Cas de conscience

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Tristan m’attrape dès que j’arrive devant lui. Je le serre contre moi, non sans jeter un regard vers l’escalier de la cave. J’ai peur que le monstre ne m’ait suivie, mais non : l’espace est vide. Je ferme les yeux, heureuse de profiter de l’innocence et de la chaleur de l’enfant. Mon cœur continue de cogner trop vite dans ma poitrine et je me rends compte que la peur ne m’a pas lâchée. Je me redresse, éteins la lumière de la cave et referme la porte.

– Tu l’as vu ?

Mentir. Cette évidence me frappe de plein fouet. Personne ne doit savoir.

– Qui ça ?

– Ben, le monstre !

Je lance un sourire moqueur à Tristan.

– Bien sûr que non ! Il n’y a pas de monstre à la cave, mon bonhomme.

Il tord sa bouche, visiblement sceptique. Changer de sujet, vite.

– Bon, dis donc, et si je te faisais un petit chocolat chaud avant de te recoucher ?

Tristan sourit et sautille de joie. Le monstre n’existe plus : il a été vaincu par Groquick. Quelques minutes plus tard, alors que Tristan savoure sa boisson imprévue, je ne peux m’empêcher de jeter des coups d’œil vers le couloir menant à la cave. Que fait la créature en cet instant ? A-t-elle poursuivi sa toilette ? À quoi ressemble-t-elle maintenant ? Et si j’avais rêvé tout cela ?

J’ai rebranché mon téléphone et j’en profite pour rappeler le professeur comme prévu alors que Tristan finit son mug en se léchant les lèvres. Comme la première fois, il décroche immédiatement.

– La lumière est revenue ?

– Oui, c’est bon. Du coup, j’ai proposé un chocolat chaud à Tristan.

Je tente de ne pas parler de mon incursion dans la cave. Le professeur connaît forcément l’existence du monstre. Et s’il m’interrogeait ?

– Pas de difficulté pour remettre le courant ?

– Non. J’ai pris une bougie dans la cuisine et j’ai trouvé le tableau électrique tout de suite.

Depuis quand suis-je capable de mentir avec une telle facilité ? C’est comme si une petite voix me soufflait les bonnes réponses et le ton convaincant pour aller avec.

– Parfait. Il y a eu un accident sur l’autoroute, je ne serai pas là avant une bonne demie-heure.

– Pas de problème, je vous attends. Soyez prudent avec la tempête : ça souffle encore très fort ici.

Il raccroche. Et je réalise que je n’ai aucune idée de la puissance de la tempête. Je suis obligée de tendre l’oreille pour me rendre compte que mes propos sont exacts : le vent semble vouloir déchirer l’espace, siffle dans les cheminées, et le claquement du volet n’a pas cessé. Pourtant, plus rien de tout cela ne comptait depuis que j’étais descendue à la cave. Je me tourne vers Tristan.

– Allez, retour au lit.

Il opine. Il a une petite mine fatiguée par toute cette agitation et je ne doute pas qu’il tombe rapidement dans les bras de Morphée. Je le raccompagne dans sa chambre, le remets au lit, et constate avec plaisir qu’il se tourne spontanément pour se rendormir. Je tire la porte de sa chambre derrière moi et regagne la grande pièce où mes affaires jonchent le sol, juste devant la cheminée. Je ramasse mon ordinateur, le pose sur un fauteuil, regroupe mes livres et me réinstalle pour étudier. Les flammes n’ont pas faibli et une douce chaleur me pénètre, détendant enfin mes muscles noués par la peur. Il me semble respirer enfin. Je ferme les yeux. Le visage de la créature apparaît derrière mes paupières closes et ses yeux rubis me scrutent. J’ouvre les yeux en sursautant. Du calme… Elle est en bas, au bout de ses chaînes, et dans peu de temps le professeur Hilgarde sera de retour. Cette histoire ne me regarde pas.

Mais ma conscience ne semble pas d’accord avec cette conclusion hâtive. Vais-je vraiment laissé cet homme attaché à un mur ? Vais-je accepter de le condamner à vivre ainsi, en étant sans doute l’objet d’expériences inhumaines ? Car pourquoi serait-il là sinon ? Pourquoi l’attacher si ce n’est pour lui faire du mal ? Ou pour éviter qu’il en fasse ?

Je me prends la tête entre les mains. Tout cela me dépasse. Je suis trop jeune pour avoir suffisamment d’expérience et savoir quoi faire. Appeler la police ? Pour leur dire qu’un homme aux yeux rouges est enfermé dans la cave ? Que feraient-ils de lui ? Que ferait-il d’eux ? Je frémis. Quelque chose, au fond de moi, me dit qu’une fois libre les rôles pourraient bien s’inverser. Mais qui me dit que je ne me trompe ? Qui me dit que le professeur n’est pas un tueur en série, un psychopathe qui torture un homme qui a pour particularité d’avoir les yeux rouges ? Un homme tout ce qu’il y aurait de plus humain… Si je ne fais rien, si je n’avertis personne, je deviens donc sa complice, non ?

Je m’adosse au fauteuil en expirant bruyamment, en proie à un sentiment de culpabilité dévorant. Il faut que je décide de la conduite à tenir, maintenant. Et pour cela, il faut que je comprenne ce qu’il se passe ici. Je range toutes mes affaires et place mon sac à dos près de la porte d’entrée. C’est fou comme, en cet instant, je suis capable d’imaginer comment la situation pourrait (mal) tourner. Si c’est le cas, j’attrape mon sac avant de m’enfuir. Mon vélo est en bas des marches du perron, et tant pis pour la tempête qui fait rage. Si je dois fuir, je serai prête.

Puis, un instant plus tard, je me fige devant la porte de la cave, le souffle court, les mains moites. Mais qu’est-ce que je m’apprête à faire, là ? À redescendre ? Vraiment ? À retourner voir le monstre de la cave ? Mais je suis complètement tarée ! Je recule, m’adosse au mur, les yeux toujours rivés sur la porte en bois, le cœur au bord des lèvres. C’est maintenant ou jamais. Soit je décide de prendre le contrôle de la situation, soit j’accepte de vivre toute ma vie dans l’ignorance, voire la peur de croiser de nouveau ce regard diabolique.

D’un mouvement brutal, je me jette sur la porte, l’ouvre en grand, allume la lumière et dévale l’escalier. Le regard du démon me cueille en bas des marches. Il est debout. Il m’attend.

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