Tempête

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Je déteste ma vie. Si. Mais quand je le dis à ma famille ou à mes amis, on me rit au nez. « Allons, Val, tu as tout ce dont tu as toujours rêvé : une famille unie, un chien, un petit copain et une mention à ton bac ». Foutaises ! Pas que je ne voulais pas tout ça, mais personne ne voit l’envers du décor : un père tout le temps absent, un caniche royal que ma mère fait toiletter comme on taille les buissons d’un château, un mec qui préfère sa console à une sortie avec moi et une note d’examen qui m’a demandé de sacrifier beaucoup trop de ma vie sociale pour me laisser croire plus longtemps que de longues études seraient faites pour moi. Adieu mon rêve de PACES. Parcoursup, sur ce coup-là, a dû sentir le vent tourner et m’a envoyée étudier l’anthropologie à la fac du coin. Je n’ai même pas eu le droit de fuir cette région que je déteste. Oh, là aussi, j’ai de la chance selon tout le monde : j’habite une commune au bord de la mer, un havre de paix bordé d’écumes et de pin centenaire. Balivernes : la vérité c’est que je vis dans un trou paumé de moins de 200 habitants, isolé du monde par une forêt que je ne peux pas traverser à pieds en une journée et qu’il n’y a même pas une plage de sable fin pour se faire bronzer un été. C’est fou comme les gens sont incapables de voir au-delà des apparences !

Mais ce n’est pas le pire, oh non ! Le pire, c’est que j’ai besoin de fric et que je suis prête à faire n’importe quel petit boulot pour gagner quelques euros. Comme ce soir…

– Tristan ? Au lit !

– Nan !

– Si.

Je prends le gamin par la main et l'emmène vers la salle de bain malgré ses cris. Je suis à bout de patience : j’ai un partiel d’histoire dans deux jours et ce morveux a refusé de faire la sieste cet après-midi. Pourtant, j’ai passé du temps à jouer avec lui aux petits chevaux, on a fait un tour dans l’immense jardin mal entretenu qui borde le manoir où il habite, et on a même cuisiné ensemble. Mais rien n’y fait, depuis une heure, il est infernal. Sans doute que le vent qui souffle sur la plaine ne l’aide pas à se calmer, et moi non plus. Je jette un coup d’œil par la large fenêtre à croisillons et constate que la nuit est déjà tombée. Mais, sous la lumière d’une lune hésitante, je vois nettement les arbres ployer sous un vent qui vient du large. Un fort coup de vent était annoncé, ce n’est donc pas étonnant. Je respire pour me calmer et m’accroupis devant Tristan.

– Je te propose un lavage de dents rapide et ensuite je vais te lire une histoire, celle que tu veux, ok ?

Un petit sourire apparaît sur les traits du bambin qui décide de faire preuve d’un peu de coopération. C’est déjà ça. Je pense au gros billet que je vais avoir quand son père va rentrer : une douzaine d’heures de garde à dix euros l’heure, ça va être chouette pour m’aider à affronter les fêtes de fin d’année.

Quelques minutes plus tard, nous sommes tous les deux dans le lit de Tristan. Il se colle contre moi, le pouce dans la bouche, et regarde avidement les pages qui défilent devant lui. Il ne sait pas encore lire mais reconnaît quelques mots déjà.

– … C’est alors que le monstre sortit de la forêt pour venir parler au petit garçon.

– Moi, z’aime bien le monstre. Il est zentil.

– Je ne sais pas, je ne connais pas cette histoire. On te l’a déjà lue ?

– Oui ! Et tu vas voir, c'est trop bien.

Je souris. Tristan adore les albums qui font peur et son père lui en achète malgré son jeune âge. Moi, à sa place, je serais en PLS sous ma couette, mais lui s’amuse de découvrir des bêtes à trois yeux, des tentacules qui sortent du livre ou des loups-garous qui hurlent sous la plaine lune. Je poursuis la lecture de cette histoire qui, effectivement, n’a rien de bien effrayant. Quand je ferme le livre, Tristan essaye de négocier une autre lecture.

– Non, on avait dit brossage de dents et un livre.

– Mais ! Moi je veux que tu me lises une autre histoire.

Je me lève de son lit et pose l’album sur sa table de chevet.

– Je comprends, mais un contrat est un contrat. Si tu es bien sage et que tu t’endors vite, la prochaine fois, je te promets de te lire deux histoires.

Il me regarde, les yeux mi-clos, les lèvres pincées. C’est fou comme il ressemble à son père !

– C’est pas beau de mentir !

– Je ne mens pas !

– C’est vrai que tu me liras deux histoires la prochaine fois ?

– Promis, croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer !

– D’accord, fait Tristan en s’allongeant. Et t’as pas intérêt à oublier sinon ze demande au monstre de la cave de te manzer !

J’ai un rire un peu forcé alors que dehors le vent se met soudainement à souffler bien plus fort. C’est quoi sa nouvelle invention ? Je me demande si ce n’est pas une astuce pour me garder plus longtemps auprès de lui, mais je ne peux me retenir de le questionner.

– C’est quoi cette histoire de monstre, Tristan ?

Il sourit, énigmatique. Comment un enfant qui n’a même pas six ans peut me mener par le bout du nez ?

– Z’ai pas le droit d’en parler. C’est le secret de papa. Mais ze sais qu’il travaille avec lui, à la cave.

– OK…

Je ne sais pas trop quoi lui dire d’autre. Je sais que Tristan a une imagination débordante et je ne veux pas me lancer dans un débat avec lui. Je l’embrasse, allume la veilleuse en forme de lutin qui est sur sa table de chevet, et quitte sa chambre sur la pointe des pieds. À moi les cours d’histoire pour ne pas planter mon partiel ! Avec un peu de chance, le professeur Hilgarde ne sera pas de retour avant minuit, ce qui me laisse quatre bonnes heures d’étude devant moi. Mais c’était sans compter avec la tempête qui se levait.

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