Détresse

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Je pleure.

Au début, je savais pourquoi les larmes s’échappaient ainsi. Les meurtres auxquels j’avais assisté tournaient en boucle dans ma tête. Je tremblais dès que j’entendais les sirènes de la police. Je sursautais à chaque fois que mes parents allumaient la télévision. Mais les jours sont passés, puis les semaines, et les visions se sont espacées.

Elles ont été peu à peu remplacées par un vide abyssal derrière mon plexus. Chaque jour qui s’écoule creuse un peu plus le trou béant, à l’intérieur de moi. Mon cœur a été, sans aucun doute, le premier de mes organes à s’envoler. Il est parti en lambeaux, peu à peu, jusqu’à ne plus battre que par habitude, régulier comme un métronome que rien ne peut plus dérégler. Mes poumons ont certainement suivi le même chemin : je respire à peine, m’essouffle au moindre effort, et me réveille en pleine nuit, la bouche ouverte pour capter l’air que j’ai oublié d’inspirer.

Je pensais que cette douleur allait, elle aussi, disparaître. Il n’en est rien. Je souffre chaque jour un peu plus. Tout me rappelle à lui : de la lune qui éclaire ma chambre d’étudiante au bruit métallique du portillon du parc. Je frissonne à chaque coup de vent un peu trop fort, dès que Clémentine entre dans le salon que nous partageons, et aussi quand je rêve de son retour.

Mes parents ont senti que quelque chose n’allait pas, alors j’ai fui la demeure familiale dès que possible. De retour dans l’appartement, Clémentine s’est inquiétée à son tour. Je devrais faire de même : les cernes qui plombent son regard me renseignent sur ton état de santé plus qu’un long discours. Pourtant, nous n’arrivons pas à en parler. Je la vois trembler de peur quand elle se force à sortir le soir. Pour ma part, j’ai renoncé à toute activité sociale, me contentant d’admirer sa ténacité. Je devrais l’accompagner. Je ne m’y résous pas. Elle devrait me pousser à sortir. Elle n’y arrive plus.

Pour autant, ce que nous avons vécu ne nous a pas séparées, bien au contraire. Nous passons souvent nos soirées ensemble, devant un bon film, à partager le même plaid en silence. Nous nous tenons la main dans les moments qui nous effraient, ou quand des larmes coulent inopinément sur mes joues. Clémentine évite de me proposer des comédies romantiques. Je tente de ne pas lui imposer des séries fantastiques.

Le moment le plus difficile de la journée reste le coucher. Nous nous souhaitons bonne nuit, comme deux âmes en peine. Nous avons dormi quelques jours ensemble chez mes parents, juste après mon retour du manoir. Mais nous avons repris nos habitudes dès notre retour à l’appartement. À la décharge de mon amie, m’entendre soupirer, gémir ou pleurer une partie de la nuit n’est pas très reposant.

Car toutes mes nuits se ressemblent désormais : les cauchemars ne sont plus d’actualité, il ne reste que des rêves emplis de sa présence. Il n’y a qu’à cet instant que je peux le toucher, le sentir, me lover dans ses bras comme dans la cave du manoir. Je me réveille souvent en pleine nuit et je le cherche à mes côtés, en vain.

Puis, je pleure.

Comme ce soir.

Il n’est pas loin de minuit, je m’étais endormie de bonne heure. Cela m’arrive de plus en plus fréquemment pour échapper à mon désespoir. Je sais qu’une fois que j’aurai fermé les yeux, il sera là. Il remplira le vide dans ma poitrine au point que dans mes songes, je serai de nouveau vivante. Alors que Clémentine passe des nuits blanches, je passe les miennes à dormir autant qu’un loir. La vie n’est décidément pas juste.

Mais au moins, Clémentine ne ressent pas le manque cruel que me procurent mes réveils nocturnes. C’est comme perdre un être cher, encore et encore. La douleur est la même, violente, intense, capable de me couper le souffle. Car le scénario est bien rôdé : après la plénitude que je ressens en sa présence, le monde s’écroule quand il me dit qu’il doit me quitter, ajoutant un « c’est mieux ainsi, Val. » Il me repousse, me rejette, s’éloigne alors que mon cœur se transforme en poussière. C’est lorsque les larmes inondent mes joues que je me réveille.

Je cherche à retourner dans mon rêve, mais ce n’est pas toujours possible : je peux mettre plusieurs heures à me calmer suffisamment pour me rendormir.

Cela sera sans doute le cas cette nuit. Les sanglots sont violents. Ils me tordent le ventre, m’obligeant à m’asseoir pour enfouir mon visage dans mes genoux repliés. Je n’entends pas Clem entrer dans ma chambre. Je tressaille quand elle pose une main sur mon épaule. Je relève vers elle un visage crispé de douleur.

– Val, il faut faire quelque chose.

« Oui ! Il faut qu’il revienne ! » Les sanglots redoublent sous ce cri intérieur.

– Tu ne peux pas continuer ainsi.

– Et… Et toi ? articulé-je entre deux hoquets.

– Moi, ça va passer. J’ai pris rendez-vous avec un psy.

– Tu… tu… peux pas !

– Je ne lui parlerai pas de… lui.

Je replonge mon visage contre mes genoux pour étouffer un gémissement. Clem me caresse le dos, comme si j’étais une enfant. Cela finit par m’apaiser. Nous restons de longues minutes immobiles, perdues dans nos pensées, partageant nos souffrances respectives autant que possible.

– Je l’aime.

C’est sorti tout seul. J’ai même l’air étonné au point que cela fait sourire Clémentine.

– J’avais compris, me répond-elle.

– C’est écrit où que cela fait si mal ?

Elle secoue la tête en poussant un soupir d’impuissance.

– Je ne sais pas. On voit ça dans les tragédies peut-être, mais je ne pensais pas que cela puisse exister en vrai. Après, c’est un vampire…

Je pince les lèvres, les larmes de nouveau au bord des yeux.

– Tu te rends compte que je ne connais même pas son nom ? couiné-je.

Mon amie me prend les mains, me forçant à la regarder plutôt qu’à céder à cette nouvelle vague de tristesse.

– Je ne sais pas quoi te dire, ou quoi faire pour t’aider, mais je ne te laisserai pas tomber, tu entends, Val ? Je me rends compte que ce que tu ressens pour lui est hors du commun et que tout ce que je pourrais dire pour te raisonner ne servirait à rien. Mais je veux que tu saches que je suis là et que je resterai à tes côtés jusqu’à ce que tu l’oublies.

– Je ne l’oublierai pas, affirmé-je.

Ma voix est étonnamment ferme, au point que Clem en est surprise. Elle se mord les lèvres, mais reprend.

– Hé bien soit, tu ne l’oublieras pas, mais la vie continue. Et je t’obligerai à y participer.

– Tu espères que je vais rencontrer quelqu’un, c’est ça ?

– Pourquoi pas ?

Je marque une pause. Comment lui affirmer, du haut de mes dix-sept ans, que je sais qu’il n’y aura personne d’autre que lui dans ma vie ? Cela semble tellement irréaliste ! Clémentine a raison : en toute logique, je vais croiser la route d’autres hommes qui pourraient être attirés par moi. Mais je sais que ce qu’ils éprouveront ne sera pas réciproque. Jamais.

– Et tu crois que je peux vivre en sachant que je vais fréquenter un garçon juste parce qu’il le faudra, que je vais coucher avec, me marier, avoir des enfants tout ça pour préserver les apparences ? Clémentine, je ne sais pas comment te l’expliquer, mais ce sera lui ou personne d’autre.

Mon amie semble dépitée. Elle me regarde, l’œil humide, les sourcils froncés. Je suis une cause perdue. Puis, soudain, elle sursaute et se lève d’un bond pour fixer ma fenêtre. Mon cœur, que je croyais éteint, accélère brutalement sa course alors que je me retourne. Là, accroupi derrière la rambarde, le vampire nous observe. Je bondis hors de mon lit malgré l’interdiction que me lance Clémentine et j’ouvre la fenêtre. Je respire à pleins poumons, espérant capter son odeur alors qu’il se penche vers moi.

– Votre amie a raison, Valentine. Il va vous falloir passer à autre chose.

La colère fait son apparition, avec une soudaineté inhabituelle, me faisant monter le rouge aux joues.

– Parce que vous êtes passé à autre chose, vous ?

Il ouvre la bouche pour répliquer, mais j’enchaîne.

– Alors, pourquoi vous êtes là ?

Il marque un temps d’arrêt. J’ai fait mouche. J’ai cloué le bec au vampire ! J’avoue que j’imaginais bien d’autres façons de le faire taire, mais c’est déjà ça. Dans mon dos, Clémentine se déplace et le vampire lui jette un coup d’œil.

– Vous n’êtes pas le bienvenu, ici, ose ma courageuse colocataire.

– Je veux qu’on s’explique, lancé-je au vampire.

Un sourire étire ses lèvres, me faisant fondre sur place.

– Alors, on fait quoi, mesdemoiselles ? Je dois avouer que la position n’est pas des plus confortables de mon côté.

– Entrez.

– Val ! glapit mon amie.

Le vampire enjambe la rambarde, un sourire satisfait sur les lèvres, tout en jetant un regard provocateur à Clémentine. Cette dernière recule avant de tourner les talons.

– Fais ce que tu veux, me lance-t-elle, mais moi je sors !

La porte de ma chambre claque dans mon dos, me laissant seule avec la créature aux yeux rubis qui hante mes nuits depuis des semaines.

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