Printemps

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   Le printemps était arrivé discrètement et avait balayé quelques épaisseurs de nuages, à tel point que le soleil lui-même était parfois visible. Les relations familiales s’étaient un peu apaisées, Dieu merci, et Monsieur Grandet pouvait se concentrer sur son travail. En vérité, l’indifférence régnait et ce n’était pas du goût de Jade qui, arrivée la dernière, n’avait visiblement rien compris au fonctionnement de cette famille. Écoutant sa naïveté d’enfant, elle décida de rétablir la cohésion chez les Grandet. Elle en discuta d’abord avec le chat, bien sûr, mais il ne montra aucune d’objection. Elle sortit donc la machine à écrire qu’elle avait trouvée au grenier en triant ses vieux jouets, et se mis à rédiger une invitation en cinq exemplaires.

   Chère sœur, écrivit-elle, replaçant parfois sœur par père ou frère, et accordant l’adjectif comme elle avait appris à l’école. Cette année, l’anniversaire de Maman tombe le dimanche de Pâques. Nous n’avons jamais pu nous réunir au complet depuis Noël, alors ce sera une bonne occasion de manger du gâteau et discuter un peu. On pourra aussi partir à la chasse aux œufs ! Si la date ne vous convient pas, on peut décaler à la semaine suivante : c’est la fête des mères. Enfin seulement en Arménie, mais on ne lui dira pas. Répondez-moi vite !

   Ravie de son initiative, elle alla poster les lettres, dont trois allaient simplement revenir à domicile, lui fit remarquer Claire a posteriori. Cette-dernière se montra très enthousiaste et proposa d’aider à l’organisation. Baptiste dit qu’il s’en moquait, puisqu’il était à la maison tous les dimanches. Monsieur Grandet se débrouillerait, sans gâcher la surprise, pour que sa femme libère sa journée. Justin s’occuperait du gâteau :

   –– Bravo d’avoir choisi un dimanche, s’exclama-t-il au téléphone, car j’ai énormément de travail en semaine, même le samedi.

   La cinquième réponse arriva par un courrier adressé à Marie Grandet. Très froidement, Aurore y expliquait qu’elle n’avait aucune envie de célébrer l’anniversaire de celle qui l’avait laissée épouser un vieillard antipathique.

   Madame Grandet fondit en larmes. Elle s’était laissée convaincre par Charles que le mariage serait heureux, que c’était une chance unique pour Aurore et ses rares qualités. Elle n’avait souhaité que son bien, gémit-elle. Ses enfants prenaient de plus en plus leurs distances, et oubliaient avec ingratitude les sacrifices qu’elle avait fait pour eux. Même Claire, qui avait jusqu’alors été une confidente attentive et bavarde, préférait maintenant se faire belle et sortir au lieu de partager ses histoires, douillettement fourrée dans les bras de sa mère. Heureusement qu’il y avait encore Jade. Ce devait être elle qui avait planifié cette surprise. Et Boule : heureusement qu’il y avait Boule pour venir la câliner en ronronnant dès qu’elle avait un moment de faiblesse.

   La fête eut lieu malgré tout. Le soleil était au rendez-vous mais était incapable de réchauffer l’atmosphère, de même que les cadeaux et les plaisanteries ne purent réchauffer le cœur brisé de Marie. Quelle grincheuse, pensa Monsieur Grandet presque en silence, que lui faut-il de plus ? La nuit était tombée depuis longtemps mais personne ne semblait vouloir mettre fin à la soirée. Claire et Justin riaient en se rappelant des anecdotes de leur enfance, tandis que Marie coiffait distraitement les cheveux dorés de Jade. La petite avait essayé de convaincre son aînée de venir, arguant qu’elle avait de nombreuses questions sur son livre ou que ses biscuits préférés l’attendaient, sans succès. De son côté, Baptiste tentait de persuader son père, et peut-être lui-même, qu’il était prêt pour le brevet des collèges.

   –– Au fait, Baptiste, as-tu trouvé un stage ? interrompit Justin.

   Son marmonnement négatif fut couvert par Madame Grandet, subitement sortie de sa torpeur :

   –– Qu’en est-il du fils de Franck ?

   Monsieur Grandet dut dépeindre sa discussion avec l’insupportable ténor et la demande de son fils. Il avait des problèmes nettements plus importants et ne comptait pas s’encombrer d’un crétin de Bryan.

   –– Au contraire, il pourrait nous être utile, coupa Justin. Pour trier les dossiers et retrouver les vieilles commandes, il n’y a pas besoin d’être docteur en finance !

   –– C’est hors de question. Nous ne faisons pas de charité, nous vendons des fers à repasser. Il se pourrait même que ce soit un espion ! Dieu sait que ce genre d’histoire arrive aux imprudents.

   L’échange tourna vite en altercation et Madame Grandet envoya les trois plus jeunes au lit.

   –– Je vais le prendre en stage avec moi, décréta Justin, la voix sèche. Donne-moi sa candidature, je m’occuperai de tout. Tu n’auras pas même à le voir.

   –– Pour qui te prends-tu ? Tu n’es pas directeur, dans cette entreprise, tu es un employé comme les autres. Si je te laisse prendre de telles décisions, petit insolent, nous n’allons pas faire long feu !

   Justin expliqua avec flegme que c’était lui, au quotidien, qui prenait les petites décisions, lui qui affectait les travailleurs, rencontrait les partenaires et conseillait les agents. Il raconta comment il avait résolu les conflits syndicaux et évité les délocalisations, comment il avait convaincu les employés de travailler un peu plus pour garantir l’avenir de leur fonction, et comment il refusait de se faire appeler chef. Monsieur Grandet, stupéfait, l’observa sans bouger. Sa moustache tressaillit et son visage se teinta. On aurait pu croire un instant qu’il rougissait de honte ou de gêne ; mais son orgueil n’autorisait pas de telle faiblesse.

   –– Mon fils, commença-t-il en pesant ses mots, cette place privilégiée que tu occupes, je te l’ai donnée par amour. Ce n’est pas par ton efficacité ou tes connaissances que tu es arrivé si haut, si vite ! Ne soupire pas ! Tu te crois indispensable ? Tu penses que je ne peux pas me passer du Grand Justin Grandet ?

   Il s’était approché si près de son fils qu’il crachait ses injures sur son cou. Madame Grandet observait la scène, atterrée et impuissante.

   –– Je vais te montrer, poursuivit le père en lui plantant l’index sur la poitrine, que tu n’es qu’un profiteur ingrat. Va ! Tu trouveras facilement un autre travail puisque tu es si merveilleux ! Mais je ne veux plus te voir. Tu es viré !

   N’attendant pas la fin du rugissement, Justin fit volte-face, déposa un baiser sur le front de sa mère et partit.

   –– Misérable parasite ! compléta Charles Grandet à l’adresse de la porte qui venait d’être claquée.

   Il se tourna vers sa femme qui geignait, avachie sur le sol. Que des bons à rien. Sa fureur ne diminuant pas, il sentit le besoin de la passer sur quelqu’un. Bien peu de choix s’offraient à lui :

   –– Tu peux lui courir après et le supplier de rester, mais il ne remettra pas les pieds dans cette maison de mon vivant !

   –– Pourquoi, déplora-t-elle en lui présentant son visage baigné de larmes et aussi rouge que ses cheveux, pourquoi es-tu si cruel avec nos enfants ? A croire que tu ne voulais pas d’eux…

   –– Tout juste, triompha-t-il dans un grand rire féroce. Il y en a bien une dont je ne voulais pas !

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