Lendemain

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   Monsieur Grandet décida, dès le lendemain de l’enterrement, qu’il ne pleurerait plus. On pleure d’un malheur qui nous arrive sans prévenir, d’une catastrophe injuste ; on ne pleure pas d’un crime que l’on a commis, d’un meurtre que l’on a longuement préparé, au fil des ans et des colères. Il n’avait plus aucun doute quant à sa culpabilité. Crier sur une jeune fille enivrée et la laisser prendre le volant n’avait jamais été un remède aux désirs adolescents. Quelque part, il avait eu ce qu’il voulait, pensa-t-il amer : elle ne salirait plus sa réputation en s’affichant, débraillée, dans les bras de garçons quelconques. L’avait-il tuée ? Pas aux yeux de la loi, bien sûr. Il était officiellement un père bienveillant, anéanti par la mort de sa fille.

   –– Bien sûr que tu l’as tuée, lança Baptiste avec un air dément, vous l’avez tuée parce qu’elle voulait vivre. Elle est sortie avec des garçons, elle a couché avec tous ceux qu’elle pouvait, donc tu l’as tuée. Il y en a d’autres qui font pareil, alors pourquoi n’as-tu pas tué Maman ?

   Monsieur Grandet découvrit à cet instant que son âme pouvait encore s’effondrer. Personne ne fut doux, car tout le monde savait depuis des années que Marie le trompait dès que possible. Il voulut la prendre dans ses bras, lui dire que tout allait bien et qu’il la pardonnait, qu’il avait été mauvais et aurait dû lui donner plus de bonheur. Il comprenait sa trahison et voulait passer à autre chose. Nous sommes toujours une famille. Il n’y a que main dans la main que nous pouvons nous relever.

   Mais Madame Grandet n’était pas de cet avis. Elle éclata de colère et cria des reproches qu’elle avait préféré cacher pendant des décennies. Bien sûr qu’elle connaissait d’autres hommes, quelle idée ! Bien sûr que voir un gros Charles à la maison était moins intéressant que voir un grand Franck à la chorale. Jade intervint très vite, faisant preuve d’une maturité dont toute sa famille aurait pu s’inspirer :

   –– Calmez-vous, s’il-vous-plaît. Nous sommes déjà tous très tristes. Je ne veux pas voir mes parents se battre.

   Une réplique fusa. Ce fut la dernière parole qu’adressa Madame Grandet à son mari. Elle le dit avec tant de haine que nul ne sut répondre. Et elle partit juste après l’avoir dite, emmenant ses quatre enfants avec elle, le plus loin possible du mari qu’elle avait détesté si longtemps :

   –– Ce n’est pas ton père !

   Un mois plus tard, Monsieur Grandet se leva, mit machinalement de l’eau à chauffer et alla chercher le courrier et s’assit sur l’escalier extérieur pour le lire. Beaucoup de publicités, pas une carte de sa famille, car il n’en avait plus, mais une enveloppe marron caractéristique. Il avait oublié ceci depuis bien longtemps. Il regarda la date : Jeudi 1er août. La lettre venait de la banque et annonçait pompeusement la saisie des biens immobiliers de son entreprise. Il eut un petit rire triste. Dire que ces problèmes, si insignifiants, l’avaient laissé négliger sa famille.

   Il repensa aux six derniers mois, à chacune de ses décisions, à ses paroles, à ses gestes. Il ne trouva qu’une option pour répondre à ces regrets : il fondit en larmes. Larmes chaudes qui dévalèrent son visage amaigri par le chagrin. Il n’avait plus rien.

   Un bruit très léger se fit entendre derrière lui, comme un souffle de vent. Une ombre s’approcha et lui sauta sur les genoux. Le chat se lova contre lui et le soulagea lentement par son doux ronronnement.

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