. Je n’ai jamais réussi à trouver la frontière. Donne-moi tous les torts, attribues moi tous les défauts, fais de moi ce que tu veux. Je m’en fiche.

Lucie la croit. Hélène protège autre chose ou quelqu’un d’autre. Elle est prête à essuyer sa colère sans broncher. Qui peut avoir tant d’importance dans sa vie ?

— Pourquoi tu l’as abandonné, alors ? Et je ne veux pas une tes excuses toute faite, d’une pseudo moralité. Me laisser un mari, foutaise. Je veux connaître la vraie raison. Pourquoi ce jour où tout était possible est devenu impossible ? Qu’est-ce qui a changé ?

Le vin déborde légèrement. À peine une goutte qui s’étire le long du calice et poursuit sa route jusqu'à la tige. D’un doigt, Hélène l’essuie et la porte à ses lèvres. Lucie perçoit son malaise. Elle sait qu’elle vient de la mettre dos au mur. Martin se tourne vers les deux femmes et s’immobilise. Lui aussi attend sa réponse. Les muscles tendus, les doigts tordus, Lucie est suspendue à ses lèvres. Gagner ou perdre. Il n’y a pas de satisfaction à retirer de la scène. Hélène jette un coup d’œil rapide à Juliette et Martin, puis incline la tête. Ses yeux s’assombrissent. Ce n’est plus qu’une question de secondes. Perdre ou gagner. Il est trop tard. Ce soir, personne ne gagnera. Tout le monde perdra. Lucie souhaite être délivrée d’une ombre, que Martin le soit aussi, même si leur couple ne survit pas, même si leur famille vole en éclat, Lucie ne peut plus faire semblant. Sinon elle ne survivra pas non plus.

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