Chapitre 2: Egarement.

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Chapitre 2: Égarement.

Le soleil n'était pas encore tout à fait couché alors que Gabrielle et sa sœur Marie discutaient dans la chambre de l'aînée. Ce dimanche soir avait un goût de douce amertume, sans que Gabrielle ne sache vraiment pourquoi. Pensivement, elle retirait son maquillage.

« Est-il beau garçon? demanda Marie, tout en jouant avec la brosse à cheveux de Gabrielle.

  • Ce n'est pas mon genre d'homme, mais il faut lui reconnaître de nombreuses qualités. Il a de très beaux yeux bleus, très clairs, rehaussés de sourcils broussailleux brun. Cela lui donne un air assez dur. Il est plus grand que moi et a de grandes mains, larges.
  • Tes critères de beauté d'un homme sont étranges ! sourit Marie.

Sa sœur cadette n'avait que 16 ans à peine, mais elle savait très bien ce qu'elle voulait et possédait un humour et une finesse d'esprit qui plaisait toujours à Gabrielle.

  • A vrai dire, son physique ne m'importe que très peu. Tant qu'il n'est pas repoussant, ni sale, je pense être plus attentive à son esprit.
  • J'imagine que lorsqu'on ne se marie pas par amour, c'est sûrement plus important. Supposa la jeune fille, brossant nonchalamment ses cheveux blonds.
  • C'est tout à fait cela, j'espère qu'il a plutôt un caractère bon et doux avec moi. Mais je pense que papa ne m'aurait pas présenté cet homme s'il n'était pas un gentilhomme.
  • C'est aussi ce que je pense. Et comment a-t-il été, ce jour?

Gabrielle avait passé son dimanche en compagnie de Pierre, une journée ensoleillée. Visiter l'exposition universelle avait été un véritable plaisir, Gabrielle aimait découvrir de nouvelles choses, de nouveaux endroits, et l'endroit correspondait en tout point à ses attentes. Pierre ne l'avait ramené qu'après l'heure du dîner, cela n'avait pas été prévu, mais les choses s'étaient faites naturellement.

  • Tout s'est très bien passé, nous avons beaucoup discuté. De ce que nous avons vu, du repas, nous partageons peu de points communs mais nous parvenons malgré tout à discuter.

Gabrielle commença à retirer les épingles de ses cheveux, sa sœur se leva du lit pour l'aider.

  • C'est tout?
  • Oui c'est tout... grimaça un peu Gabrielle. Pierre est quelqu'un d'agréable, mais je m'attendais tout de même à ce que nous nous découvrions quelques points communs. Lui pense beaucoup à son travail, ses voitures, et encore son travail… Sais-tu combien de ses connaissances nous avons croisé? Sept, Marie. Des clients, mais aussi des collègues, des policiers, et j'ignore encore l'identité de la moitié.
  • Au moins, il passera toutes ses journées à travailler et ne sera pas là pour t'ennuyer. tenta de positiver Marie.
  • Oui, tu as sûrement raison… Je le savais pourtant, évidement que je n'allais pas tomber amoureuse de lui. Mais j'espérais pouvoir lui trouver quelques qualités auxquelles m'attacher. Notre relation est agréable, mais aussi parfaitement cordiale et platonique...

Gabrielle posa une dernière épingle sur sa coiffeuse, commençant à jouer nerveusement avec ses jumelles.

  • Tu en demandes trop. Tu le connais depuis quelques jours seulement.
  • C'est vrai. Mais une partie de moi aimerait que le ciel m'envoi un signe, une confirmation me disant que j'ai fait le bon choix. Pour moi et pour notre famille.
  • Tu as fait le bon choix, Gabrielle. affirma Marie.

Gabrielle regarda son reflet dans le miroir face à elle, et lui sourit un peu.

  • Merci… souffla t-elle tendrement.
  • Allez, je vais aller me coucher. Arrête de trop penser et repose toi un peu.»

L'aînée des Deslante eut envie de soupirer, se voyant conseillée par sa petite sœur. C'était affectueux, évidemment, mais parfois elle se disait que c'est elle qui devrait être là pour sa sœur, pour l'aider et la soutenir dans ses choix; pas l'inverse. Marie passa la porte, mais Gabrielle ne fut pas seule très longtemps car on toqua à la porte.

Yvonne, la femme de chambre de Marthe et des filles poussa la porte après que Gabrielle lui dit d'entrer.

« Excusez-moi de vous déranger, mais on a déposé ceci pour vous.

  • Oh, merci. A l’instant?
  • Oui, un coursier. Il n’a rien dit de spécial, il m’a juste remis ce paquet à votre attention.
  • Merci, Yvonne.»

Gabrielle prit le paquet et commença à l’ouvrir alors que sa femme de chambre s'éclipsait discrètement. Il n’y avait pas de carte, rien de spécial, seulement un emballage de papier de soie vert d’eau. Gabrielle plissa les sourcils, ayant oublié ses questionnements. C’était peut-être un cadeau de Pierre?

Dépliant le papier, elle découvrit un coffret en bois. Le couvercle était décoré de nacre, un travail très délicat et précieux. Admirant l’ouvrage, elle en oublia quelques secondes de regarder à l’intérieur si on y avait glissé un message. La boite était-elle le cadeau? Ce qu’elle y découvrit fut bien plus inattendu qu’un simple message. Un flacon de parfum reposait dans le fond, posé sur du papier de soie, lui aussi vert. Gabrielle posa le coffret sur sa coiffeuse et sortit le parfum. De l’essence d’iris.

Bien qu’aucune note n’accompagnait le présent, Gabrielle avait une idée de l’expéditeur. Partagée entre colère et satisfaction, elle prit le flacon pour le porter à son nez. L’odeur était incroyable, c'était d’une telle délicatesse, un parfum poudré, fleuri; Effectivement, c’était autre chose que de la rose. Gabrielle se demandait si elle n’avait jamais senti cette odeur sur qui que ce soit. L’idée de se démarquer de cette façon lui était très agréable.

Puis son attention fut attirée par un mot, de la taille d’une carte de visite, au fond du coffret. Finalement son (pas si) mystérieux expéditeur avait laissé un message. Le carton était en papier épais, au grain très fin, légèrement brillant. Gabrielle en appréciait la qualité, sans trop savoir pourquoi. Au dos, d’une écriture cursive très soignée, presque féminine. On pouvait lire:

“En espérant me faire pardonner.

Armand de l’Estoile”

Gabrielle eut un petit sourire. D’un côté, elle appréciait réellement qu’il tente des excuses, mais de l’autre, l’idée de se racheter avec un cadeau lui déplaisait. Son pardon n’était pas à acheter. Mais après tout, ce n’était pas une si grande offense, cela avait été déplacé, c’est tout. Un homme qu’elle connaissait à peine qui lui parlait de cette façon, était-ce si important? La scène se rejouant dans sa tête, Gabrielle se sentait de nouveau un peu en colère. Et son esprit se fixa, sans trop savoir pourquoi, sur un souvenir qu’elle avait occulté jusque là. Quelque chose qu’il lui semblait ne pas avoir réellement vécu. Pensive, elle porta la carte jusqu’à son nez. Un frisson lui parcourut le dos. De l’ambre, de la myrrhe, de la coriandre. La complexité de l’odeur était enivrante, cela sentait un peu comme dans les églises, l’encens de messe. Gabrielle n’avait eu aucun mal à tout identifier, elle avait toujours eu un excellent odorat et était très familière avec les souvenirs olfactifs.

C’était si étonnant, jamais elle ne se serait attendu à cela. Armand était-il amateur de parfum? Peut-être avait-elle raté quelque chose dans la conversation? Gabrielle se sentait à présent peut-être un peu coupable d’avoir été si critique envers cet homme. Sa maladresse et sa rudesse étaient peut-être sa façon à lui de tester les gens?

Elle reposa la carte dans le coffret et rangea le flacon sur sa coiffeuse avec ses autres produits de beauté. Demain, elle testerait cela après sa toilette. Et puis, elle essaierait de se raisonner, rien n’était pressé. L’angoisse avait laissé place à la lassitude, et maintenant elle ne désirait que s’étendre pour se reposer de sa longue journée. Et de ses émotions.

Se laissant aller au sommeil, il lui sembla apercevoir une lueur verte très douce filtrer sous ses rideaux de damas blancs.

***

 Gabrielle n’avait évidemment rien demandé, mais Pierre avait insisté pour qu’elle vienne lui rendre visite à son travail. Il venait de finir sa journée et semblait très enthousiaste à l’idée de lui faire visiter les locaux de son cabinet d’avocats. Pierre faisait partie du même cabinet que son père, mais ne s’occupait pas des mêmes affaires, Alphonse Deslante et ses associés traitaient les dossiers de droit administratif, et ceux de Pierre du pénal.

 L’immeuble était situé dans le quartier de l’Europe, dans le 8ème arrondissement. Le cabinet occupait tout l'étage. Les secrétaires s’affairaient sous des montagnes de dossiers, retranscrivant à la machine à écrire des textes sténographiés. Il y avait aussi des jeunes hommes, à peine adultes, tous élégamment vêtus de costumes bien taillés, des étudiants avait expliqué Pierre. Il y avait aussi une femme à la réception qui s’occupait des rendez vous, du café, d’apporter les dossiers, puis une autre qui répondait au téléphone et s’occupait de trier le courrier. Pierre lui avait présenté sa secrétaire, une femme au visage très délicat et aux cheveux blond, étonnement jeune pour le milieu du travail. Pierre lui avait expliqué qu’elle avait un rythme de frappe au clavier très rapide, et qu’elle ne faisait que très peu de fautes, ce qui la rendait indispensable à son travail. Gabrielle avait souri, elle croyait bien Pierre sur parole, jamais elle n'avait suivi de cours de dactylographie, et elle ne touchait que rarement à une machine à écrire, lui préférant la plume et l’encre. Mais Pierre, lui, semblait être un féru de technologie, tout ici était à la pointe des nouvelles inventions, tout l’exaltait et Gabrielle trouvait cela fabuleux. Un homme qui s’intéressait à tout, qui savait discuter de nouvelles voitures et de chevaux de courses. Il multipliait les connaissances sur des sujets très variés et cela lui plaisait beaucoup à vrai dire. Ce rendez-vous ci lui donnait bien plus d'espoir que le premier au sujet de Pierre.

 Gabrielle fut étonnée de ne pas voir Monsieur de l’Estoile au cabinet. Pierre lui expliqua alors que Armand n’était pas avocat, il était bien autre chose, il régissait les choses par derrière, il était ami avec les bonnes personnes, payait ce qu’il fallait à qui il fallait. Il était son conseiller, son maître à penser. Pierre rit un peu en l’appelant son éminence grise. Il n’était pas le seul à être conseillé par lui, mais il pouvait se vanter néanmoins d’être son ami. Gabrielle n’avait pas trop insisté, ne souhaitant pas être malpoli à parler d’un autre homme à celui qui devait être son mari. Mais malgré cela, elle avait très envie d’en savoir plus, sans trop savoir pourquoi.

 Mais sa curiosité allait être vite satisfaite, Pierre lui avait expliqué qu’ils iraient passer la soirée chez Monsieur de l’Estoile, celui-ci recevait du beau monde de façon régulière lui avait-on expliqué, il aimait avoir du monde chez lui ici à Paris mais aussi dans sa maison de campagne. Gabrielle prit le temps de téléphoner à son domicile pour prévenir de son absence et prit la voiture avec Pierre pour rejoindre le domicile d’ Armand.

 Durant tout le voyage, Pierre ne tarissait pas d’éloges sur son automobile, vantant tous les mérites des moteurs à explosions sur les chevaux, sa rapidité, son inextingibilité, sa fiabilité. Tout le trajet durant, il ne cessait de lui raconter comment il était venu à l’achat de sa voiture, comment il avait fait aménager un endroit dans la cour pour l’installer. Le fait qu’il n’ai pas engagé de chauffeur également; son amour de la conduite avait si peu de limite qu’il avait également intégré le très prestigieux “Automobile club”.

 Laissant un peu Pierre monologuer, Gabrielle reportait un peu son attention sur le paysage qui défilait à toute allure. Paris le soir, éclairé par ses réverbères au gaz, croisant promeneurs, touristes, amoureux, poivrots… Jamais elle ne se lassait de ce que la vie pouvait lui offrir à voir, dénicher les détails les plus anodins du quotidien. Cet amour pour tout lui rendait la vie si douce au quotidien, elle savait profiter de chaque minute de sa vie, sans chercher à vouloir à tout prix revivre le passé ou se jeter à corps perdu dans un avenir incertain. Alors ce moment si doux, elle en profitait, la chaleur, la lumière du soleil couchant…

 Elle fut sortie de sa contemplation du paysage en voyant que Pierre roulait sur le pont Marie qui les conduisait de l’autre côté de la Seine, enfin pas tout à fait...

« Où habite monsieur de L’Estoile? demanda-t-elle.

Pierre tendit le bras vers un immeuble face à eux. De l’autre côté de l’eau, presque sur la pointe, sur l'Île Saint-Louis.

  • Juste là.
  • Oh, d'accord. il y possède un appartement?
  • Un hôtel particulier, sourit Pierre.
  • Oh… Je ne le pensais pas si fortuné. Il n’avait pas l’air de ce genre d’homme.
  • Armand n’a l’air de rien de ce qu’il n’est réellement. expliqua Pierre, toujours amusé. Ce n’est pas pour rien qu’il tire les ficelles. Nous ne sommes que des fourmis face à lui.»

 Gabrielle ne dit rien de plus. Effectivement, un cadeau comme un flacon de parfum devait être une bagatelle pour quelqu’un comme Armand. Une petite partie d'elle-même fut rassurée. Mais maintenant, elle se trouvait bien mal apprêtée pour rentrer dans ce genre d’endroit. Elle vivait pourtant elle aussi dans un hôtel particulier, mais c'était chez elle, et elle ne venait pas en tant qu'invitée. Elle avait prévu de passer la journée en extérieur, n'ayant rien revêtu de très élégant. C’était peut-être un particulier et qui plus est, l’ami de son prétendant, mais elle se sentait comme une godiche.

 Pierre s'avança vers une porte cochère ouverte, il gara la voiture dans la cour intérieure, sous un abri relativement neuf. Juste à côté, attendait une berline à chevaux, détellée, noire et très discrète. Gabrielle descendit dans la cour pavée et aperçut de l'autre côté les deux chevaux dans leur écurie, le palefrenier somnolant dans une petite remise, la porte entrouverte. Pierre la rejoint pour l'accompagner jusqu'à la porte d'entrée, Gabrielle fut surprise de ne pas le voir frapper, avant de se rappeler qu'il vivait partiellement ici.

 A peine furent-ils rentré qu'une femme d'un certain âge s'avança, surement la gouvernante. Elle récupéra le chapeau et la veste de Pierre, puis débarrassa Gabrielle de son sac et son châle sans un mot. Gabrielle resta elle aussi sans voix. L'hôtel particulier avait l’air immense; luxueux, mais pas clinquant. Un trésor en plein cœur de Paris avec vue sur la Seine.

 Pierre l’invita à la suivre. Elle avança, toujours sans rien manifester, sinon observant les peintures, les tentures, les moulures et autres statues. Au loin, le son d’un piano se faisait entendre, parfait et clair. Pierre lui fit traverser une pièce, puis monter un escalier de marbre, et enfin rejoindre deux couloirs plus loin un salon immense. Au fond de la pièce, une cheminée crépitait. Juste à côté, Armand, à son piano, jouait pour lui seul. Il releva la tête en voyant arriver ses hôtes. Gabrielle sentit une douleur venir lui tordre l’estomac quand les yeux d’Armand se fixèrent dans les siens. Verts, si verts. Elle n’avait pas fait attention la première fois, mais cette fois-ci, leurs intensité la frappa. D’ailleurs, elle se demandait même si elle avait réellement regardé Monsieur de l’Estoile au moins une fois. Elle avait sûrement déjà croisé trop de gens, sans y prêter plus attention que cela. Et aujourd’hui, elle le voyait vraiment. Armand avait l’air d’un jeune homme, la peau lisse et sans défaut, sans un poil de barbe, les yeux vert ourlés de cils noirs, assez long pour un homme, les cheveux de jai mi-long attachés en catogan par un ruban rouge. Elle ne lui donnait pas plus de 25 ans, sûrement moins. Comment un homme si jeune s’était retrouvé dans un milieu pareil, avec tant d’argent, tant de renommée? Son nom de famille ne lui disait rien, on ne lui avait jamais parlé d’un homme dénommé de l’Estoile...

« Gabrielle, je vous souhaite la bienvenue. Bonjour Pierre.

  • Comment vas-tu mon ami?

Pierre s’avança sans cérémonie pour aller serrer la main d’Armand puis s’installer sur un des canapés sans y être invité. Ils semblaient en effet très proches.

Armand reporta son attention sur Gabrielle qui n’avait pas bougé de l’entrée de la pièce. Cette fois-ci, Armand se leva pour aller la saluer dignement. Il pencha la tête pour aller baiser sa main. La douce lumière des bougies et des lampes électriques ondulaient sur la peau d’Armand, le rendant follement attirant. Gabrielle se sentit rougir à cette pensée, et en même temps elle vit se dessiner un sourire sur le visage d’Armand.

  • Bienvenue chez moi, Mademoiselle, je suis heureux de vous compter parmi mes invités. Comment trouvez-vous la maison?
  • C’est splendide, je crois n’avoir jamais rien vu de tel…
  • Vous me flattez, Mademoiselle. je vous en prie, venez vous asseoir près de Pierre, je vais faire monter à boire. Désirez-vous quelque chose de spécial? Du vin?

Armand l’emmenait vers le canapé. A vrai dire, il y en avait plusieurs, deux grands divans en velours rouge face à face, et dispersés, ça et là, des fauteuils dépareillés, plus ou moins anciens. Tout autour de la cheminée et des sofas, il y avait des guéridons où trônaient des candélabres, une table basse immense et proche du sol ou attendait déjà un verre de vin rouge à moitié entamé. Seul le piano était le meuble détonnant de la pièce. Moderne, luisant, parfaitement entretenu.

  • Une liqueur de cerise peut-être? demanda de nouveau Armand devant l’absence de réponse.
  • Oui cela sera très bien, je vous remercie, réagit-elle enfin, sortant de ses observations.

Armand tira sur une corde au coin de la pièce et une domestique vint prendre les commandes avant de s’en retourner tout aussi vite. L'hôte des lieux revint s’asseoir, face à ses invités cette fois.

  • Monsieur le Juge Duclair va venir se joindre à nous un peu plus tard.
  • Ah très bien, je voulais justement prendre le temps de parler avec lui de cette nouvelle affaire. Bien triste histoire encore ... fit Pierre.

Alors qu’on leur amenait leur boissons, Armand continua de parler comme si de rien était.

  • En effet, je voulais en savoir un peu plus. Je sais que tu devais le rencontrer demain dans un cadre un peu plus officiel, mais je me suis dit qu'une rencontre non officielle vous permettrait de pouvoir échanger de manière moins conventionnelle, et peut-être plus honnête.
  • C'est vrai, demain il doit y avoir les commissaires en charge de l'enquête, mais surtout les familles, je n'ai qu'à peine eu le temps d'échanger avec eux quand on m'a saisi pour les défendre.
  • Je ne pouvais pas les orienter vers quelqu'un d'autre. Je suis sûr que cette affaire pourrait avoir un retentissement dans les journaux et faire connaître ton nom, affirma Armand, prenant une gorgée de vin.

Gabrielle trempa ses lèvres dans la liqueur de cerise tout en écoutant les deux hommes discuter.

  • Je te fais confiance pour cela.» sourit Pierre

 Gabrielle les écouta parler et ce qu'elle apprit la passionna: les deux hommes échangeaient à propos d'une affaire ayant débuté seulement deux jours auparavant. A mesure que le temps passait, elle récupérait des éléments lui permettant de remettre en ordre l'histoire.

 Un meurtre avait eu lieu dans un restaurant, le chef cuisinier avait été tué dans sa cuisine tard dans la nuit alors qu’il fermait l’établissement, sûrement aux alentours de trois heure du matin. L’homme avait été retrouvé mort, sans une goutte de sang dans le corps. Pierre pensait qu’il s'agissait surement d’un meurtre fait par une personne ayant des connaissances en médecine, ou bien encore une sorte de détraqué, et pourquoi pas les deux. Des nombreuses théories pouvaient être avancées, mais l'originalité de la situation laissait toutes les personnes en charge de l'enquête face à des questions sans réponses. Le sang était-il détruit? Jeté dans les égouts? Emmené? Revendu? Et pour quel motif? L'homme ne semblait avoir aucun ennemi, aucune maîtresse cachée. Tous nageaient dans le flou et pour l’instant, aucune piste sérieuse ne ressortait. Aucune sauf celle d’un médecin, avait expliqué Pierre, un dénommé Eugène Courtois: celui -ci avançait une théorie encore plus improbable que les autres. Le docteur Courtois était persuadé d’avoir déjà rencontré ce genre de morts et était sur la piste d’un tueur en série qui exsanguinerait ses victimes par sadisme, plaisir ou autre… Celui-ci avait été nommé expert dans l'enquête. S’il s’avérait qu’il avait raison, l’affaire allait prendre un tout autre tournant et Pierre était certain que la réputation du cabinet, et par extension la sienne, allait considérablement exploser.

 Le juge Duclair les rejoint au moment de passer à table, et sans même avoir à forcer, ils discutèrent de l’affaire à bâton rompu pendant une bonne heure. Gabrielle ne dit rien, observant ce qu'il se tramait autour de cette table immense dans la salle de réception où ils s'étaient déplacés pour dîner. L'ambiance était incroyable pour elle qui n'avait rien vécu de semblable dans sa petite vie monotone, c'était la première fois qu'elle pouvait vivre tout cela de l'intérieur. Et une partie d'elle si dit que ce n'était sûrement pas la dernière.

 Le repas fut rapidement servi; En entrée, de la ballotine de volaille aux champignons, puis du veau et des légumes de printemps, accompagné de vin, puis une coupe de fruits frais en dessert. La finesses des mets s'accordait parfaitement à l'ambiance qui régnait ici, Armand semblait être un hôte attentif.

 Monsieur le Juge Duclair ne lui avait qu’à peine porté attention, elle par contre avait eu le temps de le détailler. C’était un petit homme affable, au regard bleu perçant et la barbe fournie d’environ 60 ans… souriant, rieur. Une homme sympathique. Mais qui, visiblement, n’avait aucune considération pour les femmes. De temps en temps, elle obtient par contre un petit regard venant de Pierre, mais il semblait bien trop emporté par l'échange qu'il avait pour prendre le temps de se rappeler de sa présence. Qu'importe, Gabrielle s'amusait beaucoup malgré tout.

 Armand invita tout le monde à rejoindre un autre salon pour prendre le café et le digestif, Pierre et Monsieur Duclair dégustaient à petites lampées du cognac âgé, continuant à refaire l’affaire en cours, tergiversant autour de la santé mentale du docteur Courtois. Le sujet semblait être l'attraction du moment, le pauvre homme tenait a priori des propos qui prêtait à la moquerie de la part de ses pairs. Soupirant, Gabrielle se désintéressa de la conversation, la santé mentale d'un homme qui lui était inconnu lui importait peu. Elle se leva pour faire le tour de la pièce, une pièce d’hommes pour sûr. Fauteuils confortables, bar personnel contenant toute sorte d’alcool et de liqueurs, une boite de cigares, et un bureau avec de quoi écrire.

 Passant dans le couloir, Gabrielle entrevit une bibliothèque. Voilà qui piquait sa curiosité. En tant que grande lectrice, elle aimait à juger les gens de par leurs lectures. Et elle avait bien envie de connaître un peu mieux Monsieur de l’Estoile de cette façon. Allumant la lumière dans la pièce, elle ouvrit grand les yeux quand elle comprit que la bibliothèque possédait un étage en mezzanine. Des centaines de livres, de toutes les époques, de tous les types, passant de l’encyclopédie aux romans, des cartes et atlas aux textes de loi… L'endroit était très bien entretenu et richement décoré. Gabrielle resta béate pendant quelques secondes, voilà un endroit dans lequel elle aurait aimé passer une soirée complète, peu importe la compagnie.

 Alors qu’elle passait en revue les multiples étages de livres, elle arrivait au pied de l’escalier qui menait à la mezzanine. Ici encore, un piano, et une méridienne. De l’autre côté de la pièce, un nouveau bureau d’écriture. Pas de machine à écrire, de l’encre, du papier buvard, des plumes. Armand ne semblait pas un féru de technologies comme son futur époux. Elle trouvait cela charmant.

« Cela vous plaît-il?

Gabrielle sursauta vers la voix dans son dos. Armand se tenait dans l'encadrement de la porte, parfaitement droit et sobre dans sa chemise blanche bouffante et son pantalon noir.

  • En effet, je ne m’attendais pas à trouver une bibliothèque si grande ici.

Armand s’approcha de Gabrielle, très très près. A tel point qu’elle est un mouvement de recul quand celui-ci vint presque à son cou.

  • Je vois que vous avez reçu mon cadeau. Vous sentez très bon.

Gabrielle se senti assez mal à l'aise, les yeux d’Armand semblaient la transpercer.

  • Oui, effectivement. Je vous remercie, c’était très inattendu de la part d’un parfait inconnu. Avez-vous l’habitude de faire des cadeaux aux gens dès que vous les offensez?

Sans trop savoir pourquoi, Gabrielle se mettait sur la défensive. Elle avait besoin de s’imposer car elle sentait que la conversation allait tourner, Armand semblait beaucoup trop agressif dans son attitude.

  • Cela dépend de la personne en face. Mais ne pensez pas que vous êtes digne d’excuses. Vous n’êtes pas la première à convoiter la place d’épouse de Pierre.

Gabrielle fit un pas en arrière et serra les dents.

  • Vous n’êtes pas plus exceptionnelle qu’une autre. Vous avez là de beaux cheveux et une poitrine délicieuse, que vous tentez bien mal de cacher d’ailleurs….

La fin de la phrase à peine prononcée, Gabrielle leva la main pour gifler Armand, hors d’elle: offensée, gênée, en colère.

  • Ah! Non pas de ça ici, Mademoiselle. Alors qu’il disait cela, Armand avait attrapé la main de Gabrielle au vol avant qu’elle n’atteigne son visage.

Il souriait, il souriait et Gabrielle bouillonnait d’envie d’utiliser son autre main pour l’atteindre, mais la poigne qui la retenait l’en dissuada. Une force insoupçonnée animait Armand.

  • Je vais devoir vous faire un autre cadeau pour me faire pardonner de ma goujaterie on dirait, rit-il
  • Votre silence serait le plus beau des cadeaux.»

Elle arracha sa main de la sienne et sortit de la bibliothèque en furie.

Revenant dans le petit salon où son compagnon et le juge Duclair discutaient toujours aussi activement, Pierre tourna alors la tête vers elle.

« Quelque chose ne va pas? Vous avez l’air toute tourneboulée?

  • Non, non, rien de particulier. Je vous assure.

Gabrielle tenta un sourire, ne voulant pas rapporter la conversation aussi courte que désagréable qu’elle avait eue avec Armand.

  • Je discute encore un peu avec notre ami Maître Duclair et nous allons rentrer.
  • Très bien.»

 Gabrielle ne dit plus rien et vint s’asseoir près de son compagnon. Sans qu’elle ne fasse rien, une domestique apporta une tisane avec un bâton de sucre de pomme. Relevant la tête, elle vit Armand qui inclina la tête l’air de dire “de rien”.

 Quel était le problème de ce personnage? Pourquoi se comportait-il de cette manière avec elle? Là où il aurait pu être simplement indifférent, il ne voulait que l’offenser et la choquer. Peut-être n’était-elle pas la première à être la future Madame Loiseau, mais après tout, en quoi cela était-il un problème? Et en quoi était-ce le sien? Pourquoi Armand ne pouvait-il s'empêcher de vouloir la juger? Car oui, elle se sentait jugée, soumise et agressée. Un homme comme lui ne se comportait pas de cette façon, elle en avait pourtant vu des messieurs de la haute société, et en règle générale ils étaient indifférents aux femmes, tel Monsieur Duclair, au pire, légèrement misogyne de façon ouverte. Là, ce n’était pas sa condition de femme le souci, c’était visiblement personnel. Mais cela mettait Gabrielle encore plus en rage, il ne la connaissait pas! Pourquoi avoir ce comportement si hautain? Et puis au final, pourquoi avoir ces attentions malgré tout?

La tisane et la sucrerie, pourquoi était-ce? Se faire pardonner? Se moquer?

Gabrielle en avait par-dessus la tête, elle était fatiguée et voulait rentrer. Ce n’était pas pour vivre cela qu’elle était venue ici, visiblement l’argent n’achetait pas la politesse et la courtoisie. Heureusement, cela ne prit pas beaucoup de temps. Pierre se leva, après avoir prit la peine de saluer Maître Duclair correctement. Enfin, il récupéra leurs effets et invita Gabrielle à remonter dans son automobile pour la reconduire chez elle.

Avant de partir, il s’autorisa un baiser sur la joue et une main au creux des reins. Au moins, cette soirée se terminait comme elle avait commencé: avec douceur.

Gabrielle s'endormit avec le son de la pluie qui s’était invitée à la dernière minute.

A suivre...

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