Chapitre 3 : Désillusions.

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Chapitre 3: Désillusions.

Ce matin, Gabrielle se réveilla dans le même état que tous les précédents. Toujours aussi fatiguée que la veille et l’impression que son corps pesait des tonnes. Elle se sentait tout endolorie et engourdie, cela faisait des jours que cela durait et elle ne trouvait pas le remède à ce souci. La fatigue s’accumulait et chaque matin elle était plus épuisée, parfois elle s’endormait après le repas du midi et ne se réveillait qu’en début de soirée. A ce seul moment, elle avait l’impression de récupérer de l’énergie. Le médecin était venu la visiter, mais rien de concret n’était ressorti. Pour lui, Gabrielle aurait pu être enceinte, mais cela aurait littéralement relevé du miracle. Puis il avait pensé à une anémie, un manque de fer. Il semblait que ses yeux étaient devenus blancs, que ses gencives aussi. On lui avait alors prescrit un régime riche en viande saignante. Bien qu’elle ne répugnait pas cela, Gabrielle n’était pas enchantée à l’idée de manger cela à chaque repas.

Aujourd’hui était une grande journée et Gabrielle aurait aimé se sentir un peu mieux pour profiter de ces instants. Depuis la veille, tout le monde s’agitait, préparait la maison pour l'arrivée des invités, et elle n’avait pas encore quitté sa chambre. Marie, sa petite sœur, avait passé un long moment avec elle, l’aidant à décider comment coiffer ses cheveux, quel ruban mettre dedans, puis les chaussures qui siéraient mieux à sa tenue. Gabrielle l’avait regardé s’agiter, assise depuis son bureau. Distraite, elle ne cessait de toucher son annulaire gauche, se remémorant la soirée qu’elle avait passée avec Pierre il y a une semaine de cela... Aucune surprise: dès que Pierre lui avait demandé s’il pouvait l’emmener au Grand Véfour le soir même, Gabrielle avait très bien compris. La veille il était venu rendre visite à son père et tous deux avaient longuement discuté dans le bureau, bien enfermés. De ce fait, elle n’avait eu aucun doute quant à l’objectif de ce dîner en tête à tête. Pour l’occasion, elle avait enfilé un corset et une robe blanche à fines rayures bleues, avait relevé ses cheveux et fait bien attention à ce que ses mains soient bien manucurées. Elle se sentit bien frivole, mais l'ennui la poussait à faire bien des choses.

Malgré tout, Gabrielle gardait un goût amer de cette soirée. Tout était trop simple, trop facile, et se passait devant elle comme si elle assistait à sa propre vie. Bien sûr, voir Pierre sortir l’écrin de sa poche lui avait bien fait quelque chose, mais cela n’avait pas vraiment duré, car en le regardant dans les yeux, aucune lueur n’était venue enflammer son cœur. Après sa demande, Pierre avait gardé la bague avec lui, souhaitant lui offrir de façon officielle durant la soirée de fiançailles que les parents de la future mariée avaient décidés de donner chez eux. C'était plus correct semblait-il, mais Pierre avait préféré lui demander en privé pour être sûre de ses intentions et garder ce moment rien que pour eux. Pourtant, elle avait tant voulu y croire, mais plus les jours passaient, plus l'impression de faire une erreur grandissait. Elle n'avait pas voulu tomber amoureuse, mais malgré tout, l'indifférence à peine feinte de Pierre l'agaçait. Il n'était pourtant pas désagréable, mais parfois, certaines attitudes l'agaçait.

Pierre avait osé l’embrasser et elle avait consenti. Son premier baiser avait eu lieu devant le restaurant, sous la lune et les étoiles, en attendant la voiture. La soirée avait été parfaite, ils avaient bien bu et bien mangé, avaient discutés à bâtons rompus. Mais rien, non vraiment rien ne se passait. Aucune alchimie. Le contact de ses lèvres avait été assez désagréable, ne ressentant aucune connexion avec Pierre, cela ne lui avait procuré aucune sensation, au contraire, son contact intime et rapproché lui avait donné envie pendant une seconde de le repousser… Par la suite, elle tenta de se raisonner, dans la voiture qui la ramenait chez elle, dans son lit, et le matin en se levant. Cela ne faisait que deux ou trois semaines qu'elle connaissait Pierre, peut-être aurait-elle besoin de plus de temps pour créer autre chose que de l'amour entre eux?

Soupirant à nouveau, elle essaya d’arrêter de ressasser pendant qu’on la coiffait. Marie s’était décidée pour une couronne de tresses avec des rubans verts, Gabrielle avait accepté, elle porterait donc une robe assortie, en dentelles très délicates, un cadeau de Pierre pour la soirée. Il avait fait déposer un paquet pour elle dans la journée. Un présent qu’elle apprécia fortement car elle y ressenti une attention particulière. Le vert était une couleur qui lui allait bien au teint et s’accordait à ses cheveux, la dentelle fine et très travaillée était sans aucun doute hors de prix. Puis enfin, le col remontait jusqu’à son cou, enveloppant sa gorge jusqu’en haut de sa nuque comme un collier de tissu. L’on devinait à peine au travers des manches sa peau, sans la dévoiler réellement. Cette robe avait été faite pour elle, aucun doute, l’absence de décolleté, la couleur, et la taille parfaitement ajustée.

Pour s’accorder avec toutes ces nouveautés, elle choisit un sautoir en or, des boucles d’oreilles en diamant et une paire de bottines blanches à lacets.

Quand elle descendit l’escalier pour rejoindre la salle de réception, Gabrielle vit de l’admiration dans les yeux de son père et le sentiment que cela provoqua en elle valait bien ce mariage. Jamais elle n’avait vu ce regard auparavant, pas quand elle fut diplômée du baccalauréat, ni quand les hommes se pressaient à sa porte pour la demander en mariage, ou encore quand elle fit son premier récital de piano étant enfant ou qu'elle apprit à faire de la bicyclette. Non, elle avait dit oui à Pierre et ce soir ils fêtaient en grandes pompes leurs fiançailles.

« Tu es très belle Gabrielle; prends mon bras, nous allons rejoindre les premiers invités.»

Gabrielle ne répondit rien, la gorge un peu nouée. Être au centre de l’attention d’autant de personnes pendant toute une soirée, voilà qui était très nouveau pour elle. De plus, son état physique ne l’aidait pas à se sentir très à l’aise avec cet instant.

Passant les portes vitrées, le majordome leur proposa une coupe de champagne, au même moment, Pierre arriva près d’eux. Le jeune homme baisa la main de Gabrielle, puis la détailla de la tête aux pieds.

« Vous êtes radieuse Gabrielle, j’ai une chance infinie d’avoir le droit de vous avoir à mon bras et de pouvoir vous appeler ma fiancée!»

Gabrielle sourit, flattée par tant de délicatesse. Pierre était fort bien vêtu, d'un costume trois pièces, une cravate en soie bleue nuit, assorti à son veston, les mains gantées. C’était un homme de goût, pas de doute là dessus. Son compliment l'avait touchée malgré tout, et chaque petit détail était un pas vers un futur clément.

Tous les invités regardaient Gabrielle, les yeux rivés sur elle. L’angoisse montait, il fallait vite que l’attention soit détournée, au moins quelques minutes, le temps qu’elle se fasse à l’ambiance de la pièce, à la présence d’autant de monde. La grande salle de réception avait été décorée avec élégance, sa mère n’aurait jamais laissé passer quoique ce soit. Des paniers de fleurs avaient été disposés sur la table, les candélabres des grandes occasions avaient été sortis, Gabrielle était presque sûre que même les rideaux avaient été lessivés… Il devait bien y avoir une cinquantaine de personnes; par chance, Gabrielle reconnaissait presque toutes les têtes présentes. Des associés de Pierre et son père, des amis de la famille, des cousins, des oncles et tantes. Les seuls qu’elle ne parvenait pas à reconnaître étaient sûrement de la famille de Pierre, malgré tout, ils étaient très peu. Pierre avait prit Gabrielle à son bras pour aller la présenter à son oncle et sa tante, ainsi que des amis de sa famille, puis à ses parents… deux personnes relativement âgées, très élégants. Pierre ressemblait beaucoup à sa mère, se dit Gabrielle; mais il avait la voix de son père.

Voyant que tout le monde était à présent servi en champagne et disposé à écouter, Alphonse Deslante prit la parole. Gabrielle serra un peu les dents.

« Chers invités, je vous remercie d’être parmi nous en cette très belle journée, la pluie est au rendez vous, mais elle ne saurait assombrir mon coeur aujourd'hui! Je suis très fier de pouvoir laisser la parole à Pierre Loiseau, notre associé et ami qui a une grande annonce à vous faire.

Gabrielle se crispa toute entière alors que tous les regards se tournèrent à nouveau vers elle et Pierre. Son fiancé l’attira au devant de la petite assemblée.

  • C’est une grande joie pour moi de pouvoir vous annoncer que Gabrielle et moi-même allons nous marier !

Une douce clameur emplit la salle. Gabrielle était toujours aussi mal à l’aise, tout le monde savait bien pourquoi ils étaient là, mais son père avait voulu faire les choses de cette façon. Soit.

  • Merci à tous, merci Gabrielle de bien vouloir de moi comme mari. Je m'engage aujourd’hui à te faire honneur et à faire honneur à ta famille.»

En même temps, il sortit de nouveau l’écrin en velours de sa poche pour en sortir la bague de fiancaille. Un diamant monté sur un anneau d’argent, un solitaire Cartier. Gabrielle n’eut aucun mal à reconnaître le bijou: c’était une petite célébrité. Et elle savait également qu’il coûtait une fortune. L’idée que l’on dépense autant d’argent pour elle était assez dérangeante. Gabrielle avait toujours vécu dans le luxe, mais sans en abuser elle-même. Ses possessions étaient très limitées, la paire de diamants qu’elle portait aux oreilles, un cadeau de ses parents pour ses 20 ans, ses livres anciens et sa montre. Elle savait bien que la bague était plus qu’une attention à son égard. Cette bague devait imposer le respect et créer l’envie. Porter quelque chose d’aussi cher à son doigt était disproportionnée quant aux sentiments qui l'habitaient …

Alors que Pierre lui passait la bague au doigt, Gabrielle releva les yeux pour tomber dans ceux d’Armand de l’Estoile. Une montée de panique l'envahit, elle avait bien pensé à lui, et surtout en mal, espérant qu’il ne serait pas présent ce soir. Mais cela aurait été fort étonnant qu’il ne soit pas présent aux fiançailles de son ami et associé…

Maintenant que l’attention se dispersait, les invités reportant leur intérêt sur les petits fours tout chauds qui sortaient des cuisines, Gabrielle prit quelques minutes pour rejoindre sa sœur et son frère qui discutaient ensemble. Marie ne put s'empêcher de vouloir immédiatement regarder la bague, il allait falloir s’y faire, cela ne serait pas la dernière fois. Mais elle ne put rester très longtemps près d’eux, d’autres personnes souhaitant lui faire part de leurs félicitations. Il lui sembla que cela ne cessait jamais, ils arrivaient tous autour d’elle voulant lui adresser des bravo, voulant voir la bague, la complimenter sur sa robe, sa coiffure… Gabrielle fut prise d’un immense vertige, puis d’une bouffée de chaleur, les sons alentour se mirent à lui arriver comme étouffés. Elle se rattrapa à sa sœur qui la retint rapidement.

“Gabrielle, ça ne va pas?

  • J’ai besoin de prendre l’air quelques minutes.”

Gabrielle s’excusa et quitta la pièce. Sa petite sœur eut à peine le temps de lui demander si elle voulait être accompagnée, mais Gabrielle était déjà sortie discrètement. Elle traversa le petit salon, puis la salle de musique pour se réfugier dans le patio. L’odeur de pluie et de terre mouillée l’apaisa instantanément. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit, ainsi pouvait-elle profiter de l’endroit. On y avait planté des azalées, des rosiers, des camélias, des rhododendrons, et encore bien d’autres plantes à bulbes qui n’éclosent que le printemps venu. Tout ceci fleurissait à l'abri d’un saule pleureur dont les branches caressaient délicatement au rythme du vent un petit bassin rempli de nénuphars. Gabrielle et sa sœur y avaient fait installer des chaises longues pour prendre le soleil l’été. Elle resta à l'abri sous les allées qui couraient tout autour du petit jardin, il y avait quelques chaises, des bancs, des plantes en pots. Ici au moins elle était tranquille, et au besoin elle pouvait rejoindre d’autres pièces pour remonter à sa chambre sans croiser personne.

Gabrielle s’assit sur une chaise face au bassin. Elle essayait de se concentrer sur les mouvements délicats des feuilles qui effleuraient l’eau, les ronds qui se formaient à la surface et qui, sans fin, allaient s’écraser sur le rebord en pierre blanche. L’angoisse était passée, mais à présent, le malaise ne voulait plus partir. Ces derniers jours avaient été éprouvants. Malgré sa santé fragile, Gabrielle avait voulu continuer à vivre normalement, elle avait été à l’opéra, puis à la bibliothèque plusieurs fois, ses parents avaient reçu du monde à dîner… Le contrecoup se faisait sentir ce soir, pile au pire moment.

Alors qu’elle tentait de calmer sa respiration hératique, Gabrielle sursauta en entendant quelqu’un se rapprocher d’elle.

« Pardonnez moi, je ne voulais pas vous faire peur.

Armand de l’Estoile était debout à quelques pas d’elle, deux verres à la main.

  • Je vous en prie… Mais je ne suis pas en état de tenir une discussion, je vous préviens.

Gabrielle mettait une limite immédiatement, elle n’était pas du tout d'humeur à jouter contre Armand une fois de plus.

  • N’ayez pas d’inquiétudes, je ne vous embêterai pas. Vous avez fait un malaise?

Armand était à présent à côté d’elle et lui tendit un verre alors qu’elle répondait par l’affirmative.

  • Buvez quelque chose et vous devriez manger, ça vous aidera.
  • Vous êtes étonnement bienveillant, que faites-vous là?
  • Je vous ai vu vaciller et vous éclipser, j'avais peur que vous ne vous évanouissiez toute seule dans un couloir.
  • Et bien, voyez par vous même que je me porte bien. répondit Gabrielle, acide.

Elle prit tout de même le verre de vin rouge pour en boire une lampée.

  • Je voulais en être sûr.

Armand resta debout près d’elle. Il était comme à son habitude très élégamment vêtu, portant un pantalon noir, sûrement taillé sur mesure dans un coton très mat, une chemise rouge assez sombre, un veston noir, ainsi qu’une lavallière en satin noir, le tout sous une veste du même tissu que le pantalon. Ses vêtements semblaient avoir quelque chose de démodé, mais sans trop que Gabrielle ne comprenne exactement en quoi. Ses cheveux étaient, encore une fois, noués dans sa nuque par un ruban rouge assorti à sa chemise.

  • Vous permettez? dit-il soudain, posant son verre sur un rebord de fenêtre.

Il tendit une main vers elle, voulant la toucher. Gabrielle recula légèrement la tête.

  • Que voulez-vous?
  • Vos cheveux sont détachés, je voulais simplement les remettre en place.

Gabrielle resta une seconde sans un mot, gênée et soupçonneuse. De la tête, elle l’autorisa à la toucher. Armand se mit alors à l'œuvre, récupérant une mèche de cheveux qui bouclait sur l’épaule de Gabrielle. Tranquillement, il prit une épingle qui ne retenait plus rien pour fixer de nouveau une tresse. La jeune femme avait suspendu sa respiration inconsciemment et un discret frisson remonta le long de son dos alors que les doigts frais d’Armand effleuraient sa nuque.

  • Voilà. Je ne pensais pas que vous attacheriez vos cheveux avec cette robe.
  • Comment cela?

Gabrielle bu à nouveau, alors qu’Armand s'asseyait face à elle, après avoir récupéré son verre.

  • J’aurais bien aimé vous voir les cheveux détachés avec, elle n’a pas été pensée pour être portée comme cela.
  • Et qu’en savez-vous? sourit Gabrielle. En plus de parfumeur, vous êtes également tailleur?

Armand sourit également.

  • Non. Mais c’est moi qui ai fait fabriquer cette robe pour vous. Pierre voulait vous offrir une tenue spéciale pour l’occasion, qui saurait se marier avec vos yeux et la bague, m’a t-il dit. Cependant, Pierre n’est pas très familier des habitudes et préférences des femmes de votre rang, il m’a donc confié la tâche.»

Gabrielle fulminait, pour tant de raisons! Quel goujat, quel petit … Ce qu’Armand venait de dire était empli de tant de sous-entendus qu’elle bouillonnait plus encore à chaque phrase qui lui revenait en tête. C’est lui avait fait faire cette robe? Et pas Pierre? Comment cela “femme de son rang”? Confier la tâche à quelqu’un d’autre?

« Je vous sens soudainement en colère Gabrielle. Affirma Armand, toujours aussi posé.

Gabrielle tourna les yeux vers lui, se plantant dans son regard.

  • Vous dites cela pour me contrarier.
  • Je vous assure que non. Pierre est un très bon ami, il a confiance en moi. C’est tout. Vous savez Gabrielle, Pierre n’est pas... il soupira. Pierre n’est pas… Non, oubliez cela vous voulez?
  • Oubl… Vous commencez une phrase comme cela pour ne pas la finir? Vous m’agacez, Monsieur de l’Estoile, votre comportement est incroyablement inconvenant.

Gabrielle s’était levée au milieu de sa phrase, rouge de colère. Le sang lui frappait dans les tempes, et ses lèvres se mirent à trembler.

A son tour, Armand s’était levé de sa chaise, soupirant de nouveau.

  • Pensez bien ce que vous voulez, Gabrielle. Vous me faites perdre mon temps.»

Armand s’en alla vers la porte avec son verre. Gabrielle, quant à elle, resta debout toute seule sans avoir de mots pour le retenir et mettre au clair la situation. Ses forces lui étaient revenues, tout cela avec la colère et l’agacement. Cet homme pensait très sûrement être quelqu’un d’important, il en avait l’attitude et les paroles. Quoiqu’il en soit, son comportement lui donnait envie de le gifler, ce qui ne lui ressemblait pas. Mais sans trop comprendre pourquoi, Armand éveillait en elle des sentiments incroyablement contradictoires. Il était assurément aussi beau et élégant, qu’il était insupportable.

Gabrielle laissa son verre vide pour rejoindre l’assemblée, ne souhaitant pas que son départ fusse trop remarqué. A peine fut-elle de retour que son frère vint la chercher.

« Pierre te cherche… Qu’est-ce que tu fichais?

  • Je suis là! Je ne suis partie que 5 minutes!»

Gabrielle s’en alla rejoindre Pierre qui était en pleine discussion avec deux amis de son père. A peine fut-elle près de lui, que celui-ci s’excusa auprès des deux hommes pour attraper Gabrielle par la taille et la tirer à l’écart. La main était ferme, très. Beaucoup trop. Gabrielle eut envie de se dégager mais impossible.

« Où étiez-vous?

  • Je ne me sentais pas bien, j’ai fait un malaise. Vous me faites mal, Pierre.
  • Ne me laissez pas seul le jour de nos fiançailles, j’ai l’air d’un imbécile à vous chercher partout pendant que votre sœur m’évite comme la peste. Ne me refaites plus jamais cela.»

Pierre avait parlé entre ses dents, tout bas, avec une humeur si mauvaise que Gabrielle en resta sans voix. Immobile entre ses mains, elle se sentit comme une proie dans les serres d’un aigle. Quand il la relâcha enfin, Gabrielle ne dit toujours rien, n’esquissa pas même un mouvement. Elle le laissa retourner près des convives. Dans la salle, elle croisa le regard d’Armand, avant qu’il ne se détourne pour reprendre sa discussion. Plus aucun mot n’arrivait jusqu’à sa bouche. Tout son corps était comme mû d’une conscience propre, car elle n’avait aucune idée des gestes qu’elle faisait. Que venait-il de se passer?

Le temps jusqu’au repas fut interminable. Gabrielle n’avait toujours pas ouvert la bouche. Il en fut de même pendant tout le souper. Bien que ses parents avaient fait préparer du canard, des friands de légumes, des crudités, des coupes de fruits et des pâtisseries de toutes sortes, Gabrielle avait l'appétit coupé, mais ne sachant comment le justifier, elle mangea, sans faim.

Des centaines d’émotions se bousculaient dans son esprit à mesure que la soirée avançait. La colère? La honte? Peut-être était-ce ce qu'il venait de se passer avec Pierre? Ou avec Armand? Son état physique s’était amélioré peu le début de la soirée, mais son état mental avait, lui, changé du tout au tout. Tant de doutes et d'incertitudes l'habitaient. Ce que Pierre avait dit, et la façon dont il l’avait dit avait ruiné sa soirée. Sa soirée de fiançailles. Et elle était là, mutique, sans pouvoir profiter des convives, du repas, de la musique…

Alors que l’on commençait à servir les digestifs aux invités dans le salon de musique et le grand salon, là où hommes et femmes avaient commencé à se séparer, Gabrielle resta près de Pierre. Toujours sans un mot. Plus aucun. Elle avait comme la sensation qu'une chape de plomb avait été coulée sur elle et la retenait, la contenait...

Son frère vint interrompre tout cela en venant lui parler, de façon légère de la soirée, des discussions passionnantes qu’il avait eu avec tous ces avocats et hommes de loi. Son enthousiasme était touchant. Gabrielle se surprit un peu à sourire. Pierre s’était éloigné, discutant discrètement avec Armand dans un couloir. D’un œil curieux, Gabrielle regarda leur conversation, Pierre faisait de grands gestes de bras tout en parlant à voix basse. Elle aurait bien aimé savoir lire sur les lèvres à ce moment, car Armand et Pierre semblaient se disputer. La situation était inattendue. Gabrielle n’arrivait plus à écouter son frère, et tendait l’oreille pour essayer d’attraper au vol des bribes de discussion. Quelques mots lui arrivaient aux oreilles “tu te rends compte!”, “encore une fois…”, “ta faute!”, “que voulais-tu que je fasse?”.

Gabrielle était certaine qu’ils parlaient d’elle et sa conviction fut validée quand elle vit Armand, qui lui faisait face, lui jeter un coup d'œil. Elle serra les dents. La colère monta de nouveau, fulgurante.

Plus jamais elle ne laisserait un homme lui parler comme ça. Qu’il s’agisse d’Armand ou de Pierre. Jusque là, elle avait tenté de tenir tête à Armand, et c’était bien la seule chose qui lui permettait de ne pas sombrer dans la honte et la culpabilité. Mais pour Pierre, jamais son mari ne devrait avoir à lui parler de la sorte. Gabrielle méritait du respect et c’était bien le minimum qu’elle était en droit d’exiger.

Tentant de garder la face, elle reprit sa discussion avec Louis, faisant mine de l’avoir bien écouté jusque-là. Au fond d’elle, Gabrielle espérait bien que Pierre eût profité de ce moment, car cela serait le dernier.

A suivre...

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