Réflexion

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   Après une longue réflexion, Monsieur Grandet décida qu’il ne regrettait pas ses paroles et qu’il avait bien fait de ne pas se laisser marcher sur les pieds. Son fils avait voulu jauger ses limites, comme un animal mordille pour tester l’autorité du maître, et en avait tiré une leçon importante qui, pour sûr, allait lui permettre de revenir dans le droit chemin. Il serait évidemment réintégré à l’entreprise dès lors qu’il présenterait publiquement de sincères excuses à son père, et accepterait d’être rétrogradé au statut d’assistant.

   Pour l’heure, des pensées plus importantes occupaient l’esprit de Charles Grandet. Côté professionnel, il avait trouvé la recette miracle pour redresser le bilan, à savoir licencier chaque jour la personne la moins efficace, et l’appliquait méticuleusement, faisant de son mieux pour contourner les lois de protection de l’emploi. Côté familial, c’était la guerre froide. Sa femme refusant de l’approcher à moins de trois mètres, il avait dû installer son couchage dans l’ancienne chambre d’Aurore, qui était aussi son bureau et, pour l’occasion, sa salle à manger.

   Et puis il y avait eu ce coup de téléphone. Il n’avait pas décroché car il pensait que sa femme le ferait. Elle devait être en courses ou n’importe où d’autre, quelle importance ? Toujours est-il qu’elle ne répondit pas et qu’il fut le premier à écouter le message vocal. Son contenu mentionnait un problème dont la résolution, quelle misère, nécessitait qu’il œuvre main dans la main avec sa femme. Ledit problème, encore une fois, concernait les enfants. Quel idiot avait-il été pour penser que sa progéniture était sage et obéissante !

   Au milieu de l’après-midi, il entendit la porte du rez-de-chaussée s’ouvrir et sa femme entrer en chantonnant. Il descendit timidement et alla à sa rencontre. Elle s’arrêta net dès qu’elle le vit et afficha une expression de dégoût mêlé d’appréhension.

   –– Quelqu’un a appelé, expliqua-t-il en levant les mains en l’air dans un signe d’apaisement. Nous allons être convoqués à l’école, juste après les vacances d’avril.

   –– Ah ! C’est sûrement pour proposer à Jade de sauter une classe, répondit la mère avec fierté. Pas étonnant, elle est vraiment douée. Tu le saurais aussi si tu t’intéressais un minimum à elle.

   –– Non, non. C’était le directeur du collège-lycée, qui prétend que Claire pose beaucoup de problèmes et que Baptiste est en graves difficultés.

   –– Le pauvre, il a toujours eu du mal. Mais c’est impossible que le directeur s’occupe de ce genre de cas en personne. Qu’a-t-il dit de Claire ?

   –– Il n’a rien précisé. Nous allons devoir sévir et les mettre au travail pendant ces vacances, trancha Monsieur Grandet.

   N’ayant aucune idée de ce que leurs enfants avaient à se reprocher, les parents leur imposèrent un emploi du temps redoutable. Alors que beaux jours appelaient à se balader en forêt ou à bronzer dans le jardin, Baptiste et Claire passeraient respectivement leurs journées à réciter les grandes dates historiques ou les verbes irréguliers allemands, leurs soirées à lire des précis de grammaire ou des discours philosophiques, et leurs week-ends à plancher sur des triangles rectangles ou des intégrales complexes. Seule Jade, qui certes n’avait pas été invitée à sauter une classe mais ne préparait aucun examen et était déjà première de classe, était dispensée de ces révisions intensives. Elle vivait pourtant très mal ces vacances studieuses et s’ennuyait fermement.

   Alors qu’elle jouait sur la terrasse en agitant une ficelle devant les moustaches impassibles de Boule de Neige, elle vit son père s’affairer dans le potager.

   –– Qu’est-ce que tu fais, Papa ? s’enquit-elle en approchant.

   –– Je sème les radis, tu vois bien.

   –– Encore ? Tu l’as déjà fait la semaine dernière. Est-ce que je peux t’aider ?

   –– Si tu veux. Va donc me chercher la binette.

   Elle partit en sautillant, s’arrêta pour cueillir des pâquerettes et pénétra dans l’abri de jardin. Elle en revint les bras chargés de pelles, fourches, bêches et autres râteaux.

   –– C’est la quelle, la binette ? demanda-t-elle en déversant sa cargaison aux pieds de son père. Papa, je m’ennuie ici. Est-ce que je pourrais aller chez Justin la semaine prochaine ?

   Monsieur Grandet se figea. La petite n’avait pas vu la dispute mais avait bien compris ses conséquences et, dans son habituel souhait d’harmonie familial, elle voulait le forcer à reprendre contact avec son fils. Il s’apprêtait à balayer l’idée par une remarque acerbe mais se ravisa. Justin n’avait pas donné de nouvelles depuis près d’un mois. N’avait-il donc aucune envie de reprendre sa place dans sa famille et son travail ? C’était sûrement son arrogance qui lui interdisait de faire le premier pas. Tout comme moi, s’avoua le père. En revanche, si Jade était envoyée en éclaireuse, elle qui s’entendait si bien avec tout le monde, la situation se rétablirait en douceur. Justin prendrait les choses en main pour tenir le délai du 1er août et Madame Grandet, contente de revoir son fils, laisserait le père regagner le lit parental.

   –– Bonne idée. Ta mère t’emmènera. Excellente idée, même.

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