Chapitre 1 - 1

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« Voici le début du Concerto pour piano nº 20 en ré mineur de Mozart par Maria Joao Pires, l’occasion pour Guillaume Gallienne de nous dévoiler pourquoi il adore ce morceau. Vous écoutez Radio Classique avec Olivier Bellamy, il est dix-huit heures, l’heure de Passion Classique.

— Guillaume Gallienne, bonsoir.

— Bonsoir, Olivier Bellamy.

— Alors, ce morceau de Maria Joao Pires vous rappelle une scène particulière, n’est-ce pas ?

— Exactement, Olivier. C’était une répétition publique. Chailly dirigeait. Maria arrive et jette un coup d’œil sur les partitions des musiciens. Tout à coup, la stupéfaction, la consternation se peignent sur son visage.

— Parce que… elle s’attendait, il me semble, à un autre concerto de Mozart.

— Elle avait préparé d’autres morceaux, notamment une pièce de Mahler, mais pas ce fameux concerto que nous allons entendre. Celui pour lequel elle avait travaillé n’était pas du tout le numéro vingt ! Elle entend l’orchestre commencer, et là elle est tétanisée. On la voit parler avec Chailly :

— Mais je n’ai pas la partition, je n’ai pas de notes, rien !

— Mais si, souviens-toi, tu l’as joué il y a deux ans.

— Justement, c’était il y a deux ans…

— Mais si, tu sais le faire, ça commence en ré mineur… Elle regarde les musiciens, horrifiée. Au moment de l’entrée du piano, c’est son corps qui joue, sa tête se noie dans l’angoisse absolue, mais ses doigts, eux, se souviennent. C’est l’entrée la plus humble que j’ai jamais vue de ma vie. »

Lucie baisse le son de la radio d'un geste nerveux.

— Prends la prochaine à droite, indique-t-elle à son mari.

— Où ça ?

— Dans la petite rue, là-bas, au fond.

Martin ne distingue aucune bifurcation ; il s’en remet à sa femme. L’artère principale du village est animée. Les passants vont et viennent, le pas pressé, entre une boulangerie et un bureau de tabac vieillot. Martin roule en dessous de la limitation, il regarde successivement le GPS, la route, et les mains de son épouse. Elle se ronge l'ongle du majeur.

— Le GPS ne dit pas ça, rouspète-t-il.

— Et qui crois-tu ? Cette machine ou moi ?

Les réverbères se succèdent, tandis que la radio continue à déverser ses notes de musique. Il ravale sa réponse. Après dix ans de mariage, il ne connaît que trop le désir de Lucie d’avoir toujours le dernier mot. La rue est visible. C’est le moment de se décider. Plus que cent mètres avant l’intersection. Lucie attaque l'index. Sa nervosité est contagieuse. Il freine pour tourner à droite et lui donner raison. Il abandonne ce combat qui n’en est pas un. Elle gagne le duel puis plonge sa main entre ses cuisses.

— On ne devrait pas tarder à arriver, lâche Lucie.

— Le GPS recalcule l’itinéraire.

— Laisse tomber, je connais le chemin.

— Je ne savais pas que tu venais assez souvent pour t’en souvenir, ironise Martin.

Elle hausse les épaules et regarde les façades défiler à travers la vitre. Ils s’éloignent du centre aux maisons en vieilles pierres et s'engagent dans un lotissement moderne où tout se ressemble, où les constructions identiques affichent jusqu’à la même boîte aux lettres et représentent bien le troupeau de moutons qui se cache derrière leurs murs. Martin déteste ces habitations reproduites à l’infini. Ces vies copiées-collées. L’hiver ne fait que renforcer son sentiment de tristesse. Pas âme qui vive. Son canapé lui manque déjà.

— Elle n’habite pas très loin du lycée. De temps en temps, elle m’invite à prendre un café.

— Elle est mariée, au fait ?

— Non, mais elle a un copain, en ce moment, je crois. Il sera peut-être là ce soir.

Il n’a aucune envie de participer à cette soirée, d’avoir à cacher son exaspération, de devoir placarder un sourire de façade, de s’intéresser à des conversations aux sujets tous plus ennuyeux les uns que les autres, de donner l’illusion qu’il se sent à l’aise. Tous ces efforts pour des personnes qu’il ne reverra jamais. N’est-ce pas ridicule ? Il ne connaît pas l’hôtesse, Juliette, et n’a pas cherché à en savoir plus avant d’être à destination. Il est peu curieux et sa femme peu bavarde.

— Elle attend d’autres invités ?

— Une amie de la famille, de passage, arrivée à la dernière minute. Juliette se voyait mal annuler la soirée ou lui demander d’aller ailleurs.

— Évidemment.

— Arrête de faire ton ours des cavernes, Martin. Pas ce soir, s'il te plaît.

— Ce n’est pas ça, rétorque-t-il, vexé.

— Bien sûr que si.

Martin ne renchérit pas. D’un geste, Lucie lui indique de tourner à gauche. Son instinct lui intime de ne pas capituler si facilement, mais il se ravise en voyant sa femme ramener un nouveau doigt jusqu'à ses dents. Encore. Elle ne va pas bien et il le sait pertinemment. Il sait aussi que ce n’est pas à cause du GPS, simple prétexte pour passer sa colère. Il inventorie toutes les causes possibles : les copies de français qui s’accumulent sur le bureau de Lucie, la varicelle de Sophie, les vacances de Pâques qui tombent à l’eau, son incapacité, à lui, à se reconvertir professionnellement… La liste est longue. Martin arrive à la conclusion que son épouse subit une lourde pression ces derniers temps. Et qu’il a une grande part de responsabilité.

— D’accord, peut-être un peu vexé, concède-t-il, cela ne m’enchante pas de passer la soirée avec des inconnus. Je trouve que c’est beaucoup de dépenses, entre la garde de Sophie et les fleurs, pour une soirée qui ne sera pas géniale…

— Qu’est-ce que tu en sais, d’abord ? coupe Lucie, agacée.

— Parce que je me connais ! Enfin, explique d'une voix plus douce Martin, tu sais mieux que personne que je déteste ce genre de soirée.

— Si tu y vas avec cet état d’esprit, c’est sûr que tu vas passer un mauvais moment. Martin, fais un effort pour moi. On a vu ta mère, il y a deux semaines, et je n’ai pas fait tout un cirque. Ne gâche pas tout, s’il te plaît. C’est juste une soirée, bon sang ! Ce n’est pas compliqué de donner le change pour quelques heures, plaide-t-elle d'un air enjôleur.

Touché. Objectivement, il n’a aucune raison de traîner autant des pieds. Lui-même ignore pour quelle raison il se montre si désagréable. Ce n’est même pas à cause d’un match de foot manqué. Il n’avait aucun autre projet. Alors pourquoi rencontrer de nouvelles personnes le fatigue-t-il d’avance ? Est-ce le sourire de sa femme lors de sa préparation qui le dérange ? Est-ce parce qu’elle s’est parfumée pour l’occasion, ce qu’elle ne fait plus depuis longtemps ?

— Tu as raison, marmonne-t-il, en prenant sa main pour l’embrasser, je serai un mari exemplaire. D’ailleurs, tu es sublime.

Lucie esquisse un rictus en détournant le regard.

— Je préfère ce ton.

— J’émets une condition.

— Laquelle ? soupire-t-elle.

— Je ne veux pas que l’on parle de mon chômage, confesse-t-il. Je préfère les termes reconversion professionnelle.

Lucie le dévisage, incrédule.

— Si tu veux.

— En fait, à bien y réfléchir, je ne veux pas qu’on aborde le sujet.

— Tu sais que Juliette est déjà au courant ?

Il l'ignorait.

— Oui, je m'en doute. Je veux juste éviter le sujet… ou, du moins, que l’on ne s’y attarde pas.

— Très bien. Je ferai attention. Mais il n’y a aucune honte à être dans cette situation.

Situation… Ce mot le blesse. Il est un emballage soigné pour cacher ce qu’il ne peut assumer — un chômage qui s’éternise, une recherche qui patine, et surtout une démotivation telle qu’il traîne en pyjama jusqu’à midi voire plus, quand il n’a pas besoin d’aller récupérer Sophie à l’école. Il se rase de moins en moins souvent ; la barbe de trois jours devient celle du mois. Il a honte de lui, évidemment, il n’est plus que l’ombre de l’ingénieur fringant qu’il était. Situation. Lucie a-t-elle de lui la même image, le même ressenti ? Le trouve-t-elle pathétique ? Elle ne l’a pas dit avec cette intention. Pourtant, Martin retire sa main de celle de sa femme. Rassure-moi, Lucie . Elle regarde de nouveau à travers la vitre. Il plante son regard au loin. Situation.

— Tu peux te garer un peu plus haut, il y a toujours des places.

Martin suit le conseil et se stationne en marche avant. Les portes claquent dans la nuit déjà installée. Martin est surpris par le froid qui le saisit malgré son manteau. Un instant, il hésite à prendre la main de son épouse — l’air piquant l’en dissuade. Comme Lucie, il enfouit son poing dans sa poche. Côte à côte, s’effleurant seulement par manteaux interposés, ils remontent la rue jusqu’au numéro 22.

— Nous y sommes. Ça va te faire du bien de sortir un peu de ta caverne. Ces habits te vont mieux que ce pyjama sans forme ; d’ailleurs il est à la machine, à lui aussi, ça lui fera du bien.

Martin cherche la pointe d’humour dans le ton. Il ne trouve rien. Pas un sourire, pas une boutade, pas un « je plaisante, mon chéri », pour accompagner ces phrases assassines. Sans un mot plus haut que l’autre, sans même un regard, juste un ton neutre, indifférent.

— Allez, sonne ! On va mourir congelés, sinon, glisse-t-il.

Lucie s'execute. Le couple entend une agitation soudaine derrière la porte d’entrée mais personne ne vient leur ouvrir. Ils restent ainsi de longues secondes, transis. Martin piétine, change le bouquet de fleurs de main pour souffler sur ses doigts engourdis.

— Elle est accueillante, ta collègue.

— Ne commence pas, s’agace Lucie.

— Ça caille sérieusement, se justifie-t-il, on n’a pas idée de faire attendre les gens dehors par un froid pareil. On sonne à nouveau ?

— Elle va arriver, je te dis.

La porte s’ouvre sur une grande fille mince et brune. De très longs cheveux et une frange encadrent un visage fin à peine sorti de l’adolescence. Jolie.

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