Sur le retour

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Je n’ai jamais pédalé aussi vite pour avancer aussi peu ! Les bourrasques de vent me ballotent sur la route caillouteuse et j’ai toutes les peines du monde à garder mon VTT sur le chemin. Mes mains sont cramponnées sur le guidon alors que le vent me pousse une nouvelle fois vers le fossé empli d’eau à ma droite, puis vers le même sur ma gauche. Mais je ne lâche rien : je n’ai pas survécu à la morsure d’un vampire pour baisser les bras face à une petite tempête !

Je ne peux m’empêcher de sourire alors que le vent me chahute de nouveau et me brûle les yeux. Un vampire ! Je connais un vampire ! Je sais désormais qu’il existe. Peut-être même n’est-il pas le seul de sa race ? Sont-ils tous aussi craquants que lui ? Un petit gloussement se perd dans le vacarme de la tempête. Tout en luttant pour avancer à travers cette longue prairie qui surplombe une mer déchaînée, je ne peux m’empêcher de songer à notre brève mais intense étreinte. J’occulte en partie le fait qu’il était en train de se nourrir de moi pour privilégier le souvenir des sensations délicieuses et inattendues qui se sont emparées de mon corps. Je n’avais jamais ressenti cela, ce qui n’est pas très étonnant puisque mes aventures se résument à un baiser avec ma meilleure amie et quelques caresses plus poussées avec un petit copain que j’ai rapidement jeté. Et, maintenant que j’ai ressenti tous ces délices, je ne peux que me féliciter d’avoir repoussé les avances trop empressées de ce garçon qui ne me faisait pas du tout cet effet-là !

Une bourrasque plus puissante m’oblige à poser le pied à terre pour ne pas tomber. Je jure puis me redresse, les yeux plissés et larmoyants, pour tenter d’apercevoir le début de la forêt que je dois traverser. Elle se découpe à une centaine de mètres de moi et j’entends ses arbres hurler de douleur sous les assauts du vent. Leurs craquements n’ont rien d’engageant, mais je suis partagée. Je pourrais contourner le petit morceau de forêt que je compte traverser en prenant un chemin sur ma droite. Cela me rallonge de trois bons kilomètres et j’avoue que je commence à peiner : mon cœur bat vite dans ma poitrine et je soupçonne qu’un léger manque de sang en est la cause… D’un autre côté, je me dis que je serais peut-être moins ballottée par le vent une fois à l’abri des arbres. Je me rends compte que l’endroit est sans doute dangereux, mais avec tout ce que j’ai vécu ce soir et la fatigue qui se fait sentir, j’ai envie de retrouver ma chambre au plus vite. Je m’élance donc vers la forêt en espérant y trouver un répit momentané.

La nuit semble encore plus sombre lorsque je m’engage sur le sentier en terre qui serpente entre les arbres. Heureusement, entre les lumières de mon vélo et une lampe frontale qui ne me quitte jamais lorsque je dois circuler de nuit, je distingue plutôt bien le chemin. Et le vent, en partie freiné par les arbres, me fait moins mal aux yeux. Je n’aime pas passer en forêt en pleine nuit, mais j’ai moins peur que d’habitude. Après tout, que pourrait-il m’arriver de pire alors que j’ai croisé la route d’un vampire ? J’ai un petit sourire satisfait tout en pédalant. J’entends le vent rugir et ployer les cimes des arbres et je dois éviter quelques branches déjà tombées à terre. Malgré mon cœur qui cogne de plus en plus fort dans ma poitrine, j’accélère, consciente malgré tout de la dangerosité du lieu. Si une branche me tombait dessus, je pourrais me retrouver blessée ici, sans pouvoir appeler les secours, car je n’ai pas pensé à recharger mon téléphone portable une fois le courant revenu au manoir !

Le sentier devient plus droit et je sais que dans quelques instants je vais ressortir de la forêt. Ensuite, il me restera un kilomètre à faire sur la départementale qui plonge entre les champs cultivés avant d’arriver chez mes parents. J’aperçois l’ouverture légèrement plus lumineuse qui m’indique que mon calvaire touche à sa fin. À bout de souffle, j’appuie un peu plus sur les pédales alors que, derrière moi, le vent est une main géante qui se joue de moi comme d’une marionnette. Je plonge sans le vouloir vers la droite, donne un coup de guidon pour éviter un arbre, puis une branche par terre. Mon vélo dérape, je le rétablis d’un coup de talon mais j’ai perdu de la vitesse. Un craquement sinistre retentit juste au-dessus de moi. Je rentre instinctivement la tête dans les épaules alors qu’un sifflement puissant se fait entendre, tel un aigle gigantesque fondant sur sa proie. Je sens des branchages voler autour de moi et je comprends qu’un arbre est en train de tomber…

Un cri m’échappe alors que de nombreux éclats de bois s’abattent sur mon dos. Mon casque de vélo résonne sous les coups et je peux percevoir une ombre démesurée fondre sur moi. Je vais mourir ! Là ! Écrasée par un arbre énorme ! Pourquoi suis-je passée par ici ?

Je n’ai pas le temps de réfléchir davantage. L’arbre s’abat derrière moi dans un vacarme infernal qui fait trembler la terre. Ses branches et ses feuilles m’enveloppent dans une étreinte mortelle. Je perds le contrôle de mon VTT et je hurle de peur mais j’ai le souffle coupé par la violence avec laquelle une branche plus grosse que les autres s’abat contre mon dos. Je suis projetée à plusieurs dizaines de mètres et, bizarrement, mon corps évite tous les pièges tendus par cet arbre immense qui vient de s’écraser. J’atterris sur mes pieds, au milieu du chemin, et réalise seulement à cet instant que deux bras m’enserrent.

Mes jambes lâchent sous le coup de l’émotion et je m’écroule contre ce torse que tout mon corps a déjà reconnu. Le vampire accompagne ma chute en douceur, ployant au-dessus de moi comme pour me protéger d’une éventuelle autre chute d’arbre. Je pose une main à terre, savourant son contact alors que j’ai bien failli ne plus jamais pouvoir en profiter. Des larmes de peur coulent le long de mes joues et je renifle en m’essuyant le nez d’une façon fort peu élégante.

– Vous êtes blessée, Valentine ?

Je fais « non » de la tête en me redressant lentement. Il suit mon mouvement. Je me retourne et mon regard est accroché par cette masse énorme et menaçante couchée en travers du sentier. C’est un entrelacs de branches et de feuilles qui apparaît sous la lumière de ma frontale, comme autant de doigts griffus et mortels. Je me remets à pleurer, une main sur ma bouche. Je m’en veux de me montrer aussi craintive face à mon sauveur.

– Pardon… réussis-je à articuler.

Je sens sa main passer contre ma joue, repousser mes cheveux, détacher ma frontale, puis m’inviter à me nicher au creux de son cou. Le vent tournoie furieusement autour de nos corps enlacés alors que je goûte à un moment de paix inconnu. J’entends d’autres branches gémir sous la puissance de la tempête.

– Il ne faut pas rester là, me souffle-t-il.

J’opine et me redresse. Je croise enfin son regard, toujours aussi brillant mais effectivement moins rouge que la première fois. Dans la nuit, j’ai du mal à savoir de quelle couleur sont réellement ses yeux, mais ils sont magnifiques. Une question me traverse soudain l’esprit.

– Mais qu’est-ce que vous faites-là ?

– Je m’assure que celle qui m’a sauvé la vie ne perde pas la sienne.

Je déglutis. Quelque chose au fond de moi m’avertis que cette situation n’a rien de très sain, mais en cet instant je ne peux que me réjouir de sa présence. Il se relève et m’entraîne avec lui. Il n’est toujours vêtu que de son pantalon déchiré et je dois me faire violence pour ne pas succomber à l’envie de retourner dans ses bras. Je trouve un dérivatif en cherchant mon vélo du regard et constate avec horreur qu’il est écrasé sous les branches du chêne qui s’est abattu. Mon Dieu : sans le vampire, j’aurais été là, moi aussi. Je sens sa main qui se glisse dans la mienne pour détourner mon attention du cadavre de mon VTT.

– Partons.

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