Les bidonvilles

8 minutes de lecture

Je marche depuis plus de deux heures. Bientôt je ne saurai plus l'heure qu'il est, le téléphone ayant de moins en moins de batterie. Ce n'est pas grave, je continue d'avancer. Au loin se dessinent des maisons, des immeubles et des hangars. Plus j'approche plus je me rends compte de leur état pitoyable. Des gens vivent vraiment ici ? Je suis déjà entrée dans un bidonville, mais celui-ci n'a rien à voir. Un peu plus loin, la muraille de la ville se dresse. Je me demande si c'est ici que je devais arriver. Quoi qu'il en soit je trouverais sûrement plus facilement à me cacher ici qu'au beau milieu de nulle part.

Alors que le ciel s'assombrit de nuages noirs, je pénètre dans les bidonvilles. Deux enfants jouent par terre, les fesses dans la poussière. Ils sont sales et ont les cheveux hirsutes. J'envie leur insouciance. Un des enfants me regarde et penche la tête sur le coté.

– Pourquoi tu as les cheveux blancs alors que tu n'es pas vieille ?

Je souris à sa remarque. Les enfants ont le don pour pointer du doigt ce qui les étonnent et ne s'embarrassent pas de formalités.

– Tu trouves ça moche ?

Je contourne la question en lui en posant une autre.

– Non, c'est juste... bizarre.

– Dis-moi, je cherche une cachette, tu n'en connaîtrais pas une où je pourrais dormir ?

De nouveau, la même manière d'incliner la tête, signe qu'il m'examine, me jauge pour savoir s'il peut me faire confiance.

– Qu'est-ce que tu me donnes en échange ?

Je reste estomaquée. Évidemment, les enfants ont aussi le sens des affaires. On a rien sans rien. Je réfléchis longuement puis je lui tends le téléphone de l'agent Saskia qui a fini par rendre l'âme.

– Tiens, il ne fonctionne plus mais tu pourras toujours faire semblant.

La bouche du petit garçon s'arrondit de surprise en un ho non exprimé. Saisissant ma main, le portable avec elle, il m'entraîne dans les ruelles sombres.

La pluie commence à tomber et bientôt nous sommes trempés jusqu'aux os.

S'arrêtant devant une porte à moitié enterrée, je frissonne.

– C'est là que je me cache quand mon papa a trop bu et veut me frapper.

Pauvre enfant, il a quoi... six ans ? Le ton grave qu'il a utilisé pour se confier n'appartient pas à un enfant de cet âge. Je ne réponds rien, il n'y a rien à dire.

– Vas-y entre.

Je regarde la porte puis le petit garçon tour à tour.

– Rhoo, la porte se pousse regarde.

Il passe devant moi et pousse la porte vers l'intérieur. Je m'accroupis mais ce n'est pas suffisant, je rampe donc sur les coudes en baissant la tête. Alors que je me retourne, il n'est déjà plus sur le seuil. Disparu comme s'il n'avait jamais existé.

– Merci.

C'est une petite pièce de quelques mètres carrés. Dans un coin, un vieux matelas éventré, dans un autre, un feu de bois éteint, dans le troisième, un seau d'eau. Des étagères sont fixées dans le béton. Couvertes de boîtes de conserves, de vieux livres et de crayons, elles semblent vouloir s'effondrer.

Sur les murs, des dessins d'enfants. Pas les dessins d'un enfants de six ans normal, non. Les scènes représentent de la tristesse, de la violence et du désespoir. J'aimerais pouvoir le rassurer, lui dire que tout va bien se passer, mais les bonshommes noirs restent figés.

J'allume un feu. La fumée n'envahit pas la pièce mais s'échappe par une bouche d'aération au-dessus de ma tête. Malgré l'état pitoyable du matelas, je n'ose pas me coucher dessus de peur de le salir avec mes vêtements pleins de boue. Assise en tailleur, je contemple le feu qui lèche les bûches, du moins ce qu'il en reste.

La porte s'ouvre à la volée et je fais un bond me préparant à attaquer. Mais c'est le visage d'un petit garçon qui apparaît, un visage que j'aurais reconnu sans ces ecchymoses. Il referme la porte derrière lui et laisse libre cours à ses larmes. Je le prends dans mes bras et l'installe, sa tête sur mes genoux.

– Chut, ça va aller.

Je lui caresse les cheveux, les démêlants délicatement avec mes doigts. Je reste ainsi de longues minutes jusqu'à ce que les sanglots cessent.

– Je suis désolé d'avoir pleuré. J'ai mouillé ton pantalon.

– Il n'y a pas de honte à pleurer. Même moi je pleure de temps en temps.

– Oui, mais toi tu es une fille.

Je lève les yeux au ciel.

– Même des hommes forts pleurent. Ce n'est pas un signe de faiblesse. C'est ce qui montre que tu as un cœur.

J'appuie avec mon doigt sur sa poitrine.

– C'est vrai ?

Je hoche la tête. Je repense à la fois où les larmes ont coulé sur les joues de Doc. Pourtant j'ai le plus grand respect pour cet homme. Tout homme a sa faiblesse. Ayden n'a pas eu le courage de prendre ma défense lorsque monsieur Harnois m'a renvoyé chez Doc, il n'a pas non plus su comprendre ce que je ressentais.

Poussant un gros soupir, l'enfant baisse sa petite tête ébouriffée.

– Je n'ai pas couru assez vite.

Je ne vois pas ce que je peux lui répondre. Alors je ne lui dis rien, je reste là à le regarder. Sous la poussière accumulée sur sa tête je devine que ses cheveux sont blonds et sa peau doit être bien plus claire que le gris terne qu'elle montre.

– Tu as mangé ?

Je commence à avoir l'estomac noué tant j'ai faim. Peut-être que je pourrais lancer une amorce pour ouvrir une de ces boîtes.

– Non, mais je n'ai pas faim. Toi mange si tu veux.

Je ne me le fais pas dire deux fois et me lève. En train de prendre la poussière, les boîtes de conserves ne sont guère alléchantes. Cassoulet, petit salé, choucroute, petits pois carottes, sardines et autres. J'opte pour le petit salé sans l'ombre d'une hésitation.

À la cantine des grottes, on ne mangeait pas souvent de viande. Le bétail est bien trop cher à entretenir, et dangereux. Un troupeau se fait facilement repérer.

– De quoi est-ce que tu as peur ?

Je manque de m'étrangler avec un morceau de canard.

– À qui tu essayais d'échapper ?

– Il y a des gens qui essaient de me faire du mal parce que j'ai les cheveux blancs. Parce que je suis exclue.

J'énonce à haute voix ce qu'il n'a pas osé dire. Parce qu'il le sait très bien que je suis une Exclue.

– Moi, c'est mon papa que je fuis.

– C'est lui qui t'a fait ça ?

Je caresse du bout des doigts les hématomes qui s'étalent sur son visage poupon. Il hoche la tête d'un air grave, au bord des larmes. Il les chasse d'un battement de paupière et se lève.

– Ici, c'est quand mon papa me frappe.

Il s'est arrêté devant un dessin. On y voit une silhouette de géant lever le bras. Et comme si il possédait plusieurs bras, ils s'abattent sur un corps frêle, un corps de petit garçon. Il y a des traits bleus qui sortent de ses yeux, des larmes je présume. Le corps est dessiné en plusieurs nuances de mauve, de bleu et de rouge.

– Pourquoi tu as le corps de plusieurs couleurs ?

– Ça ce sont les bleus et le sang.

Une boule se forme au fond de ma gorge. Comment peut-il rester aussi calme ? Comment peut-on battre un enfant ? Je constate que le mur est quasiment rempli de dessins comme celui-ci.

– Ici, c'est ma maman. Elle est jolie, hein ? Mais elle est morte il y a deux ans. Je ne m'en souviens pas beaucoup, seulement qu'elle avait une jolie voix. Des fois le soir elle venait et me chantait des chansons pour m'endormir.

Une esquisse d'un visage féminin s'imprime sur ma rétine. Elle a les cheveux blonds comme les blés, et le teint blanc.

– Pourquoi tu n'as pas colorié les yeux ?

– Parce que je ne me souviens plus de leur couleur.

– Tu n'as pas demandé à ton papa ?

Il hausse les épaules. C'est étrange comme geste de la part d'un aussi jeune enfant.

– Papa est tout le temps ivre. Je lui caresse la tête.

– Ne t'inquiète pas, ça lui passera.

Je dis ça sans grande conviction. Comment pourrais-je savoir l'avenir ? C'est le genre de mensonges que tous les adultes adorent sortir aux enfants pour les rassurer. Mais je doute de l'efficacité de la démarche.

– Ça a commencé à la mort de maman. Papa est devenu complètement fou, puis il s'est mis à boire. C'était de temps en temps au début, puis c'est devenu régulier. Dès qu'il ne buvait plus, il pleurait. Alors il a fini par boire tout le temps.

Il hausse les épaules et ajoute :

– C'est comme ça.

J'ai vraiment de la peine pour ce petit bout de chou.

– Ma maman était vraiment une super maman. Je me souviens une fois des gens sont venus frapper à notre porte. C'était des journalistes qui voulaient poser des questions sur quelqu'un comme toi. Mais ma maman elle les a mis à la porte. Elle aimait beaucoup les Exclus et elle disait que ce qu'on leur faisait n'était pas juste.

– Je suis vraiment désolée qu'elle soit morte. Ça avait l'air d'être une très bonne maman.

– Tu dessines toi ?

Il change de sujet comme ça, sans préambule. Je ne m'en offusque pas. C'est normal qu'il souhaite clore le sujet. Ça doit être difficile pour lui d'en parler.

– Je n'ai jamais vraiment pris le temps non.

De nouveau il m'observe en penchant sa petite tête sur le coté.

– C'est dommage, je suis sûr que tu saurais bien dessiner. J'éclate de rire à sa remarque.

– Quoi ? C'est vrai, tu dois être une artiste.

– Et dis-moi à quoi est ce que tu vois ça ?

Il reste là, sans rien dire, la bouche ouverte. J'en profite pour mettre un terme à la soirée.

– Il est tard, on devrait aller se coucher. Prends le matelas je vais dormir par

terre.

Il sourit de toutes ses petites dents blanches.

– Ou alors tu peux dormir avec moi. Je prendrai presque pas de place tu verras. Il fait la moue avec ses lèvres et papillonne des cils.

– S'il te plait...

Je lui ébouriffe les cheveux d'une main avant d'ajouter :

– C'est d'accord.

Il se met à sauter sur place, tout fou à l'idée de ne pas être seul. Retirant ses chaussures, il s'allonge sur le matelas en s'écrasant contre le mur. j'ôte les miennes sans les mains puis m'étend à coté de lui.

Doucement, après quelques minutes, il prend mon bras pour le passer autour de sa taille. Il est si petit entre mes bras que je crains de le briser en mille morceaux.

– Tu sais tu me fais penser à ma maman. Elle faisait toujours ça quand elle me faisait un câlin le soir avant de dormir.

J'ai soudainement envie de pleurer. Je suis heureuse qu'il me tourne le dos pour ne pas voir les larmes qui dévalent mes joues. Je ressens toute la peine qui le traverse, je ressens toute la douleur de sa perte. Je n'ai jamais connu ma mère. Je le sers plus fort contre moi et pose ma joue contre ses cheveux, aussi sales soient-ils.

Sa respiration devient plus régulière, posée. Dans les bras de Morphée rien ne semble pouvoir l'atteindre. Il se retourne et me fait face. Ses traits sont doux et paisibles. Je pense à sa mère. De quoi est-elle morte ? A-t-elle souffert ? C'est étrange mais ça a de l'importance pour moi.

Annotations

Vous aimez lire Ielerol_R ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0