Monsieur

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   Monsieur Grandet avait toujours su rester fidèle à lui-même, Dieu merci, malgré la vie brillante et intrépide qu'il menait. Sans doute n'était-ce pas un hasard, se disait-il, si tout lui avait toujours réussi : il venait d'une bonne famille, bien différente de ces couples impertinents qui, n'ayant pas même été à l'université, prétendaient faire de leurs enfants des docteurs, il priait tous les jours, non comme ces dévoyés qui ne se souvenaient de l'existence du Seigneur que lorsqu'ils souhaitaient son aide, il faisait attention à ses dépenses, au lieu de tout dilapider à la vue des moindres mocassins de cuir, et, surtout, il travaillait dur, parfois plusieurs heures par jour.

   Sa profession était une de ses plus grandes fiertés. Partant de rien, du haut de ses vingt ans, il avait construit un véritable empire dans le domaine du fer à repasser. Certes, ses parents, paix à leur âme, lui avaient donné un petit coup de pouce initial ; et certes, sa femme, Madame Grandet, qui avait été à ses côtés depuis le début, avait suggéré l'idée la première. Mais c'était tout de même lui, Charles Grandet, qui avait su l'exploiter à merveille, lui qui avait donné du charme à cet objet qu'il n'avait jamais vraiment utilisé, car ce n'était pas son rôle, après tout. Son rôle, c'était d'entretenir sa famille et de conserver l'héritage de ses bons parents. Son entreprise au rayonnement départemental, peut-être même régional, possédait une part de marché conséquente et Monsieur Grandet se disait que, vraiment, sa vie professionnelle était une réussite.

   Non moins époustouflante était sa vie sociale. Sa femme, bien sûr, n'était plus aussi jolie et disciplinée qu'autrefois et, s'il le regrettait de temps à autre, il ne pensait pour autant pas le moins du monde à en changer, Dieu l'en garde. Elle lui avait donné cinq enfants bien dodus et avait veillé à leur épanouissement. Le premier était d'une aide précieuse et empressée dans la gestion de l'entreprise. La seconde était bien comme il faut et s'était mariée devant Dieu l'année précédente, à un homme un peu vieux, oui, mais bien nanti, qui la rendrait heureuse à coup sûr. Les trois autres n'étaient pas encore d'un grand intérêt mais ne montraient aucun signe inquiétant.

   Ce matin d'hiver, en s'éveillant avec les premières lueurs grisâtres du jour, Monsieur Grandet se félicita d'avoir surmonté tous les obstacles que l'infortune lui avait réservés et d'être parvenu à établir cette existence parfaite et sans souci. Nul ne sait de quel pied il se leva, et nul n'aurait pu alors imaginer la descente aux enfers dont il allait faire l'expérience. La seule chose qui l’incommodait à cet instant était un grattement désagréable sur la porte de sa chambre.

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