Chapitre 13 : Non-retour.

20 minutes de lecture

Chapitre 13: Non-retour

Gabrielle gardait le silence, mais restait souriante et polie. Pierre à ses côtés était lui bien bavard, cette soirée était tout ce qu’il aimait. Des gens, plein de gens de son milieu, de l’alcool, des hôtesses distribuant petits fours et verres de champagne. Il y avait le gratin du tout Paris politique, des candidats, des élus, des adjoints, des partisans, des curieux aussi. Cette vie politique était quelque peu inconnue pour Gabrelle, elle savait que ces gens existaient, mais elle ne s'était jamais vraiment penchée sur le fonctionnement de tout cela, n'avait pas réellement d'avis politique et ne connaissait que très peu les partis, les têtes de listes. Ce n'était pas un milieu qui lui plaisait, et leurs histoires étaient trop compliquées pour elle; pas qu'elle trouve cela difficile à comprendre: mais il avait toujours trop d'imbroglio, trop de personnes, trop de rumeurs, de lois, d'arrêt, de cour de justice… Et elle n'avait tout simplement pas la patience de mettre autant de temps et d'énergie pour quelque qui ne la concernait que de très loin, elle ne pouvait pas voter en sa condition de femme et les hommes n'apreciaient que très peu les femmes qui se mellaient de se genre d'affaires, passant pour des folles hystériques, avec des manières d'hommes.

Pour le moment tout semblait se passer pour le mieux pour Pierre, il discutait passionnément avec tous les gens qu’il croisait et qui le reconnaissait. On lui demandait systématiquement des nouvelles de l’affaire en cours, tout le monde voulait absolument savoir où elle en était et quelle était la gestion actuelle des derniers éléments. Gabrielle ne participait pas mais en profitait pour écouter ce qu’il se disait, sa curiosité inextinguible abreuvée en permanence. On avait arrêté plusieurs hommes, des suspects, ils avaient été écoutés pour l’enquête, puis relâchés car cela n’avait rien donné de bien probant. Des témoins avaient été entendus également, on avait pris leur retour sur un homme qui aurait été vu fuyant de la butte Montmartre, en haut de certains monuments ou bâtiments, mais aucun ne l’avait aperçu de près, personne ne pouvait décrire son visage, la couleur de ses yeux ou même ses vêtements.

Cela agaçait profondément Pierre, Gabrielle le voyait bien, il avait les traits tirés. Il avait énormément travaillé ces derniers jours, car il continuait de monter son dossier avec l'hôtel de police, avec les rapports de l'hôpital. Il n’avait pas dormi la nuit précédente avec ce qu’il s’était passé, maintenant il était là avec Gabrielle à mettre tout en œuvre pour se montrer le plus agréable possible, plus disponible, le plus désirable pour être élu. Il y tenait tellement, que ce soir il jouait sa vie. Gabrielle comprit bien qu’il ne fallait surtout pas dire quoique ce soit, qu’il ne fallait pas faillir, ni contrarier Pierre. Alors elle observait tout ce qu’il se passait, elle restait attentive au moindre détail et savait d’hors et déjà que tout ceci allait mal se terminer.

Tout autour d’elle, des petits détails attiraient son attention: la soirée se déroulait dans un hôtel particulier, celui-ci disposait d’une grande salle de réception où la plupart des invités passaient d’un convive à l’autre, de la table des hors d'œuvres à celle du bar. Et parfois, certains s’éclipsaient vers des salles légèrement à l’écart. De temps en temps, Gabrielle voyait revenir des femmes, un plateau à la main puis repartir avec un homme. D’autres fois, dans un coin, des messieurs et leurs épouses partageaient une fiole de cocaïne, ou bien dégustaient à plusieurs de l’absinthe. Et tout ceci n’était que ce qu’elle avait pu apercevoir de là où elle était, elle supposait que d’autres salons plus petits accueillaient des réunions impromptues entre plusieurs invités, ou bien un salon de musique, un fumoir… Mais tous étaient très enthousiastes, tous très libérés et c’était étrange. Gabrielle repensait à la discussion qu’elle avait eue avec Armand et Pierre dans le café à l’étage interdit. Tout le monde savait, il existait donc bien une sorte d’omerta sur les agissements et les pratiques de chacun, non que cela soit un souci: car au final, chacun avait bien le droit de s’adonner aux plaisirs les plus variés et les plus étranges. Mais aucun n’en parlait en dehors de ce genre de moments, Armand avait bien raison, ce qui se passait dans ce genre d’endroit y restait.

Soupirant, elle jouait distraitement avec son verre, puis avec sa bague de fiançaille: elle s’ennuyait, Pierre commençait à parler politique avec un autre invité, sûrement quelqu’un d’important lui semblait-elle car il était déjà élu. De ce qu’elle avait comprit tout du moins.

Gabrielle sursauta quand Pierre posa sa main sur son bras pour attirer son attention.

“Gaby s’il te plait, va me chercher Armand là bas, il vient d’arriver.”

Gabrielle retint une grimace en entendant le surprenant surnom dont il l’affubla, cela ne lui plaisait vraiment pas. En même temps, elle tourna les yeux, le cœur au bord des lèvres pour chercher Armand du regard. Machinalement, elle s’en alla vers lui. Armand venait tout juste d’arriver, une jeune femme prennait son manteau. Il était très élégant vêtu d’un ensemble bleu nuit, et d’une chemise blanche avec une lavallière en tissus argenté, cependant, ce qui attira le plus son attention ce fut son visage. En règle générale, Armand avait toujours un teint pâle et délicat, mais là, il semblait blafard, épuisé, tendu. Ses traits en disaient très long sur son état mental. Gabrielle s’approcha doucement, elle n’avait pas envie d’aller lui parler, chaque pas qui la rapprochait de lui faisait grandir la douleur au fond de sa poitrine.

“Armand. Bonsoir.

  • Oh, Gabrielle, bonsoir.

Comme à son habitude, Armand prit sa main pour l’embrasser tout en se baissant. Il n’avait pas souri.

  • Pierre veut te voir, il m’a envoyé te chercher.
  • Très bien, merci. “

Et il partit le rejoindre, sans attendre Gabrielle, sans un regard. Voilà maintenant que Gabrielle était partagée entre une forte nausée et un flot de déception. Une seconde, elle le regarda partir d’un pas déterminé. La seule chose qui lui vint sur le moment, c’est que Armand avait dû faire couper ses cheveux, et qu’il les avait de nouveau attachés, cela faisait longtemps… Gabrielle soupira, pleine d’une déception envers elle-même qu’elle avait du mal à gérer. Comment pouvait-elle se retrouver dans une situation telle que celle-ci? Armand n’avait rien fait de spécial pour l’attirer à elle, ne lui avait montré aucun intérêt spécifique, mais voilà où elle en était: seule au milieu de la piste de danse d’une soirée d’avocats, à faire la potiche auprès de son fiancé, pendant que personne ne lui montrait la moindre sympathie.

Gabrielle s’en retourna auprès de Pierre et Armand. Silencieuse. Éteinte. Les amis et collègues étaient déjà en pleine discussion.

“Oui, j’ai eu tes télégrammes, c’est pour cela que je suis revenu. Tout ceci est excellent pour toi. La presse à commencé à s’emparer de l’affaire, ils cherchent des personnes à questionner, j’ai croisé plusieurs d’entre eux à l’extérieur. Pour le moment, ils sont retenus dehors, mais je pense qu’un simple mot de notre part aux videurs et ils pourront nous rejoindre… À voir ce que tu souhaites.

  • Peut-être plus tard, je ne sais pas si cela serait une bonne chose pour nous. soupira Pierre, récupérant deux verres de vin pour lui et Armand.
  • Pour quelle raison?

Armand regardait tout autour de lui, semblant faire l’inventaire des invités.

  • Tant que les choses ne sont pas encore terminées, je pense qu’il faut que cela reste dans l’ombre. J’ai peur que cela fasse fuir notre tueur, ou bien que les gens se mettent à le traquer et se mettent en danger.
  • Je suis d’accord avec toi. Les foules sont difficiles à gérer, mais cela ne pourra pas durer très longtemps. Conclu Armand, portant le verre à ses lèvres.
  • Certes, mais maintenant que nous avons un semblant de portrait et que nous connaissons sa façon d’opérer, je pense que les choses vont aller très vite. Ce n’est qu’une question de jours, voire de semaines. J’en suis persuadé.

Armand resta silencieux face à ce que disait Pierre. Gabrielle ne cherchait pas à participer à la conversation, elle savait déjà que celui-ci ne lui répondrait pas. Il avait l’air très fermé, cela était relativement inhabituel. Armand était un personnage attirant, il séduisait autour de lui, mais jamais ne laissait passer d'information sur ce qu’il était et ce qu’il pouvait penser réellement.

Pierre soupira et avala son verre de vin rapidement.

  • Je suis fatigué de tout cela. Les enjeux sont trop importants pour moi. Je me rends compte qu’un tueur en série se promène dans les rues de Paris, mais, moi, tout ce qui m’inquiète c’est ma carrière. Je risque de me retrouver dans les lignes du journal, et quand ils comprendront que je suis candidat cela va être l’escalade et je vais devoir le gérer. Et je ne pense qu’à cela depuis hier, je n’arrive pas à dormir parce que je me demande ce que je vais devoir porter pour susciter la confiance.

Il regardait dans le vide, son verre vide à la main. Armand avait tourné les yeux vers lui, sans rien dire sur le même, sûrement lui laissant de l’espace pour s’exprimer plus encore s’il avait besoin. Une petite seconde, soudainement, Gabrielle cru interpréter un mouvement de sourcils de sa part: du mépris? Du dégoût? Réellement? Parfois, elle avait cru avoir cette impression, mais cette fois pendant à peine deux secondes Armand n’avait pu se contenir. Du moins, c’est de cette façon que Gabrielle l’interprêtait.

  • Occupes toi des choses une part une. Si cela va aussi vite que tu le penses, tu n’auras pas le temps de réfléchir et les prochains jours seront décisifs.

Voilà qu’il éludait, encore une fois. Il remettait Pierre sur les rails rapidement, celui-ci l’écoutait presque toujours quel que soit le sujet. Armand était celui qui mettait de l’eau son vin.

  • Oui. Soupira lourdement Pierre. Bon, que dis-tu d’aller fêter ton retour avec mes collègues du club? ils ont un salon privé à l’étage.

Gabrielle tenta de rester de marbre, mais encore une fois, elle allait se retrouver seule au milieu des invités. Malgré tout, mieux valait être en compagnie de Pierre et Armand de mauvaise humeur, que de rester seule.

  • Si tu veux, mais pas trop longtemps. Tu dois te faire des contacts. Et moi aussi.
  • Mais oui, profitons un peu. Je pense qu’il doit y avoir une bouteille de cognac qui nous attend."

Pierre avait attiré Armand vers le couloir et l’escalier, sans prendre le soin de s’adresser à Gabrielle pour lui demander de venir, ou d’attendre, ou quoique ce soit. Ils étaient partis comme si elle n’avait pas été là du tout. Voilà, elle avait envie de partir, de rentrer chez elle et encore une fois de préparer des plans pour s'enfuir de Paris. Préparer des plans et finalement se dire qu’elle était égoïste et trop exigeante. Cela n'aboutissait jamais à rien.

Elle se redressa pour rejoindre un buffet de nourriture et de boissons. Des montagnes de fleurs aux couleurs du drapeau français et de fruits décoraient la table, Gabrielle trouvait cela ridicule et inutile. Un tel étalage d'exubérance qui n’avait pour but que de rendre l’endroit agréable aux yeux; de faire en sorte que tous se sentent exceptionnels. Tout lui sautait aux yeux et lui semblait factice: les costumes des messieurs, dignes de ceux portés aux mariages, les toilettes des dames outrageuses et cherchant à se prouver visiblement qui était la plus riche, la plus à la mode, la mieux entretenue de tout Paris. Des chapeaux immenses, avec des plumes, des fleurs. Voilà le monde dans lequel elle allait devoir vivre après son mariage si Pierre était élu. En se posant les véritables questions, Gabrielle ne pensait pas que Pierre pouvait gagner cette élection. Il commençait à peine à se faire connaître et même si l’affaire des meurtres en série pouvait propulser sa carrière en politique, il n’en était pas moins un inconnu total aux yeux de beaucoup. Bien évidemment, il avait de la rhétorique et de belles choses à dire aux autres, mais le fond suivrait-il longtemps pour faire diversion ? La politique était un milieu de connaissances, de relations et pour le moment Pierre commençait seulement à se faire connaître. Il ne cherchait même pas à commencer plus bas, à rentrer dans un parti, à monter les échelons. Non, il voulait faire les choses à sa façon et surtout, elle le voyait bien, il voulait être reconnu pour lui-même et non comme membre d'un ensemble. C'était incroyablement présomptueux et orgueilleux de sa part.

Un peu à l’écart, Gabrielle avait fini par trouver un fauteuil pour s’installer, inconfortablement, devant se tenir bien droite. Elle sortit son éventail pour se faire un peu d'air, et se rafraîchir. Paris en été était sûrement le pire endroit où être: la chaleur saturait l'air d'odeurs infectes, et même ici, au milieu des fleurs odorantes, des fumés de nourritures, de tabac et de colognes puissantes: elle pouvait déceler la sueur, le crottin, parfois l'urine… Elle qui était particulièrement sensible à cela, peinait à trouver un semblant de repos, d'apaisement au milieu de ces surstimulations.

Environ une dizaine de minutes passèrent, pendant lesquelles Gabrielle avait pu profiter de la musique tranquillement, avant que Pierre ne refasse son apparition, semblant la chercher depuis un moment.

“Ah tu es ici. Viens avec moi.”

Gabrielle n'eut pas le temps d’ouvrir la bouche que Pierre l’avait attrapée par le bras pour l’emmener avec lui. Doucement, il finit par la lâcher et la conduit à l’étage, vers les salons privatifs. L’endroit était sublime, un interminable tapis bleu recouvrait le sol de marbre blanc sur toute la longueur, et les murs vierges de tableaux recevaient seulement la chaude lumière venant de la rue, créant des ombres délicates. Sans prévenir, Pierre ouvrit une des portes adjacentes pour faire rentrer Gabrielle. Une très forte odeur de cigares l’assaillit. Il y en avait tellement qu’un nuage bleuté flottait dans la pièce. Une petite dizaine d’hommes en costumes trois pièces tournèrent de suite les yeux sur Gabrielle, semblant l’attendre. Sans trop savoir pourquoi, Gabrielle se raidit, elle n’aimait pas cela du tout. Dans un coin, Armand était là, ayant interrompu sa discussion avec un homme portant une belle moustache brune.

Pierre s’approcha de Gabrielle après avoir refermé la porte du salon, l’incitant à avancer. Il n’y avait presque rien dans cette pièce, seulement deux grands sofa, une table basse couverte de verres de cognac pleins et vides, de cendriers débordant et un bouquet de tulipes rouges. Dans le fond, près de la fenêtre occultée par un rideau de damas rouge, une desserte avec les carafes d’alcool et une boîte de bois contenant probablement les cigares.

Mais alors que Gabrielle pensait que Pierre avait quelqu’un à lui présenter, il s’approcha d’elle et commença à débouter le col de sa robe, juste dans sa nuque.

“Mais qu’est-ce que tu fais ? sursauta Gabrielle, cherchant à le faire arrêter.

  • Laisse toi faire, veux-tu?
  • Je ne veux pas, non! Ça suffit!
  • Oh allez ma belle montre-nous ! intervint un des hommes présents.

Tous la fixait, tous semblaient attendre quelque chose. Deux ou trois autres convives abondèrent en son sens.

  • Gaby. tonna Pierre, tout bas, cherchant de nouveau à la déshabiller.
  • Mais non, arrête ça!
  • Allez là! Fais pas ta prude, montre nous ton con!
  • On veut savoir, personne à encore vu de femme rousse nue.
  • Je te dis que les poils ne sont pas roux aussi.
  • Mais bien sûr que si, si les sourcils sont roux, tout le reste est roux!

Gabrielle en fut à la fois mortifiée et couverte de honte. D’une oreille, elle continuait d’entendre les hommes débattre avec une passion inattendue sur les femmes blondes et la couleur de leur toison… et de l’autre, Pierre la poussait à se laisser faire. Mais non, il en était hors de question! Avec véhémences, Gabrielle se débattit, tentant de repousser les mains de Pierre d’elle, tournant le dos à la petite assemblée qui ne la quittait pas des yeux. Mais son fiancé était fort et elle ne put rien quand il fit sauter la rangée de boutons dans son dos, puis la retourna pour ensuite baisser avec une poigne rapide son jupon et son pantalon fendu, faisant sauter au passage les jarretelles de son corset et déchirant la robe.

Voilà, elle se retrouvait à moitié nue devant une foule d'inconnus, Armand et son fiancé... Le spectacle semblait étonner, plaire et surtout faire parler. Autour d’elle, Gabrielle entendit des exclamations de satisfaction, allant dans le sens des affirmations de certains. Impossible de relever les yeux, affronter le regard d’un de ces hommes était au-dessus de ses moyens.

S’il n’y avait eu que la honte, s’il n’y avait eu seulement que cela. Mais en elle, c’était le déferlement de colère, d’injustice, d’impuissance, de peur. Des larmes coulaient sur ses joues écarlates, qu’elle tenta d’essuyer rapidement, comme essayant de camoufler l’aveu de sa faiblesse.

“Et maintenant tu nous montrerait pas ce qu’il y a sous ce corset !

  • Allez Pierre!”

Non! Non c’en était trop!

Pierre riait avec les autres, et semblait enchanté par l’idée de son compagnon, mais alors qu’il tenta d’attraper Gabrielle pour lui délasser son corset, celle-ci se rebella dans un sursaut d'orgueil. Elle tenta d’attraper les mains de Pierre, de le repousser.

“Non!! stop ça suffit!

  • Je ne te demande pas ton avis !”

D’un violent revers de la main, Pierre lui assena une gifle disproportionnée qui fit trébucher Gabrielle dans les guenilles de sa robe à ses pieds, la faisant chuter sous le coup.

Choquée, Gabrielle poussa un cri de surprise et de douleur, sa lèvre s’étant fendue nette. Plus aucune pensée n’arrivait à son esprit, et aucun geste. Seulement la sidération et la douleur.

Dans une brume de rage et d'incompréhension, elle vit Armand se rapprocher rapidement pour attraper le bras de Pierre qui se levait de nouveau vers Gabrielle.

“Stop Pierre. Tu dépasses les bornes. Tu as largement dépassé les bornes.” Sa voix était basse, glaçante.

D’un geste rapide, Armand ôta sa veste pour la poser sur les épaules de Gabrielle et l’attrapa, avec ses vêtements comme si elle ne pesait rien pour l’emmener. Sous les regards déçus et parfois choqués des convives, il ouvrit la porte du salon pour sortir sans un mot.

Gabrielle n’avait pas eu le temps de comprendre, ni de dire quoique ce soit. En une minute, Armand avait trouvé un autre salon privatif, mais cette fois-ci, vide. Il les y enferma, et déposa Gabrielle sur un des fauteuils puis se retourna pour aller regarder par la fenêtre.

Tremblante, la jeune femme tenta de se rhabiller comme elle put, seuls les boutons de sa robe étaient hors d’usage, la faisant tomber sur le devant. Entre les larmes et les sanglots, ses gestes étaient hachés, approximatifs. Sans rien dire, Armand revint vers elle pour s’asseoir à ses côtés sur le sofa.

“C’était avant qu’il fallait lui dire d’arrêter! Tu l’as laissé faire!

Gabrielle n’avait même pas réfléchi, la phrase était sortie toute seule.

  • Je ne savais pas ce qu’il voulait faire, je discutais plus loin et il est soudainement parti avant de revenir avec toi…

Armand parlait doucement, contrairement à Gabrielle qui eut du mal à se contenir.

  • Dis moi qu’il avait bu, dis moi que ce qu’il a fait est une erreur, une exception... pleura-t-elle de nouveau.
  • Oui et non… Oui il a bu, est-ce que cela justifie son comportement? Non. Est-ce que je peux t’assurer que cela ne se produit que lorsqu’il a bu? Non. Je n’ai jamais eu à rester derrière lui pour surveiller ses faits et gestes, et je ne peux toujours pas le faire.
  • Alors pourquoi agir comme ça?! se mit-elle à crier. Tu es là, tu me fais croire que tu es mon ami et tu me dis que tu ne peux pas être derrière lui? Je comprends que tu ne sois pas son père, mais un ami et conseiller devrait au moins pourquoi l'aiguiller vers le bon chemin à prendre. Avoir un peu de respect pour son épouse et les femmes en général.
  • Gabrielle, je … Armand tenta de lui couper la parole, en vain.
  • Je te promets que si mon avenir avec lui c’est à l’image de ce qu’il vient de se passer, si je dois vivre au quotidien les humiliations et la violence je préfère tout de suite aller me jeter à la Seine. J’avais une vie très heureuse avant lui, j’avais espoir de trouver un époux agréable, poli. Mais là je suis avec le pire goujat de Paris. Et toi tu es là, tu fais croire à tout le monde que tu es un respectable conseiller, tu ne montres rien de ta vie et de ce que tu penses vraiment. Je vais finir par penser que tu ne fais que te moquer de nous et que tu fais tout cela intentionnellement.

Armand ne répondit pas, il laissa Gabrielle parler et crier, et pleurer. Il se passa plusieurs longues secondes pendant lesquelles Gabrielle se mit à regretter ce qu'elle venait de dire. Voilà que sous le coup de la colère elle s’était attaquée à Armand qui n’avait rien fait… Après tout, elle disait cela mais ce n’était que pure spéculation, seulement l’expression de ce que elle seule percevait. En face d’elle, Armand sortit seulement un mouchoir de sa poche pour le lui donner. La jeune femme le prit en se mettant à pleurer de plus belle.

  • Excuse-moi… Je suis injuste.
  • Je ne pense pas. C’est ce que tu ressens, ce que tu vois de moi et c’est seulement à moi que je dois en vouloir si je n’accepte pas ce que tu dis. Ce que tu vis est difficile, j’entends surtout ta colère et ta douleur.

Armand lui prit le mouchoir des mains pour essuyer sa bouche à sa place, avec délicatesse il tenait son menton de l'autre main. Gabrielle eut très envie de lui attraper le bras pour l’empêcher, par peur d’avoir mal mais aussi parce que le contact avec n’importe quel être vivant la répugnait sur le moment. Mais c’était Armand et dans ses gestes il n’y avait jamais rien de désagréable, aucun sous entendu. Une pensée fugitive lui passa en tête, une pensée qui ressemblait à une vengeance envers Pierre.

  • Tu vas avoir un bleu, ta lèvre a commencé à gonfler.
  • Soit, je le porterai comme trophée. J’espère que mes parents pourront ressentir un peu de compassion à mon égard.
  • Parce qu’ils n’en ont pas?
  • Je ne sais pas, je les évite en ce moment. Je pense que j’aurais du mal à tenir un discours teinté de bonheur sur mon mariage à venir. Trop de choses se sont passées… Surtout hier.

Armand la regardait toujours, l’air fatigué.

  • Oui, j’ai appris. Comment te sens tu ?
  • Je ne sais pas. Je me suis évanouie devant tout le monde. Pierre pense que je lui ai porté préjudice en me donnant en spectacle. Il pense que je ment et que je n’ai pas vu le tueur.
  • Et tu l’as vu? demanda Armand, lui laissant de l’espace pour s’exprimer.
  • Oui Armand. Je l’ai vu comme je te vois. Il n’était pas tout proche, mais je saurais donner un début de portrait du tueur. C’était lui.
  • Et qu’est-ce qui t’as fait perdre connaissance?
  • Tout ce que j’ai vu… il y avait tellement de sang... l’odeur… Devant moi, il y avait un homme mourant dont les membres étaient brisés, quelqu’un qui avait vu la mort rentrer dans sa maison. J’ai eu peur, j’étais écoeurée. C'était beaucoup trop.
  • Et Pierre?
  • Il a dit que j'étais hystérique, que je faisais cela pour attirer l’attention sur moi. Il m’a ramené chez moi où mon père et mon médecin m’ont fait la morale sur le fait j’étais une pauvre femme fragile et que ma place en tant qu’épouse n’était pas d’être là et d’agir comme cela.

Armand avait levé les sourcils.

  • Je pense qu’il attend beaucoup de toi.

Gabrielle eut un rire nerveux.

  • Tu penses vraiment que je vais te croire? Pierre se fiche complètement de moi, il est juste intéressé par l’image qu’il renvoie avec moi à ses côtés; Je suis son atout charme. Ce qu’il s’est passé ce soir en est la preuve à mes yeux. Il a voulu montrer à tout le monde son trophée, ce qu’il a réussi à obtenir. Une bonne affaire.
  • Tu m’impressionnes parfois, Gabrielle. Malgré tout ce que tu vis, tu restes très consciente et clairvoyante. Sûrement trop.
  • Et toi tu n’es pas impartial.
  • Non... c’est vrai.

Armand retira ses gants et lui attrapa les mains. Elles étaient glacées, ce qui arracha un frisson à Gabrielle et en même temps, ce fut comme si elle entrait dans un rêve. L’atmosphère lui sembla cotonneuse, hors du temps. Ses pensées n’arrivaient plus à former des idées concrètes. Il n’y avait que la fraîcheur des mains d’Armand qui l’ancrait dans la réalité.

Doucement, il caressa sa joue et le bord de son menton avant de glisser son pouce sur sa bouche, faisant légèrement ourler sa lèvre. Ses yeux dans ceux de Gabrielle, comme si plus rien au monde n’existait. Un soupir tremblant lui échappa. Mais elle se sentait à la fois vide et emplie d’Armand, de son regard et de son attention. Sur son visage, elle réussit, malgré le trouble, à trouver comme une expression de douleur, de tristesse... Mais avant qu’elle n’eut le temps de comprendre, de penser, Armand lui reprit les deux mains.

  • Oublie cela Gabrielle. Nous sommes ici tous les deux et tu retiendras seulement que tu es courageuse.

Puis il lâcha ses mains pour remettre ses gants, et pendant ce temps- là, Gabrielle poussa un long soupir, comme si elle sortait une longue apnée.

  • Excuse-moi, tu disais? J’étais ailleurs.
  • Rien. Veux-tu rentrer chez toi? Demanda Armand, se relevant.
  • J’aurais voulu rester, juste pour ne pas perdre la face... Mais ma robe ne tient même plus en place. Et je ne peux pas me montrer avec ta veste sur les épaules.
  • En effet. Je vais faire appeler un fiacre, mais je ne pourrais t’accompagner, il faut que je reste avec Pierre. J’ai beaucoup de travail en ce moment, ma longue absence à Paris se fait sentir.
  • Je vois…
  • Au fait. Armand se pencha vers Gabrielle pour prendre quelque chose dans la poche intérieur de sa veste. C’est à toi, je crois?

Là, dans le creux de sa main, il avait ouvert un mouchoir dans lequel reposait la broche qu’il lui avait offerte.

  • Mais… Je croyais l’avoir perdu.

Gabrielle inventa rapidement un mensonge, car elle se souvenait très bien avoir jeté la broche à la mer. Mais voilà qu’elle était là. Et son retour la touchait profondément. Elle ne s’y attendait pas réellement.

  • Un domestique l’a retrouvée sur la plage.

Souriante, elle récupéra l’objet précieux qui semblait n’avoir nullement souffert du mauvais traitement qu’il avait subi.

  • Merci….
  • Prends-en soin cette fois-ci. Sourit Armand, toujours agréable.
  • Oui. ”

Gabrielle n’avait toujours pas bougé, elle le regardait, avec, sans trop comprendre pourquoi, en tête que Armand semblait perturbé, triste peut -être. Pourtant, il ne lui avait rien dit?

Une dernière fois, elle tamponna doucement sa lèvre abîmée pour vérifier que le sang avait arrêté de couler. Puis, elle se leva, ayant retrouvé un semblant de dignité.

Armand sortit de la pièce pour faire appeler un fiacre, avant de revenir la chercher et l’aider à sortir par une porte dérobée pour éviter de rencontrer du monde. Tous ici aurait pu se méprendre sur ce qu’il venait de se passer.

Avant de partir, Gabrielle regarda par la fenêtre, Armand n’avait pas bougé du trottoir, la regardant lui aussi. Le vide s’installa de nouveau, emplissant son cœur, son corps, sa tête… et tout le froid de la nuit semblait vouloir s’insinuer jusque ses os. L’amour qu’elle avait pour lui semblait se raviver toujours plus chaque fois qu’elle le voyait, pour ne laisser que des braises brûlantes une fois loin… des braises qui consumaient tout en elle. Des braises qui aidaient parfois à faire cicatriser les horreurs qu’elle vivait auprès de Pierre. Mais pas cette fois.

Ne restait plus que le silence, la douleur, la honte et ce vide qui semblait tout emplir jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’elle. Jusqu’à ce qu'elle abdique et attende que la tempête passe.

A suivre...

Annotations

Vous aimez lire Roseredhoney ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0