Chapitre 8-1

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La porte d’entrée claque bruyamment — coups de pieds secs, froissement de tissu, souffle profond suivi d'un râle satisfait. Les deux femmes s’agitent pour finir de nettoyer la cuisine, quand Arnaud apparaît, le sourire vissé au visage.

— Il ne fait pas chaud dehors !

Juliette poursuit ses tâches en évitant soigneusement de croiser son regard.

— Je vais aux toilettes, annonce Lucie, en quittant précipitamment la pièce.

Le jeune homme s’efface pour la laisser passer.

— Je lui fais peur à ta collègue ?

Sans réponse de Juliette, Arnaud poursuit.

— Bref, ce n’est pas important. Allez, laisse un peu tomber ta vaisselle. On s’en occupera plus tard.

Juliette se raidit quand les mains chaudes et puissantes d’Arnaud saisissent ses hanches.

— Je préfère m'en débarrasser maintenant. Ce qui est fait n’est plus à faire.

Une vague de frissons ondule dans son bas ventre. Si forte que ça en est presque douloureux.

— Ce qui est fait n’est plus à faire ? C'est un peu banal, non ? Tu es plus originale, d'habitude ! Ceci-dit, j’ai bien une idée d'une chose à faire qui ne le serait plus ensuite.

L’œil taquin, Arnaud la défie. Il sait qu’elle aime être provoquée. Pourtant l’envie n’est pas au rendez-vous. Le danger qu’un convive les surprenne ne la stimule pas. En temps normal, elle aurait sauté sur l’occasion : même fugace, le sexe est une soupape de sécurité qui lui aurait permis de respirer. Arnaud l’embrasse dans le cou, improvise quelques pas de danse en la gardant contre lui. Il titube légèrement. La tête posée sur l’épaule de Juliette, sa bouche contre son oreille, sa voix se fait plus douce.

— Dis-moi Juliette, pourquoi ai-je l’impression de devoir réclamer ton attention aujourd’hui ?

— N’importe quoi ! s’insurge-t-elle en essayant de le redresser pour pouvoir lui faire face. Mais Arnaud l’en empêche et garde la position.

Ils ne peuvent pas se voir, l’un enfoui dans les cheveux bruns et l’autre, le front posé contre le torse musclé.

— Alors tu ne m’évites pas ?

— Non, bien sûr que non. Pourquoi ferais-je cela?

— C’est à toi de me le dire.

Juliette finit par fermer les yeux et se laisser bercer par le mouvement de balance. Son corps entier se relâche. C’est tendre et doux. Si doux que cela semble fragile. Si fragile qu’elle a peur. Peur de ne pas savoir quand il faut s’arrêter, quand il faut poursuivre, quand il faut se contenter de sa place.

— Je te crois, alors.

Juliette recule pour observer le visage d'Arnaud, touchée de le voir si vulnérable et si confiant. Elle passe une main dans les cheveux de son amant, avant de glisser son index le long de l’arête de son nez, et d’effleurer ses lèvres charnues. Arnaud esquisse un sourire et ferme les yeux. Elle caresse du bout des doigts les espoirs d’un homme qui ne demande qu’à croire en elle. C’est un diamant brut, un cœur d’enfant qui cherche simplement à être rassuré. Est-elle capable d’être celle qu’il attend ? Elle en doute. Elle sait qu’elle n’est pas ce qu’il pense qu’elle est. Combien de temps encore le mensonge va-t-il perdurer ? Quand se rendra-t-il compte qu’elle est insatiable, une fille que l’on n’épouse pas, et surtout pas devant Dieu ?

— Garde les yeux fermés, chuchote-t-elle.

Arnaud acquiesce. Juliette l’entoure de ses bras fins, enfouit sa tête dans son cou, y frotte son nez, hume son odeur, se rassure avec les notes boisées de son parfum et l’odeur du tabac. Arnaud se laisse faire sans que son sourire ne le quitte. Il est si différent de Lucie...

Quelques minutes plus tôt, elle avait Lucie dans ses bras. La frêle Lucie, aux joues qui rougissent à la moindre émotion. Sa bouche se souvient des lèvres douces et impatientes de la jolie blonde. Ses yeux revoient ses joues s'empourprer et son regard se voiler de larmes. De la fragilité qui émanait d'elle et du désir qu'elle a éprouvé. A présent, blottie contre le corps chaud d'Arnaud, Juliette espère une hallucination. Mais son cœur la contredit. Elle ne rêve pas. C’est à peine croyable, elle vient d'embrasser une femme puis un homme en moins d’une demi-heure. En ce laps de temps, elle a réussi à rendre sa vie amoureuse d’une incroyable complexité.

Et remonte, dans les effluves de parfum et de cuisine, un été ancien. Souvenir vif et net comme le soleil de ses seize ans. « Tu veux sortir avec moi ? » lui avait demandé Mickaël de but en blanc. Elle avait dit oui, par ennui, par curiosité aussi, et parce qu’elle le trouvait gentil. C’est un critère qui l’avait toujours séduite — la gentillesse. Une qualité dont elle manque. Elle avait dit oui, mais elle se délectait davantage des bavardages du soir avec sa copine de chambrée que de cette relation ostentatoire. Elle se pavanait toute la journée au bras du beau Mickaël, qui n’y voyait que du feu, trop heureux d’avoir une si jolie fille contre lui. Ils se baladaient de groupe en groupe, collés l’un à l’autre, d’activité en activité, affichant leur couple aux yeux de tous. Juliette aimait être amoureuse.

Le soir venu, enfouie dans une couverture en laine marron, elle racontait dans les moindres détails sa journée à son amie Claire. Elle se livrait sans hésitation : le baiser trop mouillé avec la langue qu’elle avait dû essuyer discrètement, la gaule de Mickaël, après qu'il l'avait chevauchée pour lui appliquer de la crème solaire. Claire riait, jubilait et en redemandait, Juliette obtempérait sans trop se faire prier. Elle parlait crûment, pour se donner un genre, pour préparer le terrain. En échange de ses anecdotes, Claire devait raconter elle aussi ses histoires avec David. Le beau David qui rendait folle Juliette en secret.

Toutes les filles le voulaient, y compris Juliette qui ne pouvait l’avouer à son amie. Mais lui n’en voulait qu’une, Claire. Ils se l’étaient promis l’année précédente, ces trois semaines de colonie devaient être l’accomplissement de leur relation à distance. Et elle le fut. Claire était heureuse, et Juliette lui apportait son soutien, tout en profitant des confidences de son amie pour se les approprier au moment de s’endormir. Par ses rêves, elle entrait en communion avec le garçon qui lui plaisait vraiment et qui dormait deux étages plus bas. Ses fantasmes n’étaient connus que d’elle. Elle voulait ce qui ne lui appartenait pas. Elle voulait ce qu’elle ne connaissait pas encore. La morale n’avait que peu d’importance pour elle. Ainsi était faite Juliette. Elle grandissait, toujours plus avide de sensations, d’expériences. Elle s’appliquait à superposer une multitude de vies en une seule. Son apparente bienveillance la rendait insoupçonnable.

Au réveil, elle devait faire l’effort de se rappeler qu’elle sortait avec Mickael. Le gentil Mickael. À chaque fois, la jalousie lui serrait un peu plus le ventre. Claire à côté d'elle semblait tellement légère, tellement comblée. Et plus Juliette se sentait frustrée, plus elle devenait provocante. Un jour, juste après avoir quitté les bras de Mickael, elle était allée voir David, lui annonçant de but en blanc que d’ici la fin de la colonie, elle l’aurait embrassé. Le garçon avait cru à une blague, regardant partout autour de lui pour voir s’il n’y avait pas des copains cachés en embuscade. Personne dans les parages. L’air sérieux de la jeune fille avait fini par le convaincre. Elle voulait l’embrasser. Lui. Alors qu’il était en couple, qu'elle aussi, et que sa copine Claire était son amie. Que pouvait répondre un jeune homme de seize ans à une telle requête ?

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