Chapitre 2-1

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Juliette est une flaque. Une petite flaque qui veut se donner l’air d’un étang. Une flaque qui espère devenir un océan. Mais Juliette reste une flaque. Elle manque d’un presque rien qui ferait toute la différence.

Juliette lit beaucoup et peut compter sur sa redoutable mémoire. C’est son meilleur atout. Elle parvient à donner l’illusion d’être une personne instruite, sûre d’elle et mature, le temps d’une soirée, lors d’une exposition, ou en salle des professeurs. Juliette est douée pour apprendre. Elle peut tout retenir, et n'en paraître que plus cultivée au moment opportun. Beaucoup seraient heureux d’avoir cette capacité naturelle mais ce n’est pas assez pour Juliette. Rien n’est suffisant. Apprendre, ce n’est pas agir. Apprendre, ce n’est pas vivre. Apprendre, c'est théorique. Des mots la traversent, s’impriment en elle et puis que se passe-t-il ? Rien. Elle voudrait plus : créer. Du neuf, du vrai, du tangible, du concret. Mais rien n’est vraiment neuf. Les idées sont rapiécées, génération après génération ; à peine déguisées, elles reviennent dans les esprits, lesquels se trompent en croyant innover.

Souvent, elle aperçoit l’admiration dans les yeux de ses interlocuteurs lorsqu'elle cite un auteur ou fait part d’une anecdote qu’elle scénarise parfaitement. Pourtant, elle hait cette lueur autant qu’elle en a besoin pour noyer sa déception d’être tout juste bonne à réciter sa leçon correctement et avec le ton. Peut-on retirer une quelconque satisfaction à copier les autres ? À utiliser leurs mots, leurs pensées, leurs idées pour son propre compte ? Même maquillés, ils ne lui appartiendront jamais. Juliette ne fait qu’emprunter ce qu’elle ne peut inventer elle-même.

Ses jolis traits et sa jeunesse brouillent d'autant les pistes. Encore un subterfuge qu’elle maîtrise parfaitement — mais pour combien de temps ? Quand son visage sera marqué, quand sa peau se relâchera, quand sa mémoire défaillira ; que restera-t-il de ses beaux atouts ? Juliette s’empresse de chasser de son esprit cette vision triste, terne, faite d’ennui et de regrets. Elle ne peut finir comme cela. Pas elle. Une fille douée et admirée ne peut pas s’éteindre ainsi.

Combien de temps lui reste-t-il avant que quelqu’un ne se rende compte de cette supercherie ? Qui devinera le vide derrière ses phrases toutes faites et la jalousie masquée par son rire ? Qui osera la traiter de menteuse, d’actrice ou de voleuse ? Pour l'instant, son visage enfantin, mutin, la sauve. Peut-être que les gens ne veulent finalement pas connaître ses tours de passe-passe. Juliette redoute cet instant autant qu’elle l’attend. Elle aime provoquer ce moment où tout pourrait s’effondrer en quelques secondes, juste pour se faire peur, pour une vibration, une émotion — vaine.

Elle admire les artistes, secrètement jalouse de leur liberté, de leur capacité à donner vie à une pensée. Ils parviennent à matérialiser ce qui ne peut avoir de corps. Juliette, elle, ne connaît que son corps. Un corps qu’elle use au gré des rencontres d’un soir. Pour se connaître. Pour devenir. Etreinte après étreinte, Juliette s’est découverte dans les caresses tantôt pressées, tantôt maladroites, souvent trop rares. Elle tente de créer une œuvre éphémère avec son corps tremblant, sa peau moite, sa frustration. À coup de reins, de sueur, de lèvres entrouvertes, de gémissements échappés, elle est à la recherche du frisson, de la décharge électrique qui adoucira ses regrets et sublimera son insatisfaction. Pendant quelques instants, elle est une créatrice de désir, de vie, de plaisir. Puis, tout se dissipe dans un râle libérateur. Les orgasmes atteints lui permettent d’être elle, juste elle, dans une œuvre qu’elle crée de toutes pièces. Parfois, Juliette est une artiste.

Pour l'instant, d'autres préoccupations l'habitent. L'horloge de la cuisine indique dix-huit heures pile — plus qu'une heure, une petite heure de rien du tout. Juliette s’agite dans tous les sens : plateaux apéritifs à préparer, chaises à sortir, cuisson du dîner à surveiller... Surtout ne rien oublier. Son visage s’enflamme. Elle vérifie sa messagerie. Rien de nouveau. Soulagée, elle retourne à son repas.

— Arnaud ? crie-t-elle depuis la cuisine, tu fais quoi, bon sang ?

Pas de réponse. Elle continue de faire revenir sa poêlée de légumes ; seuls ses gestes brusques laissent transparaître la colère sourde qui monte en elle. Mentalement, elle passe en revue chaque détail. Le cheesecake attend dans le frigidaire depuis la veille ; l’apéritif est presque prêt ; reste à assembler les tomates-mozza et finir de dresser la table. En entrée, elle a prévu une salade d’avocat — c'est rapide, mais cela pourra se préparer au dernier moment. Le poulet est au four — il faudra l'arroser tous les quarts d'heure —, et elle doit encore surveiller la cuisson des légumes : haricots verts, champignons et oignons nouveaux. Faire simple, c'est un bon compromis lorsqu'on n'est pas un cordon bleu. Mais si rien n'est difficile, il faut quand même s'en occuper. On ne serait pas trop de deux !

Hélène est partie depuis plus d’une heure. Juliette commence à s’inquiéter. Que fait-elle donc, par un froid pareil ? Prise d’un doute, elle verifie les affaires de son amie dans l'entrée. Son manteau et sa grosse écharpe ne sont pas sur le porte-manteau. Tout va bien.

Un coup d’œil sur l’horloge lui rappelle de ne pas perdre de temps. Dix-huit heures dix. Plus que cinquante minutes. Le temps file toujours à toute allure lorsqu'on en a le plus besoin.

— Arnaud ! Descend ! crie-t-elle en direction de l'escalier.

— Pas la peine de hurler, je suis là.

Surprise de le voir surgir de nulle part, Juliette sursaute.

— Où étais-tu passé ? Ça ne te dérange pas de me laisser tout organiser ?

Calmement, Arnaud se regarde dans le miroir de l'entrée, puis se tourne vers elle en lui adressant son plus beau sourire.

— Ça ne se voit pas ? Je me suis fait beau. Pour tes invités... mais surtout pour toi, répond-il en s'approchant d'elle.

Énervée, Juliette le détaille avec attention. Il s'est mis sur son trente-et-un. Elle devine les raisons qui l'ont poussé à faire ces efforts, mais Juliette n'y est pas sensible.

— C’est une soirée toute simple, tu sais. Tu n’avais pas à… sortir le grand jeu. Enfin, tu vois.

Elle ne veut pas le blesser et sa tenue soignée répond trop bien aux préparatifs méticuleux de cette soirée. Elle veut être parfaite, elle aussi ; mais là, à côté de lui, avec son jean usé et sa blouse unie, elle ressent un décalage. Évidemment, elle ne peut pas lui dire cela.

— Tu es disposé à m'aider maintenant ? tente-t-elle en diversion.

— Oui ma belle, mais pas avant d’avoir eu un baiser.

Juliette se laisse enlacer. Tandis qu’Arnaud l'embrasse tendrement, elle se demande si elle doit mettre des chandeliers pour parfaire sa table. L'horloge continue de la narguer. Il est dix-huit heures et vingt-deux minutes. Le temps file, encore et encore.

— Arnaud ! Je m’occupe du salon et toi, tu surveilles la poêlée, d’accord ?

— Ça me va. J’ai juste à remuer de temps en temps ?

— C’est exactement ça ! Tu es un chef, tu vois !

Arnaud n’a pas le temps de lui voler un autre baiser, Juliette a déjà disparu. Elle sort tour à tour les assiettes blanches en porcelaine de Limoges, les verres à vin, à eau, les couverts en argent et la carafe en cristal. Elle ajoute des bougies sur des petites coupelles pour créer une atmosphère intimiste. C’est un peu trop, non ? Sûrement. Quand elle reçoit, la jeune femme ne fait pas les choses à moitié. Elle saisit toutes les occasions pour sortir l'argenterie de sa mère. Elle a d'ailleurs de nombreuses anecdotes à ce sujet qu'elle aime raconter lorsque ses invités admirent les beaux couverts. Hélène sera touchée par l’attention. Lucie aussi, si elle vient. Juliette vérifie son téléphone. Toujours rien. Intérieurement, la jeune femme se prépare à une déconvenue de dernière minute. Elle le comprendrait après ce qui s’est passé la veille. Elle aurait aimé avoir l’occasion d’en parler avec elle, mais pas ce soir. Impossible. Elle espère au moins pouvoir la rassurer du regard. Seulement, elle n’est pas sûre d’être en mesure de le faire. Même si Juliette a toujours suivi son désir, sans se poser de questions.

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