Chapitre 7-2

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— Regarde-moi, Hélène.

Elle lève la tête vers lui jusqu'à rencontrer son regard. Une décharge électrique parcourt sa colonne vertébrale. Il est si grave qu’elle s’arrête de respirer en attendant que le couperet tombe. Il finit par détourner le regard.

— Ne me regarde pas, finalement, dit-il, embarrassé.

Gênée, elle fixe ses chaussures, avant de changer d’avis en admirant le ciel étoilé. Martin adopte la même position. Ils sont côte à côte à regarder l’infini. Comme avant. Elle avait oublié la sensation d’être près de lui, en silence. Une compagnie douce et solide.

— Je ne t’en veux plus, si c’est ça qui t’inquiète. Plus aujourd’hui en tout cas.

— C’est vrai ? lui dit-elle, si soulagée qu’elle ose croiser son regard.

— Retourne-toi ! Je n’ai pas fini !

Hélène plante à nouveau ses yeux dans les étoiles, glacée.

— Je disais que je ne t’en voulais plus. Mais cela m’a pris du temps pour en arriver là. Je t’ai détestée et je n’ai jamais détesté quelqu’un. On ne peut le faire qu’avec des personnes en qui l’on a eu confiance, n’est-ce pas ? Mais rassures-toi, tu ne m’inspires plus ce genre de sentiments.

— Il t’a fallu combien de temps pour les effacer ?

— Des années, lâche-t-il dans un souffle.

Hélène ferme les yeux.

— Je suis désolée si je t’ai fait souffrir. Je ne voulais pas ça.

En fait si.

— C’est évident. Pourquoi tu voudrais me faire du mal, après tout ?

Je l’ai souhaité quelques secondes seulement. Juste une minute tout au plus. Voir une journée. Ou deux. Mais pas autant. Non, pas autant !

— Tu savais que je souffrais ?

— Oui.

Martin s’agite. Elle n’ose plus le regarder, pourtant elle voudrait le prendre dans ses bras pour le rassurer. Elle voudrait lui dire tant de choses qu’elle retient par peur d’exposer des sentiments qu’elle ne pourrait plus maîtriser. Hélène lutte contre deux désirs qui s’opposent : le faire fuir et le garder près d’elle. L’avoir si près, si vrai, est aussi délicieux qu'insupportable.

— Et tu as eu mal aussi, comme moi ?

Oui.

— Je ne peux rien faire pour toi, Martin.

— Je n’ai encore rien demandé !

— Je n’ai pas cette impression. Tu veux que je dise quoi, alors ? Tu veux que je refasse le film ? Ça ne sert à rien. Absolument à rien. Rien de productif ne pourra en sortir.

— Tu nous laisses aucune chance de nous expliquer alors ? Tu décides seule de l’issue ? Je ne suis plus un gamin, bon sang ! J’ai aussi le droit de dire ce que j’ai sur le cœur. Productif ? Parce que tu crois que les relations humaines doivent être productives ou rentabilisées ?

Ne dis rien. Laisse-moi tout endosser, s’il te plait.

— Tu te comportes comme un enfant ! Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ! Moi aussi je peux jouer à ce jeu-là. Tu parles de relations humaines ? Toi ? Le gamin qui se fichait des autres ? Qui n’a jamais eu un ami durant toute sa scolarité !

— Je t’avais toi, Hélène ! Et ça me suffisait ! Je n’avais pas besoin de plus. Je m’en foutais d’avoir une putain de liste à rallonge d'amis de circonstance. Je m’en foutais de passer pour un asocial, pour un con, tant que je t'avais toi ! Ça n'a jamais eu aucun sens d’être entouré par une foule de gens et se sentir seul malgré tout. Je sais que tu comprends. Je le sais.

Oui je comprends. Comment fais-tu pour me secouer ainsi, quand tous les autres ne parviennent même pas à m’atteindre ?

— Il est temps de rentrer. Ils doivent nous attendre, conclu-t-elle d’une voix claire.

— Tu n’es pas comme ça. Pas si froide…

Si, je suis ainsi, mais jamais avec toi.

— Tu ne me connais plus, Martin.

Une violente décharge au ventre accompagne ses derniers mots. Elle voit ses yeux sérieux s’embuer. Hélène détourne le regard.

— Et ta promesse ?

Quelle promesse ? Tu pouvais être heureux sans moi. Je devais te protéger. Coûte que coûte. De moi, de mes failles. Parce je devais veiller sur toi comme l'aurait fait une grande sœur. Quand je me suis rendue compte qu’il y avait autre chose qui m’attirait en toi. Inexorablement. Tu étais plus qu’un port d’attache, plus qu’un écho à mon âme, plus qu’un partenaire silencieux. Je n'aurais jamais pu te le dire, tu te serais enfui comme moi. Les sentiments que je nourrissais à ton égard ne pouvaient éclore qu’une fois que tu serais devenu un homme. La morale m’a retenue, la gêne a étouffé les mots qui ne demandaient qu’à venir à toi. Tu n’étais pas prêt à l’entendre. Tu ne l'es toujours pas.

— C’était dans une autre vie.

Dans la nuit glaciale, sous les étoiles, ils ne sont plus que deux personnes sont côte à côte. Seul un lourd silence résonne sans fin, leurs cœurs assiégés par de vaines questions. Leur langage secret ne fonctionne plus. Il ne leur suffit plus. Il leur faut des mots, des phrases, des explications... des réponses. Une larme, unique, roule sur la joue de Martin, qu'il efface d’un revers de main.

— Cette vie est celle où tu appartient à Juliette alors ? Car c’est elle, n’est-ce pas ? C’est à cause d’elle que tu es partie.

Il se retourne vers elle. Son crâne est entouré de ses deux mains, comme si sa tête pouvait lui exploser entre les doigts. Sans la quitter des yeux, il exige une réponse. Hélène le sait, mais s'oblige à ne pas quitter le ciel de vue. Elle le fixe coûte que coûte. Elle ne peut pas avouer ce qu'elle a sur le cœur. Pour elle, il reste le gamin qui observait le monde d'en haut. Sauvage. Incapable de faire confiance. Le voir aujourd'hui en père de famille est pour le moins déroutant. Est-il seulement heureux ? Depuis dix ans, c'est sûrement ce qu'elle se demande le plus souvent. D'abord lui avant son propre bonheur. Le choix du silence et de l'absence fait autrefois, le referait-elle maintenant ? Tiraillée entre son désir de parler enfin et sa raison d'aînée, de protectrice, Hélène lutte pour ne pas s'effondrer.

Il est trop tard. Définitivement trop tard. Nos vies sont faites, tracées parfaitement. Il nous faut assumer nos choix. Il n’existe pas de bouton reset, pas de vies supplémentaires dans nos poches. La réalité, la voici. Accepte-la comme elle est, Martin. Accepte-la, Hélène, tu n’as pas d’autre choix. Il n’y a que ça à faire. Le reste appartient au passé, à nos mémoires imparfaites, à nos cœurs insatisfaits.

— Je me suis trompé, tu as peut-être changé finalement, lance Martin sans avoir eu la moindre réponse à sa précédente question.

Il lui tourne le dos et se dirige vers l’entrée, laissant Hélène le nez dans les étoiles. C'est lui. Même des années de silence ne peuvent rien y changer. Il ne pourra jamais être un étranger ou un vague souvenir. Il sera à jamais cet enfant taiseux, au regard sévère, cet ado qui lui posait parfois des questions, ce jeune homme qui n'attendait plus qu'une réponse. Qu'elle ne donna jamais. Par excès de confiance, par orgueil, par égoïsme. Pardonne-moi, Martin, d’être ainsi.

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