Chapitre 19 - 2

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Tu portais ce parfum – chèvrefeuille – peu commun. J’en ai acheté un exemplaire il y a des années. J’en ai encore pour longtemps, je n’en suis qu’à la moitié du flacon. Parfois, sans raison, j’en vaporise la salle de bain. En quelques secondes, je suis projeté à Saint-Louis, assis à tes côtés, à t’écouter me parler du camp. Je suis le renard apprivoisé, laissé à l’abandon sur le bord de la route. Le petit prince agirait-il ainsi ?

— C’est suffisamment fort comme ça, Martin ? Tu es satisfait ? Tu as entendu ce que tu voulais ?

— Merci.

Le bruit du silence, du vrai silence ressemble donc à ça. Une rue paisible un soir d’hiver. Il n’y a rien d’extraordinaire. C’est calme. Trop calme, trop sage. J’aurais aimé te dire tout ça, même en vrac, avec mes mots pas si beaux ; ils ont perdu de leur splendeur à force de prendre la poussière. Je manque toujours de courage. Plus rien ne me retient ici. Je veux retourner à ma vie. Demain je verrai ce que je ferai. Je suis prêt à braver l’inconnu. Adieu, Hélène. À moi l’air frais. À moi la voiture. À moi l'avenir. Mes clés sont bien dans ma poche. Je me casse de cette maison.

Ma manche.

Mon corps s’arrête.

En équilibre sur le trottoir.

Mon estomac se retourne.

Tu me retiens.

Tu me réponds.

Je me retourne pour te faire face. Que vais-je voir dans tes yeux ? Un espoir fragile me tenaille. Je le croyais disparu lui aussi, mais il surgit de nulle part. Comme toi. Tu me souris. Pour la première fois. Je suis au bord d’un gouffre. Tu m’empêches de sauter dans le vide. De me tuer. Je te souris à mon tour. Je crois. Et parce que je suis incapable de prononcer un mot, j'écoute juste le silence que nous partageons. Jusqu’au bout, écoute-moi. Regarde-moi bien dans les yeux, Hélène. Je vais tout t'avouer.

Tu es partie un beau matin avant que je ne me réveille. Tu as mis deux jours à m’envoyer un SMS pour me dire que ton amie Irène était dans le coma. Deux jours sans nouvelles de toi. Tu as une idée de ce que ça m’a fait ? Dès que j’ai appris la nouvelle, j’ai voulu être près de toi. Pour te soutenir, te protéger, sécher tes larmes, remplir les papiers administratifs. Tu as refusé. Tu m’as dit que c’était de ta responsabilité ; tu devais être seule ; que sa fille comptait sur toi. C’était donc elle mon ennemie secret. Celle que tu avais choisi à ma place. Tu n’avais pas besoin de moi. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris, après des années de réflexion, que tu n’avais jamais eu besoin de moi. Pas au sens traditionnel. Et j’ai merdé. J’ai revu Lucie. J'ai de nouveau couché avec elle. Elle m’a dit les mots que j’attendais de toi. Et j’y ai cru. Par faiblesse, par peine, par orgueil. Finalement, je suis faible et lâche, comme les autres. Tu t’es trompée sur moi. Je n’ai pas toutes ces qualités que tu m’as accordées autrefois. Son parfum était de retour dans mon appartement. Il a remplacé le tien.

Des semaines avaient passé. Les choses s’étaient précipitées avec Lucie. J’avais dit oui à toutes ses demandes. Par culpabilité. Elle voulait rester dans la même ville, j’ai accepté qu'elle emménage avec moi, à la place de Tony.  Tu es revenue à moi. Tu voulais que l’on se voie. Alors je t’ai dit « Non ». J’avais honte, Hélène. Honte de t’avoir trahie et j'étais en colère contre toi. Je t’en ai voulu de m’avoir fait croire que je n’étais pas assez important pour être près de toi. J’ai regretté. Chaque jour. Amèrement. Nos liens se sont rompus sur un refus. Je t’ai avoué m'être remis avec Lucie, un jour où j’ai eu assez de courage pour le faire. Tu m’as félicité. Pas une larme, pas un mot de trop. Tu es restée l’amie parfaite. Comme si notre nuit n’avait jamais existé. Dès lors, nos SMS se sont faits plus rares. Ma boîte aux lettres s'est retrouvée orpheline de tes missives. Presque plus d’appels. Je n’osais te parler de ma vie sans aborder Lucie, tu ne prononçais même pas le prénom de cette enfant qui te volait à moi. Ton rire était différent, plus grave. Il n’avait plus sa spontanéité. Mais je me suis tu, trop englué dans mes propres décisions. Il y eut de plus en plus d’excuses pour ne pas se contacter, des oublis, des actes manqués. Tu étais déjà partie. Et je ne m’en suis rendu compte que trop tard. J’ai reçu ton dernier SMS comme un soulagement. Tu disais que la vie changeait, que les gens changeaient. Que notre histoire avait été belle, mais qu’il était temps de tourner la page. Que je devais, à l’avenir, me consacrer à Lucie. Que ton rôle s’arrêtait là.

Je m’en doutais mais je n’étais pas prêt à être lâché au milieu d’une rue. Personne ne pouvait comprendre pour quelle raison un type se baladait le visage en larmes. J'ai morflé ; ma bêtise, ton abandon. Je n’ai pas su interpréter les signes. Je n'ai pas agi pour changer quoi que ce soit. Je porterai ces regrets toute ma vie.

Lucie a répondu présente. Elle m’a aimé avant que je ne l’aime à mon tour. Elle m’a fait découvrir de nouvelles sensations. Être père déjà. Avoir une vie simple. Confortable. Rassurante. Elle avait besoin de moi, et moi d’une femme à qui je pouvais manquer. Elle a pris la place qui te revenait. Je pensais avoir fait le choix de la raison.

En dix ans, je t'ai envoyé des bouteilles à la mer. Des messages sur les réseaux sociaux tous les six mois. Rien. Juste le mot "lu". Et un poignard de plus. Tu es forte au "Roi du silence". Je m'incline.

Tu n'as pas voulu de moi. Tu m'as refusé tous les rôles. J'aurais accepté n'importe lequel, même figurant. Sans texte, sans scène, mêlé à d'autres, au milieu d'une foule, même loin, au dernier plan. J'aurais signé sans réfléchir. Des miettes sont préférables au "rien" qui ronge. Tant que je pouvais te voir, te parler, savoir que tu allais bien. J'ai gardé pour moi les mots interdits pour que tu ne te sentes pas mal à l'aise. Je pouvais les refouler, les taire, les ignorer pour avoir la chance de te garder près de moi.

Tes bras ont manqué à l'appel pour porter ma fille, Sophie. Tu es la chaise vide à mon mariage. Tu es le 6 Juin, jour de ton anniversaire, jour silencieux, où toutes mes pensées te sont consacrées. Les as-tu reçues ? Tu es l'absente des photos de soirées entre amis. Tu es le numéro manquant dans ma liste d'appel.

Je voulais juste un minimum. Un presque rien. Ce n'est que le néant qui m'attendait. Un espace vide que mon esprit a comblé pour avancer. Ton fantôme est né de ce manque. Je l’ai aimé faute de t’avoir. Je n’arrivais même pas à te haïr.

Te voilà. En chair et en os. Je peux te toucher. Je peux te voir. J'espère que mon cerveau ne me joue pas un tour cruel.

Sous la lumière du réverbère, je doute d’avoir fait un seul bon choix depuis que tu m’as quitté au petit matin. Sensation de déjà-vu. Toi, moi, une rue déserte, une nuit épaisse et l’envie irrépressible d'un rapprochement. Te prendre à nouveau dans mes bras. Orphelins. Te serrer contre moi. Oublier. Sentir ton parfum. Te retrouver. M’enfouir dans tes cheveux. Ressusciter. Et te dire à l’oreille que je regrette. Et t’entendre me répondre : moi aussi. Tu m'entendais ?

Je crois que je t’embrasse. Toi ou ton fantôme. Moi ou le jeune homme que j’étais… je ne sais plus qui, je ne sais plus quand mais nos lèvres sont scellées désormais.

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