Chapitre 7-1

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Martin n’en finit pas de regarder son assiette. Il fait trop chaud ici. En revoyant Hélène, une foule de questions et d'émotions l'assaillent. Elle se tient à ses côtés, pourtant sa présence semble irréelle, inconcevable. Elle lui glisse un « tout va bien ? » à l’oreille. Il veut lui dire : Non ! Bien sûr que non ! Comment pourrais-je aller bien ? Mais il ne dit rien, et s’enferme dans ce mutisme qu’il connaît si bien. Il ne cherche même pas à faire semblant de suivre les conversations. Il s’en fiche. Hélène est là, c’est tout ce qui compte à présent. Le reste a peu d’importance. Les coups de fourchette s’enchaînent, les assiettes se vident progressivement et Martin n’a pas encore touché à la sienne. La mini quiche lui reste sur l’estomac.

Quand Arnaud propose de sortir, Martin saute sur l’occasion sans réfléchir. Le froid ne peut que lui faire du bien. Il est même prêt à sortir sans manteau. Mais Hélène le suit. Il sent sa présence dans son dos, son stress augmente. Il espère que l’air frais chassera les pensées qui surchauffent son esprit.

Sur le perron, Arnaud lui tend une cigarette. Hélène les regarde en silence. Ils ne sont plus que trois, dans l'intimité d'une nuit tombée. Martin ose alors l'observer sous couvert d’une semi-obscurité qui le rassure. C'est donc vrai. Ce n'est pas un fantôme. Hélène est sortie de ses rêves pour prendre une forme humaine, qui peut répondre, rire et le toucher. Hélène ressuscite d'entre les souvenirs. C'est trop tard, maintenant. Martin ne compte plus le nombre de fois où il a imaginé une rencontre fortuite au détour d’une rue, à une caisse, en sortant de sa voiture, dans un restaurant, en voyage, dans un quotidien bien huilé où l’inattendu n’a pas sa place. Il a souhaité qu’elle apparaisse, qu'elle surgisse, naturellement, au détour de sa vie. Jamais ses vœux n’ont été exaucés. Jusqu’à ce soir. Jusqu’au moment où elle s'est laissée deviner, dans l’embrasure de cette porte, vêtue d’une longue robe, aussi magnétique qu’auparavant. Reviens à ta place, là où tu étais depuis des années, à l’abri dans mon imaginaire. Coincée dans sa gorge, cette pensée ne le quitte plus. Son cœur n’était pas préparé à l'irruption de son rêve dans la réalité. La situation actuelle ne colle pas avec les scénarios qu’il s’inventait. Aucun ne ressemblait de près ou de loin à cette configuration-là. Qu’elle revienne plus tard mais pas ce soir, pas dans ces conditions, pas devant sa femme, entouré d’inconnus, pas devant ce « lui » en manque de confiance, au chômage, en pyjama la moitié de la journée, avec ce visage renfrogné. Cela ne devait pas se dérouler ainsi. C’est injuste !

***

Les deux hommes fument sur le perron, Hélène se contente de les accompagner en silence. Arnaud tire sur sa cigarette à un rythme effréné. Ils échangent des banalités - le temps glacial, le repas, le quartier, le foot - des choses sans intérêt. Hélène n'a rien à dire. Ce n’est pas grave, au moins elle entend sa voix. Elle s’accroche aux mots mêmes futiles comme à une bouée de sauvetage. Elle se tient droite, les mains dans les poches et le cœur au bord de l’implosion. L’enfant sauvage est de retour. En y regardant de plus près, ses traits se sont durcis avec le temps. Le visage juvénile a disparu, mais il a toujours son air très sérieux. Naïvement, elle l'imaginait jeune à jamais. Elle avait oublié le temps passé, irrécupérable, dévastateur.

Elle réalise qu’elle aussi a vieilli. Par réflexe, elle effleure son visage, ses rides sont bien présentes. Mince. Elle sourit, à cause du ridicule de sa pensée et parce que… parce qu'elle ne sait pas quel moyen utiliser pour aborder Martin le Terrible. Il semble si déterminé à l’ignorer.

Arnaud a déjà fini sa cigarette. Il sautille pour se réchauffer.

— Rentre si tu veux, lui propose-t-elle.

— Non ça va, je vais attendre que Martin finisse la sienne. Ne jamais laisser son partenaire fumeur, même si tu te cailles sérieusement. C'est une règle.

— Donne m’en une, alors.

— Tu fumes ? s'étonne Arnaud, tu n’as pas une tête de fumeuse.

— On me le dit souvent.

Arnaud sort une cigarette et la tend à Hélène. Martin les ignore.

— Je prends la relève, vas-y, rentre avant d’attraper froid.

— Oui, maman !

Hélène lui flanque une tape dans le dos que son manteau amortit sans mal. Petit morveux !

— Un peu de respect pour tes aînés ! lance-t-elle tout sourire.

Arnaud se retourne et fait mine de ne pas comprendre avant de pénétrer dans la maison. Quelques secondes s’écoulent qui semblent une éternité. Le temps pour Hélène de réaliser qu’elle est seule avec Martin. Exactement ce qu’elle souhaite depuis le début de la soirée. Il est là, à ses côtés, une cigarette à la main, et les mots ont décidé de foutre le camp.

— Ça ne te va pas, la provoque Martin en désignant du menton la cigarette.

— C’est pour toi.

Elle lui tend la cigarette qu’il regarde fixement. Prends-la bon sang ! La sienne s’est consumée jusqu’au filtre. Elle tente de masquer son impatience, mais elle sait qui est en face d'elle. Avec lui, inutile de jouer la comédie. Son masque d’apparente tranquillité ne le trompe pas, elle en est convaincue. Elle pourrait fondre en larmes sur place, mais elle les retient de toutes ses forces, accrochée à l’espoir qu'ils aient une véritable conversation.

— C’est vraiment surréaliste comme situation, lâche-t-il en récupérant la cigarette. On fait comment dans ces cas-là ?

— Je dirais : comme avec n’importe qui.

— Nous sommes n’importe qui alors ? sort-il en plantant ses yeux dans les siens.

Hélène secoue la tête en détournant son regard. Il esquisse un sourire, ses traits s’adoucissent. Le cœur d’Hélène fait un bond dans sa poitrine. Martin allume sa cigarette, tire dessus, jette un coup d’œil vers le ciel étoilé.

— Pourquoi tu as fait semblant de ne pas me connaître ?

— J’ai été prise au dépourvue. Tu n’as rien dit non plus.

— C’est vrai. On va dire que j’ai été pris au dépourvu aussi, répond-t-il en s’intéressant aux volutes de sa cigarette.

Hélène ferme les yeux un instant. Il m’a parlé… Pour de vrai. Peu importe ses propos, ils lui sont destinés, elle savoure ce cadeau inespéré. Le temps peut s'arrêter à ce moment-là précisément. Le silence s’installe, moins pesant, plus parlant. Il en dit plus sur leurs émotions à fleur de peau que n'importe quel mot. Martin s'amuse avec les volutes, Hélène se balance en équilibre sur une marche du palier. Elle n’est qu’à quelques centimètres de lui, face à la rue endormie, le regard porté au loin, le plus loin possible. Dans cette accalmie convenue, l'un et l'autre respirent pour la première fois de la soirée. Elle voudrait suspendre le temps indéfiniment, certaine qu' elle ne connaîtra plus ce silence à ses côtés. Quand les maux seront exposés, leur lien sera détruit, si ce n’est déjà le cas.

— Désolé d’avoir réagi comme ça. Je me suis comporté comme un con.

— Tu n’es pas obligé de t’excuser.

— Je crois que je ne peux que m’excuser ou m’énerver, reprit Martin après un réel effort d’articulation.

— Contre moi ?

Il grimace. Leurs paroles sont entrecoupées de silences, de regards dérobés, de soupirs. Chaque mot est soigneusement pesé.

— Tu n’as pas changé, tu sais. Je ne sais pas comment tu fais pour garder ton calme et ne rien laisser paraître. Tu as toujours eu une grande force de caractère. Enfin, plus que moi.

— C’est un reproche ?

— Je ne sais pas. À toi d’en juger. Pourquoi tu me poses sans cesse des questions ? Tout va bien ? Contre moi ? C’est un reproche ? Je ne veux pas répondre à tes questions. Après tout, tu ne m’as jamais donné de réponses alors pourquoi devrais-je le faire ?

L’enfant terrible est vraiment de retour. Cynique à souhait. Rien de pire qu’un enfant blessé pour vous toucher au cœur. Il n’existe pas beaucoup de solutions pour abréger les souffrances. Hélène lève les yeux au ciel tout en fixant les étoiles et décide de franchir le pas.

— Tu crois qu’un jour tu me pardonneras ?

— Te pardonner quoi ? Tu as mauvaise conscience ?

Oui…

— Ne joue pas à ça, Martin.

— Je n’ai jamais joué.

— Tu m’as comprise.

— Toi aussi, rétorque-t-il.

Elle lui laisse le dernier mot. La parole a toujours été une option entre eux. Les silences, les regards, les voix qui se meurent, s'étranglent en fin de phrases, les mots oubliés, non-dits, interdits, tout ça est plus important que n'importe quel discours. Elle sait d’avance les sentiments profonds qui animent Martin. Ses réactions ne font que confirmer son instinct. Mais elle n’est pas prête à y faire face.

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