Morsure

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J’ouvre les yeux, mais les referme aussitôt sous l’effet de la violente lumière qui frappe mes pupilles.

– Ah, vous revoilà.

La voix du professeur me met en alerte : je me redresse maladroitement sur les genoux pour lui faire face, cette fois-ci totalement éveillée. Que s’est-il passé ?

– Vous m’avez droguée ? dis-je d’une voix incertaine.

– Vous vous êtes évanouie.

– Hein ? Mais pourquoi ?

Hilgarde recule un peu pour me laisser apercevoir le vampire debout derrière lui. Il n’est plus crucifié au mur et se tient voûté à quelques mètres de nous. Les cathéters ont été retirés dessinant de longues traînées de sang séché sur ses avant-bras. Sa posture me colle immédiatement un frisson glacé. Je me remets debout sans le quitter des yeux. Je ne parviens pas à accrocher son regard. Il chancelle, visiblement à bout de forces, ses cheveux dissimulant en partie son visage tourné vers le sol. Que se passe-t-il ?

D’un coup d’œil, je vérifie qu’il est toujours attaché : inexplicablement, cela me rassure de voir deux chaînes enserrer ses poignets. Je fais de nouveau face au professeur. Il nous observe en silence, un sourire malsain au coin des lèvres. Je recule, croisant les bras sur ma poitrine dans une protection dérisoire.

– Notre ami commun vous a fait très peur, je crois, se moque Hilgarde.

Peur ? Je serais tombée dans les pommes parce que j’avais peur ? Je me rappelle vaguement avoir entendu une voix qui semblait tout droit sortie de l’enfer et puis… plus rien.

– C’est l’un de ses petits tours de passe-passe psychique, complète le professeur. J’y ai eu le droit moi aussi, une fois, mais depuis je me suis immunisé.

Je ne vois pas comment on peut résister à quelque chose comme ça, toutefois je n’ose le questionner davantage. Le fait que le vampire soit à quelques pas de nous me met extrêmement mal à l’aise. J’ai beau me répéter que je le connais, qu’il ne me ferait pas de mal, j’y crois de moins en moins. Mon instinct perçoit qu’il n’est plus vraiment lui-même, emporté dans un monde de sauvagerie où seule compte sa survie. Dans ces conditions, je suis sa porte de sortie…

– Voilà comment on va s’organiser, commence Hilgarde comme s’il expliquait les règles d’un jeu de société. Il va vous tuer, je vais le maîtriser, et quand il prendra conscience de ce qu’il a fait, il vous transformera en vampire pour vous ramener à la vie. Bien sûr, je ne peux pas vous assurer que cela fonctionne, et encore moins que je vous laisserai vivre tous les deux ensuite, mais on meurt tous un jour.

Je déglutis, le souffle court. Est-il bien en train de m’annoncer placidement que je vais me faire vider de mon sang, renaître en monstre avant d’être de nouveau tuée ?

– Vous ne pouvez pas faire ça… La police mènera l’enquête… Je…

– Ne vous inquiétez de rien. Vos parents seront prévenus de votre départ du manoir en fin d’après-midi. Tôt ou tard, on retrouvera votre corps en bas de la falaise. Chute inexplicable. Suicide peut-être ? Certainement à cause du traumatisme mal géré de votre tentative de viol. Il est d’ailleurs possible que vous laissiez un dernier SMS déchirant à votre amie Clémentine.

Je sens les larmes franchir le barrage de mes paupières.

– Vous ne pouvez pas faire ça, ce n’est pas juste. Pourquoi vous me faites ça ?

Il semble réfléchir un instant.

– En fait, j’ai décidé que cela serait vous il y a des mois déjà, j’attendais simplement l’opportunité de vous envoyer à la cave rencontrer la bête que j’y tenais enfermée. La tempête est arrivée à point nommé et je n’ai eu qu’à couper le courant.

– C’était… vous ?

– Bien sûr. Pourquoi vous aurais-je permis de descendre à la cave sinon ? Je ne suis pas stupide.

Je reste muette devant son aveu. Alors, tout était déjà décidé pour moi ? Je devais rencontrer le vampire, risquer ma vie puis mourir aujourd’hui ?

– J’aurais pu ne pas l’aider, ce jour-là…

– Vrai. Mais je connais le pouvoir de séduction de ce spécimen, sans parler de votre côté romantique…

Il rit, ou tout du moins émet un son approchant. Je suis perdue, coincée dans cette cave entre un psychopathe qui a scellé mon destin depuis des mois et un vampire qui va se jeter sur moi pour sucer jusqu’à ma dernière goutte de sang. Mes larmes redoublent alors que je tombe à genoux. Je ne sais plus quelle action entreprendre pour échapper à ce qui m’attend. Je pense à mes parents qui ne sont au courant de rien, puis à Clémentine qui, si tant est qu’elle soupçonne quelque chose, ne pourra jamais le leur dire…

– Pitié… gémis-je dans un sanglot.

Je ne vois pas quoi demander d’autre. Même si cet appel me semble tout aussi dérisoire que le « au secours » que j’ai lancé toute à l’heure. Le professeur recule. Je suis réduite à observer ses gestes à travers mes larmes. D’incontrôlables tremblements secouent mon corps. Je suffoque, prise par une vraie crise de panique. Il s’approche du mur de gauche sur lequel je distingue une manivelle. Puis, il se tourne vers son prisonnier et crie :

– Hé ! Vampire ! Tu as soif ?

La créature semble soudain s’animer et bondit en rugissant dans sa direction. Ses crocs acérés luisent un instant sous la lumière crue du projecteur. Il tire comme un damné sur ses chaînes, les faisant grincer sur le mur qui les retient.

Je n’ose pas esquisser le moindre geste. Une pensée totalement incohérente tourne en boucle dans ma tête : si je ne bouge pas, il ne me verra pas. Durant un instant fugace, je pense que cela va fonctionner, car le vampire s’acharne à vouloir rejoindre Hilgarde qui reste stoïque pour lui répondre posément.

– Regarde sur ta gauche, imbécile, tu as de quoi te nourrir.

Comment ces paroles ont-elles pu être perçues par le monstre qui me fait face, les yeux rougis par la soif qui l’anime ? Cela reste un mystère. Mais il les a comprises, c’est sûr, car à présent c’est dans ma direction qu’il tire sur ses chaînes de toutes ses forces. Je hurle en bondissant sur mes pieds pour me réfugier contre le mur du fond. Je me crois un instant en sécurité quand je vois le professeur tourner la manivelle permettant au vampire d’avancer vers moi. Un glapissement sort de ma gorge alors que je trépigne sur place, incapable de trouver un moyen de m’échapper. Encore quelques pas puis il sera sur moi.

– Pitié !

Je pleure, je crie, je tente d’imaginer comment fuir, cependant mon cerveau ne produit plus aucune pensée cohérente. Une terreur sans nom a figé mes neurones. Une part de moi commence même à se résigner au sort qui m’est promis.

Encore un tour de manivelle. Le vampire force sur ses chaînes à tel point qu’elles lui entaillent les chairs. Son visage, déformé par la soif, se fige à une dizaine centimètres du mien. Ses grognements bestiaux emplissent la pièce. Je détourne la tête, et pose les mains sur sa poitrine même si je sais que je n’aurai pas la force de le repousser. Je ne suis plus que sanglots, douleur à l’intérieur de moi. Je sens déjà la vie qui commence à me quitter alors que mon cœur bat à m’en faire mal.

J’entends la manivelle qui tourne de nouveau et me prépare au pire. J’imagine que le vampire va se jeter sur ma gorge, mais il n’en est rien. Il ouvre la bouche pour lâcher un cri démentiel à quelques centimètres de mes oreilles. Folle de peur, j’appuie de toutes mes forces contre lui pour l’empêcher d’approcher, mais c’est comme vouloir déplacer l’un des murs en pierre de cette cave. Je crie à mon tour devant son visage, ultime rébellion face à cette mort qui m’attend. Mon regard rencontre le sien. Son œil entier est teinté de rouge : l’iris, bien sûr, mais aussi le blanc qui est envahi par de petits vaisseaux sanguins. Pourquoi ne me mord-il pas ?

Nouveau tour de manivelle. Ses mains fondent brutalement vers moi, des mains terminées par des ongles qui ressemblent plus à des griffes. Je n’ai pas le temps de rentrer la tête dans les épaules : elles se plaquent de chaque côté de mon visage, m’obligeant à regarder ma mort en face. Celle-ci possède des canines luisantes qui laissent déborder un filet de salive, un visage déformé par une folie inconnue et des yeux rubis qui brûlent mon âme.

Enfin, il se jette sur moi. Je crie alors que ses crocs s’enfoncent dans ma gorge, mais je sens le pouce du vampire caresser doucement ma tempe. Des picotements me saisissent au niveau de la nuque signe que je vais de nouveau m’évanouir, peut-être pour ne plus jamais me réveiller. J’enfonce mes ongles dans la poitrine du monstre. Mes pensées m’éloignent de cette cave où je vis mes derniers instants. La bouche du vampire semble soudain plus légère contre ma gorge et une phrase me parvient dans un souffle.

– Tenez bon, Val…

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