Chapitre 6 : Ecoeurement.

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Chapitre 6: Ecoeurement.

Armand referma la porte derrière Gabrielle. Il l’avait amené jusqu’au petit salon. La cheminée était éteinte, le piano fermé.

Gabrielle s’installa dans un des fauteuils, face à Armand qui fit de même. Personne ne vint prendre commande de leur boisson, la porte était fermée, et elle sentait que personne ne viendrait les déranger.

« Bien, par où commencer… Armand soupira, tout en croisant les jambes largement. Pierre est ce qu’il est. C’est un homme qui aime les femmes. Qui les aime beaucoup. Insista t-il. Une bonne, une serveuse, une secrétaire, une femme de bonne famille, une religieuse… peu importe, si c’est une belle femme, il usera de son influence pour l’attirer dans ses filets et la garder pour lui. Malgré ces multiples aventures, Pierre n’est jamais tombé amoureux, n’a pas cherché à fonder de famille jusqu’à ce que plusieurs facteurs entrent en compte. Ses parents ont commencé à faire pression pour qu’il trouve une épouse, puis ton père lui a proposé de te rencontrer. Ça s'est fait très naturellement et c’était comme si tout était tracé pour lui.

Armand jouait avec sa montre, l’ouvrant et la fermant encore et encore, regardant Gabrielle dans les yeux sans s’en détourner une seconde.

  • Il s’est relativement bien conduit avec vous malgré son caractère.
  • Vraiment? Je n’ai pas spécialement eu cette impression. tiqua Gabrielle.
  • Je le comprends. Mais à ce jour, il commence à se montrer tel qu’il est. Vous passez beaucoup de temps ensemble et ne pas pouvoir vous toucher avant le mariage est un problème pour lui. Ce soir, je pense qu’il était … à bout.

Cette fois-ci, Armand avait levé les yeux au ciel.

  • Et vous? Etes-vous aussi ce genre d’homme? Vous êtes avec lui tout le temps, il loge chez vous presque chaque nuit, vous devez avoir beaucoup de points communs?
  • Pas vraiment. Éluda t-il.
  • Si vous n’avez pas de point commun pourquoi êtes vous amis alors?
  • Je suis avant tout son conseiller. Je suis là pour l’orienter dans ses choix, pour l’aider à rencontrer les bonnes personnes, à aller aux bons endroits. C’est un homme ayant du charisme et du talent dans son métier. Il pourra aller loin en politique. Moi pas, je suis très bien là où je suis et avoir quelqu’un dans la lumière me permet de faire mon travail tranquillement.
  • Vous avez des intérêts à servir et vous vous servez de lui si je comprends bien? Demanda Gabrielle.
  • En quelque sorte, c’est un échange de bon procédés. Il a besoin de moi et j’ai besoin de lui. Avec le temps nous sommes devenus proches, à force de passer du temps ensemble au travail, cela crée des liens.
  • Pour être très honnête avec vous, je ne comprends pas comment vous avez pu devenir ami avec un homme comme lui. Il est très expansif, et vous êtes discret. Il semble être guidé par ses pulsions et vous avez l’air d’être relativement indifférent à tout ce qui porte un jupon, bien que l’on m’ai dit le contraire.

Armand eut un petit sourire tout en baissant les yeux.

  • Je sais me contrôler.
  • Et lui non?
  • Il semblerait que non, et visiblement se contenir, même devant sa fiancée, devient trop compliqué quand une femme l'aguiche. Je suis presque soulagé que vous ne fûtes que deux lorsqu’il a fait cela. Il doit garder une réputation.

Gabrielle ne put se retenir de rire, nerveusement.

  • Une réputation? Je pense au contraire que beaucoup de personnes savent très bien de qui il s'agit réellement. Les gens parlent, ils parlent beaucoup car ils n’ont que ça à faire. La réputation d’une personne tient à très peu de choses; et je pense que dans votre milieu c’est encore plus le cas.
  • Vous avez sûrement raison. Je me fais peut-être des illusions. Dit Armand, évasif.
  • Je pense que vous me mentez en ce moment même. Vous n’êtes pas un idiot, je suis sûre que vous connaissez très bien la réputation de Pierre.

Encore une fois, Armand eut ce petit sourire.

  • Peut-être.
  • A votre guise.

Armand se leva pour allumer la cheminée. Gabrielle le regarda faire, sans relancer la conversation, agacée par sa façon de noyer le poisson.

  • Il faut absolument que vous vous mariez avec lui. Cela serait excellent pour sa réputation.
  • Ahhh nous y voilà. Je suis donc le sauf conduit d’un homme de petite vertue. Je n’avais que peu d’ambition avec ce mariage, mais il arrive néanmoins à me décevoir. Fit Gabrielle, amère.
  • Peu d’ambition?
  • Armand, je suis la fille aînée d’un avocat qui connaît une carrière politique plus que moyenne. Issue d’une famille de haute naissance, de surcroît. Depuis que je suis née, je suis vouée à un mariage arrangé, je sais que le mariage d’amour ne sera jamais pour moi. Mais j'espérais peut-être, au moins tomber sur un homme bien, que je pourrais peut-être finir par aimer... un jour.

Armand se redressa, alors que le feu était en train de prendre, crépitant à tout va.

  • Vous me rendez triste. Avoua t-il, d’une voix parfaitement honnête et douce.
  • Ne le soyez pas. J’ai une vie que j’adore. Je vis pour l’art, pour la lecture, pour les coucher de soleil au bord de l’eau, pour les chants d’église d’une foule priant, Je vis pour les balades à cheval en forêt, pour le bruit de la mer ou un opéra. J’adore la vie et je ne compte pas faire une croix sur tout ça pour un homme comme lui.

Face à elle, Armand ne disait plus rien. Il ne souriait plus non plus. Il était là, debout devant la cheminée à la regarder d’un air mélancolique. Après un long moment, il finit par s’asseoir.

  • Vous êtes une bien trop belle personne pour Pierre.

Gabrielle se sentit rougir. Pour la première fois, Armand semblait réellement sincère.

  • Merci. souffla-t-elle, ne sachant pas vraiment quoi répondre.
  • Vous allez lui être très utile. Et je pense aussi que vous allez beaucoup souffrir, ce n’est sûrement que le début. Il sera sûrement impossible de rompre vos fiançailles.

Une boule vint s’installer dans la gorge de Gabrielle. Voilà, il venait de confirmer ce qu’elle pensait.

  • Je le crois aussi… Mon père compte trop sur ce mariage, il ne me laissera jamais partir. A moins que ce soit un homme violent. Il a cherché pendant des années un homme pour moi qui serait assez bien. Je me dis qu’il a peut-être abdiqué et baissé ses critères… J’ai 23 ans, je suis âgée pour me marier, pas encore trop âgée, mais cela interpelle.
  • Ce mariage vous apportera beaucoup. Vous allez sûrement vivre dans une belle maison, avec beaucoup de domestiques, de beaux enfants, posséder une maison au bord de la mer ou à la campagne. Vous allez être quelqu’un. Et il a besoin de vous pour avoir tout cela lui aussi. Si vous vous en sortez bien, je pense même que vous pourriez vous entendre merveilleusement avec lui. Vous allez devoir jongler entre force de caractère et souplesse. Savoir vous imposer et dire non, et parfois, laisser couler.
  • Et ce soir, qu’aurais-je dû faire?
  • Laisser couler. Répéta t-il. C’est humiliant, mais il n’y a pas de témoin. Je sais que vous méritez mieux qu’un homme tel que lui, mais en restant maîtresse de votre destin, vous allez sûrement pouvoir vous en sortir avec dignité.

Gabrielle avait presque les larmes aux yeux. Cette discussion était si inattendue, et son contenu ne cessait de l’étonner à chaque minute.

  • Vous le croyez vraiment?

Armand décroisa les jambes en hochant la tête, approuvant.

  • Tu vas devoir être forte. Dit-il d’une voix douce, repassant volontairement au tutoiement.
  • J’espère que j’en aurais la ressource.
  • Si tu le veux bien, tu pourras au moins compter sur moi.

Une larme finit par rouler sur la joue de Gabrielle. Elle s’essuya rapidement, puis soupira pour se calmer. Éviter de faire couler son maquillage et se montrer faible en face d’Armand.

  • Merci Armand. Je ne m’attendais pas à trouver en toi un soutien. Pas après tout ce que tu m’as fait. Elle aussi passait au tutoiement, de façon naturelle.
  • Quand je m’ennuie, j’ai tendance à être... taquin. Et cela me permet aussi de tester les personnes. C’est bien pour cela que je sais aujourd’hui que tu es capable de vivre avec Pierre. D’ailleurs, je m’excuse, pour ce soir, et pour les autres fois. Cette fois, j’ai failli te mettre en danger en te faisant t’habiller comme cela pour le quartier. C’était mal venu.
  • En effet. Je me sens bien cruche maintenant en tenue de bal, toute seule pendant que mon fiancé prend du bon temps avec une de tes bonnes.
  • Est-ce que tu as faim? demanda Armand, se levant. Soif?
  • Oui, soif un peu.

D’un pas léger, il sonna pour appeler un domestique. Gabrielle demanda une tisane. Un peu plus détendue, elle continua de soupirer.

  • Si tu veux, je pense demander à Pierre de passer quelques jours dans ma résidence secondaire, à la campagne. Vous pourrez passer du temps ensemble, loin des mondanités parisiennes. Je recevrai peut-être quelques amis. Tu pourrais nous accompagner.
  • Pourquoi pas. Gabrielle sourit un peu. Ta résidence secondaire. Dis-moi un peu qui es-tu Armand de l’Estoile? Pour, si jeune, être à la tête d’une telle fortune et devenir conseiller politique des autres.
  • Cela t’intéresse vraiment? Sourit Armand, se levant de nouveau pour se mettre à son piano.
  • Bien sûr! Tu ne parles jamais de toi.
  • Peut-être parce qu’il n’y a rien de bien intéressant à dire. J’ai 25 ans, je suis seulement un héritier bien placé dans une famille qui disparaît.

Armand ouvrit le piano pour commencer à jouer, quelque chose de calme.

  • Comment cela? Est-ce tout ce qu’il y a à dire?
  • En effet.
  • Je n’en crois pas un mot. Sourit Gabrielle, changeant de fauteuil pour se rapprocher de lui.
  • Et pourtant.
  • Dans quoi ta famille a-t-elle fait fortune? Pour en arriver là.
  • La politique, le droit. Comme toi.
  • Armand, ma famille a le même parcours que cela, et pourtant nous ne possédons pas d’immeuble particulier sur l'Île Saint-Louis ou une résidence secondaire, je n’imagine même pas le prix d’un tel endroit.
  • Il est dans notre famille depuis sa construction. Rien d’incroyable.
  • Et tes parents? Où vivent-ils? Demanda la jeune femme, presque agacée de le voir tourner autour du pot.
  • Ils sont décédés depuis très longtemps.
  • Je suis désolée. s’excusa Gabrielle, se calmant dans son envie d’en savoir plus.
  • Phtisie. J’avais 4 ans, je ne m’en souviens qu’à peine. Il n’y a pas de mal.»

 Gabrielle n’osait plus rien demander, elle profitait seulement du morceau que jouait Armand. C’était sûrement la première fois qu’elle l’écoutait réellement jouer, jusque là chaque fois qu’elle arrivait, Armand s’arrêtait. Mais maintenant, elle réalisait à quel point son hôte était un musicien accompli qui n’avait rien à envier à ceux de l’Opéra ou de n’importe quel orchestre. Armand lui plaisait. Beaucoup. Vraiment trop. Une mélange étrange d’attirance et de répulsion l’habitait. La boule dans sa gorge témoignait de ses sentiments à propos de cette révélation. C’était sûrement la pire des choses qui pouvait lui arriver. La situation était presque grotesque. Voilà qu’elle ressentait quelque chose pour le bras droit de son fiancé, fiancé d’ailleurs qui se révélait être un goujat sans commune mesure. Le Seigneur avait visiblement un destin assez particulier à lui accorder, semblait-il.

 Voilà qu’elle ne le quittait plus des yeux, le regardant jouer. Il semblait tellement absorbé par son morceau, le vivant, le ressentant. Presque comme si elle aussi finissait par s'imprégner de l’émotion qu’il y mettait. Son jeu était parfait, pas une fausse note, pas un temps raté. La première gnossienne de Satie rendait merveilleusement bien, la plongeant dans un état de transe. Puis la deuxième gnossienne, la troisième, quatrième… Gabrielle avait glissé sur l’accoudoir du fauteuil, posant sa tête dans ses bras. Le sommeil était soudainement trop difficile à réprimer. La musique la laissant dans un état entre veille et sommeil. Pas réellement endormie, mais pas du tout éveillée.

Le silence se fit, la plongeant plus profondément dans le noir, loin. Elle s’allongea sur le fauteuil, ou peut-être que quelqu’un le faisait pour elle? Son corps était incroyablement lourd et agréablement détendu. Une fraîche caresse effleura sa nuque. Une étreinte délicate autour de sa taille. Elle n’était déjà presque plus là.

Une douce douleur s’étendit dans son cou. Puis une montée de désir, immense, lui donnant chaud. La musique était à nouveau tout en elle, la faisant vibrer, l’emportant encore plus loin qu’elle n’était dans un sommeil plus lourd que la mort. Si loin qu’elle ne sentait plus son corps, plus son esprit. Elle n’était plus que notes de piano délicates et parfum de myrte, d’eucalyptus, de santal, d’ambre...

Le froid envahit soudainement tout son corps et elle sombra.

***

 Le soleil lui brûla le visage, et la sortit violemment de son profond sommeil. Gabrielle ouvrit difficilement les yeux. La lumière baignait la chambre dans laquelle elle se trouvait. Il lui fallut quelques longues secondes pour qu’elle se remémore où elle pouvait se trouver. Mais un intense mal de tête s'attela à marteler ses tempes. Gabrielle se retourna pour faire face au mur et fuir de la lumière, celle-ci lui étant bien trop douloureuse. Les souvenirs de la veille lui revinrent lentement en mémoire et de nombreux rêves et cauchemars l'avaient habité toute cette nuit. La douleur dans son crâne était trop forte, elle n’arrivait plus à se concentrer sur rien. Tout son corps semblait si faible, si lourd. La peur commençait à prendre le dessus, que lui arrivait-il? Son cœur battait terriblement vite. Au moins elle était bien vivante…

Alors qu’elle avait fuit le soleil, Gabrielle sombra de nouveau dans le sommeil.

***

Une voix venait de très loin. Celle de Pierre?

Gabrielle se retourna, puis dormit encore.

***

 À nouveau, Gabrielle émergea. Près d’elle se tenait Louise, la gouvernante d’Armand. Elle était installée sur une chaise, à côté du lit, et elle faisait du crochet, Une fleur en maille peut-être?

« Comment allez-vous mademoiselle Deslante? Demanda-t-elle doucement en posant son ouvrage.

  • Mmmmhhh... Gabrielle soupira.

Puis elle se redressa difficilement. Elle était comme sans force.

  • Je me sens faible…
  • Le médecin est venu vous voir, cela fait deux jours que vous êtes dans cet état. Vous allez aller mieux, mais pour le moment vous avez besoin de repos.» Expliqua Louise, se levant pour aller chercher un nécessaire à toilette.

 Gabrielle regarda autour d’elle. On l’avait installée dans une grande chambre de la demeure d’Armand. Les murs tapissés d’un bleu très foncé étaient un peu étouffants, mais plutôt reposant pour les yeux. Le soleil la gênait moins qu’avant, de fins rideaux étaient tirés pour simplement atténuer la puissance des rayons estivaux.

Louise revint avec un linge trempé d’eau chaude et de parfum. C’était le sien, l’odeur d’iris la réconfortait étrangement. Après lui avoir demandé si elle pouvait l’aider, Louise passa le linge sur son cou, le haut de sa poitrine. Gabrielle en était bien incapable, bien calée dans les oreillers, légèrement relevée, elle était presque à bout de souffle d’avoir seulement fait cela.

On lui avait relevé les cheveux et tressé en couronne, et elle était vêtue d’une chemise de nuit en coton blanc, brodée légèrement aux poignets et au cou. Gabrielle espéra un instant que ce fut Louise qui l’aida à se changer et non Pierre ou Armand… d’ailleurs en pensant à eux:

« Pierre ou Armand ne sont pas là?

  • Non Mademoiselle, Monsieur Loiseau est au tribunal et Monsieur de l’Estoile en rendez-vous à l’extérieur. Ils reviendront ce soir. Ça fait du bien?
  • Oui, merci Louise.
  • Est-ce que vous avez faim? Le médecin vous a recommandé de manger rapidement pour retrouver des forces.
  • Pas vraiment, mais s’il le faut, je le ferai. Qu’a dit d’autre le docteur? Je suis tombée malade si soudainement, je n’ai pas le souvenir d’avoir été mal, je me suis endormi pendant qu’ Armand jouait du piano, et après plus rien. J’ai seulement le souvenir d’avoir rêvé.

Louise s’éloigna une seconde dans le couloir pour aller sonner.

  • Peu de choses, il était très étonné de votre état. Vous étiez fiévreuse et n'arriviez pas à vous réveiller. Il ne sait pas vraiment ce que vous aviez, il a alors préconisé du repos et des repas riches en viande, il a dit que vous étiez très anémiée.
  • Oui, je le suis depuis plusieurs semaines déjà, je pensais que cela allait mieux pourtant.
  • Il ne semblait pas de cet avis, pour lui vous êtes sévèrement atteinte. Il vous a prescrit de l’eau de fer, il va falloir en boire régulièrement.

Gabrielle soupira, la conversation lui coûtait beaucoup d’énergie.

  • Soit… »

 Une domestique lui ramena un grand verre d’eau, ce n’était pas de l’eau toute simple, non elle avait un goût terrible de métal. Louise lui expliqua qu’on y avait fait infuser des boules de fer et la composition spécifique, qui avaient la vertue de faire passer le fer dans l’eau pour être absorbées par le corps.

On ramena un peu plus tard un plateau avec un repas complet, un jus d’orange frais, du pigeon rôti accompagné de quelques pommes de terre et d’épinards, puis en dessert un fromage blanc avec du coulis de fruits rouge; le parfait repas rempli de fer pour une bonne santé... Gabrielle n’avait pas grand appétit, mais elle se força à avaler un peu de tout.

Son soudain état l’interrogeait beaucoup. Avant de sombrer à nouveau dans le sommeil, elle tentait de comprendre. Comment cela avait-il pu empirer à ce point? Elle repensa à cette soirée aux côtés d’Armand, rien ne lui revenait en mémoire de spécial, elle s’était simplement assoupie sur le divan, et après plus rien. Armand avait dû la porter jusqu’à une chambre. La scène lui sembla à la fois touchante et honteuse, se faire porter comme on porte un enfant qui s’endort dans le salon pour le ramener à son lit…

A nouveau, elle sombra, plongeant dans d’étranges rêves.

***

 Quand elle rouvrit les yeux, la lumière avait changé. Le crépuscule baignait le ciel d’une lumière orange très intense, le soleil avait déjà disparu et à chaque seconde le spectacle que lui offrait la nature était à couper le souffle.

Gabrielle n’avait pas bougé, les yeux ouverts, elle regardait juste dehors, pendant de longues minutes, jusqu'à ce qu’il ne reste rien de cette lumière orange. On toqua à la porte, et Gabrielle eut un petit sursaut. Doucement, elle invita la personne à rentrer. Et ce fut sa mère qu’elle vit apparaître, alors qu’un flot d’apaisement l’envahissait.

« Gabrielle tu es toute pâle… Comment te sens-tu?

Marthe Deslante s’approcha du lit, posant son chapeau à ses pieds. Elle posa sa main sur le front de sa fille, l’inspectant.

  • Ça commence à aller mieux.
  • Je comprends cela, l’intérieur de ta paupière est tout blanc. Tu n’es plus fiévreuse?
  • Non… C’est Pierre qui vous a demandé de venir?
  • Oui, il m’a averti de ton état au petit matin et m’a invité à venir te visiter si je le désirais. Et que tu n’étais pas en état de rentrer pour le moment. Expliqua sa mère. Il m’a tenu au courant, je suis déjà venue hier, mais tu dormais. Je t'ai ramené de la lecture si tu veux.

Elle montra le panier qu’elle avait posé à l’entrée de la chambre.

  • Merci, maman.
  • Alors cela se passe bien avec Pierre? demanda-t-elle, assise sur le bord du lit.

Gabrielle eut un petit sourire, sa mère était de ce genre là, de ces mères qui savent et sa question n'était certainement pas dénuée d'intérêt. Jusque là, elle n'avait vraiment eu le temps d'avoir une réelle discussion avec elle à ce propos.

  • Oui.
  • Vraiment? Tu sais que ton père à beaucoup cherché pour te proposer un homme, Pierre est bien entouré à ce que je vois.
  • Oui c’est vrai, Armand est un ami très proche de Pierre. Mais ça se passe bien, c’est un homme spécial, mais je m’y ferais.
  • C’est bien ma fille. Nous les femmes c’est comme ça que nous obtenons la paix. Dis-lui toujours oui, les hommes n’aiment pas avoir une épouse froide et peu avenante. Ce mariage est important pour ton père. L’arrivée de Pierre dans la famille est... vraiment... elle soupira. Vraiment nécessaire.
  • Comment cela? Vous avez l’air inquiète.

Gabrielle se redressa un peu, sa mère détourna le regard.

  • Nos finances ne sont pas au beau fixe. Ton père ne m’en parle qu’à peine, mais j’ai bien compris ce qui l'inquiète.
  • Vraiment? Pourtant tout à l’air de si bien aller.
  • Il garde la face et ne veut pas que cela paraisse aux yeux de tous. Il a de nouveau organisé une soirée avec ses collègues à la maison. Rien que les cigares nous ont coutés plus que le repas tout entier… Nous avons dû licencier discrètement une aide cuisinière et une femme de chambre. Si cela venait à se savoir... Votre mariage aurait l’air d’une farce, nous deviendrions la risée du cabinet de ton père et sa carrière politique prendrait fin rapidement.
  • Oh…
  • Oui. C’est pour cela Gabrielle, il faut que tu demandes à Pierre de fixer une date pour le mariage. Après cela je cesserai d’être aussi insistante, je suis désolée de te mettre dans nos histoires.
  • Non, je comprends très bien.
  • En fait, pour tout t’expliquer… Pierre a accepté un mariage sans dot, mais à la place il prendra notre nom pour le prestige. Je ne veux pas que tu commences ta vie maritale sans savoir les tenants et les aboutissants de l’accord qu’il a passé avec ton père. Lui aurait préféré que tu n’en saches rien, mais moi je te connais. Je sais que tu l’aurais très mal pris si nous te l’avions caché… »

 Gabrielle resta sans voix pendant un temps, regardant sa mère fixement. Elle aurait dû le deviner, elle aurait dû le savoir. Ce qu’elle pouvait être bête, elle qui avait cru dur comme fer que son père avait mis tout ce temps pour lui trouver un époux digne d’elle. Non, finalement il avait fallu trouver l’homme suffisamment riche qui ne cherchait qu’un nom. Bien évidemment que Pierre avait voulu d’elle, en prenant le nom de Loiseau-Deslante, sa carrière politique allait prendre un sacré tournant. Cela témoignait de sa capacité à faire des alliances, de son entourage politique et professionnel. La famille de Gabrielle avait toujours eu un nom que l’on envie, le cabinet de son père avait très bonne réputation, personne n’aurait pu deviner que les Deslantes puissent manquer de liquidité… Pierre était la clef de voûte de leur avenir. Gabrielle en avait la nausée.

Ce qu’il s’était passé le soir où Pierre était parti avec la bonne l’avait grandement calmée, mais cette révélation était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Quelle humiliation de se retrouver au cœur d’une magouille financière et politique pour défendre les intérêts de tous, sauf les siens. Gabrielle était la perdante dans cette histoire.

« Gabrielle… Je suis vraiment désolée.

Elle regarda sa mère, l’air contrit. Oui, elle était vraiment désolée… Comment une mère pouvait-elle souhaiter un tel avenir à son enfant? Enfin après tout, elle ne pouvait pas savoir que Pierre était un goujat libidineux, en plus de n'être intéressé que par la reconnaissance de ses pairs…

  • Je vous remercie de me l’avoir dit. Cela change beaucoup de choses en effet.
  • Gabrielle, j’espère que tout va bien avec lui et que nous ne te bloquons pas dans un mariage non consenti…
  • Maman… elle tenta de lui couper la parole, mais Gabrielle continua. Vous licenciez des domestiques pour sauver les finances de la famille et le faites discrètement pour que mon mariage ne soit pas une farce aux yeux des autres, mais c’est hélas ce qu’il est. Ne vous inquiétez pas, je ne mettrai pas la famille dans une mauvaise posture, si je dois épouser Pierre je le ferai. De toute façon, je suppose que si je m’y opposais, papa ferait pression sur moi pour que je l’épouse malgré tout.
  • Gabrielle, non! s'empressa de répondre Marthe, semblant gênée.
  • Bien sûr que si, j’ai bien compris. C’est à moi d’avoir le sens du sacrifice pour nous tous. J’espère simplement que Marie n’aura pas à subir le même sort que moi.

Marthe avait les larmes au bord des yeux tant elle était bouleversée, mais ne pouvait répondre à cela.

  • J’espère seulement qu’un jour je pourrais faire comme mon futur époux et pouvoir aller voir ailleurs pour être heureuse, ne serait-ce qu’un peu.

Marthe ne dit plus rien, la bouche pincée, les yeux rouges et plein de larmes. Oui, Gabrielle savait bien qu’elle était dure avec sa mère et que cette conversation pouvait très probablement très mal se terminer. Mais elle n’arrivait plus à se taire tant la colère et l’injustice l’emplissait toute entière.

  • Je suis désolée…
  • Faites. Je serai une bonne épouse qui dira oui, ne vous en faites pas. Je ne prendrai pas le risque d’un divorce ou bien même d’une rupture de fiançailles.

Marthe ne répondait plus rien, même ses sanglots étaient inaudibles. Ceux d'une femme qui avait sûrement camouflé ce genre d'émotion toute sa vie.

  • S’il vous plaît, maman, laissez moi. Je suis fatiguée et j’aimerai me reposer maintenant.
  • Très bien… Quand tu iras mieux, reviens vite s’il te plait.
  • Oui.»

Marthe se leva pour rejoindre la porte, ajustant son chapeau sur sa tête et remontant son sac sur son épaule. Avant de passer la porte, elle regarda une dernière fois en arrière pour dire au revoir à Gabrielle.

Dans son lit, enfin seule, Gabrielle fondit en larmes, se retenant de faire trop de bruit pour ne pas attirer l’attention. Elle avait peut-être eu le courage sur le moment de répondre à sa mère, mais maintenant qu’elle se retrouvait seule, toute la pression et la déception la rattrapait. Voilà, toute sa vie, tout son avenir venait de se jouer en quelques secondes. Finalement, elle aurait bien préféré ne rien savoir de cet arrangement, de toute cette mascarade. Comment sa mère pouvait-elle lui dire tout cela sans mourir de honte? Gabrielle le faisait pour deux, pour toute la famille d’ailleurs. Le ventre serré, une boule au creux de la gorge et un mal de tête incroyable s’étaient installés, Gabrielle se sentait encore plus faible qu’à son réveil.

Elle se replia sur elle-même pour se recoucher et se cacher sous les draps, la douleur au fond de son cœur bien trop présente. Elle aurait fait n’importe quoi pour soulager son malaise. Tout ce qu’elle espérait était qu’elle pleure suffisamment pour s’épuiser et s’endormir pour longtemps… fuir tout cela. Un instant, elle espéra que le mal qui la rongeait la libère de cet avenir bien sombre qui l’attendait.

A suivre...

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