Satisfaction

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   La satisfaction que Charles Grandet éprouva en arrivant à destination le fit oublier l’humiliation des transports en commun. Devant lui se dressait le symbole de sa réussite : un bâtiment moderne de cinq étages entièrement dédié à son entreprise. Il l’avait acquis quelques années plus tôt malgré les réticences de son banquier et n’avait jamais regretté. Ce n’était pas une dépense superflue mais un moyen raisonnable d’étendre son activité et son influence, et il n’avait certainement pas besoin des conseils d’un financier avare pour savoir comment gérer son affaire.

   Il s’approcha des portes automatiques, qui s’écartèrent sur son passage comme tous les employés allaient le faire dans les minutes à venir. Il était le chef, après tout, et aimait se le faire rappeler à chaque instant. Pourtant, ce jour-là, personne ne sembla lui montrer le respect qui lui était dû. Quand il pénétra dans le hall, il vit trois personnes se chuchoter à l’oreille en le regardant avec insistance. Un employé du service technique sortit de l’ascenseur et alla fumer sans même essayer de se cacher, alors qu’il savait, comme toutes et tous, que ceci le mettait hors de lui : entre les pauses cigarettes et les pauses café, ces gens auraient aussi bien pu rester chez eux ! Puis la réceptionniste vint à sa rencontre d’un air inquiet.

   –– Excusez-moi, Monsieur Grandet, il y a un problème, c’est urgent, dit-elle précipitamment. Il faut que vous alliez voir Monsieur Grandet, enfin, vous savez bien, votre fils, il vous expliquera. J’espère que ce n’est pas trop grave, et que vous arriverez à tout régler sans qu’il y ait de conséquences pour nous, n’est-ce pas ?

   Il la regarda d’un air suspicieux tandis qu’elle reprenait son souffle et appelait l’ascenseur. Ce n’était pas d’usage qu’on lui donne des ordres, et certainement pas acceptable. Il s’apprêtait à la rabrouer quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.

   –– Montez vite, Monsieur, renchérit-elle en le poussant fermement dans la cabine.

   Au cinquième étage, Justin l’attendait, l’air tourmenté. Avec ses yeux noisette et son nez rond, c’était une copie plus grande et plus mince de son père, comme son reflet dans un miroir concave. A la différence près, se dit Charles Grandet, que lorsque lui-même avait vingt-quatre ans, il était déjà marié, père, et chef d’entreprise.

   –– Bonjour Papa. Je pensais tomber sur toi en appelant. Pourquoi Jade est-elle à la maison ? J’espère qu’elle n’est pas tombée malade.

   –– Pas d’école primaire le mercredi. Et ta mère la laisse toute seule à la maison ! Qu’en est-il de cette urgence ? La réceptionniste perd la tête, j’ai toujours dit qu’il était dangereux de boire autant de café.

   Justin jeta un coup d’œil anxieux vers le bureau de son père et poursuivit comme s’il n’avait pas entendu la question :

   –– Que peut-elle bien faire de ses journées ?

   –– Bonne question. Elle a encore pris de nouveaux élèves, si bien qu’elle est absente la majeure partie de la journée. Et le vendredi, elle répète avec sa chorale.

   –– Je parlais de Jade, insista Justin.

   –– Elle lit les torchons d’Aurore. Mais ça n’a aucun rapport avec nos affaires, cesse donc de nous disperser.

   Monsieur Grandet fit un pas résolu vers son bureau. Il n’était pas venu pour parler de sa fille cadette qui, au lieu de faire fructifier son mariage, s’était mis en tête d’écrire des romans pour enfants. Il alla s’asseoir lourdement sur son fauteuil rembourré, compensé, inclinable, pivotable, en cuir de veau, à accoudoirs réglables, et contempla le désordre auquel il faisait face. Alors qu’il rangeait toujours impeccablement son espace de travail, ou, plus vraisemblablement, qu’il n’y utilisait jamais le moindre stylo, une montagne de feuilles et de classeurs essayait tant bien que mal d’atteindre le plafond : ici, un livre de comptes de dix ans d’âge, là, un contrat jauni, tapé à la machine à écrire. Et au milieu de tout cela ––

   –– De quel droit ouvres-tu les lettres qui me sont adressées ? vociféra Monsieur Grandet. Venir travailler dans mon bureau est déjà assez présomptueux quand tu as le tien juste en face. Mais lire un courrier personnel de mon banquier ?

   Resté dans l’encadrement de la porte, comme pour pouvoir s’enfuir en cas de dérapement, Justin se balançait d’avant en arrière, inquiet. Seulement, il n’y pouvait plus rien : la lettre était arrivée depuis une semaine, le comptable en avait reçu une copie quelques jours plus tard, et le banquier était venu lui-même demander des explications. Il se racla la gorge, tacha de se donner un peu de prestance et déclara :

   –– Pendant trois jours, j’ai essayé de trouver l’erreur en attendant que tu viennes. Rien à faire : les comptes sont vides. La banque refuse de continuer à nous soutenir si nous ne nous remettons pas d’aplomb.

   –– Toujours la même histoire ! ricana Monsieur Grandet. En trente an d’activité, tu ne peux pas savoir combien de fois j’ai été menacé par ces gestionnaires véreux qui, dès qu’ils ne trouvent pas assez d’argent à se mettre dans la poche, profèrent toutes sortes d’insultes et de chantages.

   –– Ils parlent de saisir le bâtiment. Ils nous donnent six mois.

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