Un interrogatoire

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Alors que mes yeux sont fermés, je prends conscience de ce qui m'entoure. Dans la pièce, il y a bien deux respirations, deux voix qui chuchotent dans le silence. Je pars à la découverte de mon corps. Mes bras, emprisonnés au niveau des côtés, sont dans l'incapacité la plus totale de s'extraire de cette camisole. Je bouge imperceptiblement les pieds, mais ils sont retenus à la chaise par je ne sais quoi. Je suis faite comme un rat. Les sensations enfouies au fond de moi datant de l'institut font à nouveau surface.

Je tends l'oreille pour écouter la conversation de mes oppresseurs. Ils parlent tellement bas que j'entends à peine ce qu'ils disent.

– Tu crois qu'elle parlera?

Pas de réponse. Pourtant l'autre poursuit.

– Si seulement on avait pu mettre la main sur ce Doc de malheur ! Je suis certaine qu'on aurait pu la décider à quelque chose. Je n'en reviens pas qu'il ait pu retourner sa veste de cette façon.

La voix de son interlocuteur n'est qu'un murmure, si faible que je ne distingue même pas les mots qui composent sa phrase.

Doc est donc quelque part, en vie. Caché de leurs mauvaises intentions. J'ai une pensée amère pour Ayden. Peut-être va-t-il partir à ma recherche, peut être va-t-il se réjouir, me punissant de l'abandon que je lui ai fait subir.

– Si ça se trouve, il essaie seulement de sauver sa peau. Tout ça me laisse sceptique.

Je décide d'ouvrir les yeux, sans bouger. Tout doucement, je décolle mes paupières l'une de l'autre. Les deux femmes face à moi sont les mêmes que celles qui se trouvaient dans la chambre. Je réprime un frisson quand je me souviens que la doctoresse m'a assommée d'un violent coup de crosse.

– Il va être furieux si on n'arrive pas à la faire parler.

Je me demande qui peut bien être le il dont il est question. Je me débrouille pour lire sur les lèvres de la doctoresse. Elle parle en un murmure à peine audible.

– Elle parlera.

– J'aimerais avoir ton optimisme, elle a l'air d'être sacrement coriace.

La femme en blouse blanche, discrète, est sûre d'elle. Quand à la militaire, plus réaliste mais également moins subtile, elle dégage une profonde antipathie.

Je baisse les yeux vers mes chevilles mais je n'arrive pas à voir ce qui entrave mes pieds. J'ai soudainement très envie de me gratter les bras, mais liés comme ils le sont, c'est impossible.

– Ne crains rien, je sais les faire parler. Elles sont toutes pareilles, laisse-moi faire.

La femme dans son treillis militaire se dandine sur sa chaise. Dans sa blouse blanche immaculée, le médecin tourne la tête vers moi. Quand nos regards se croisent, elle fait un bond en arrière, comme effrayée par ma présence. Elle ne s'attendait sûrement pas à me trouver réveillée.

– Je tiens le pari.

Ma voix est assurée, ferme et inébranlable.

– Je vous demande pardon ?

Mine de rien, espérant que je n'ai pas entendue ses dernières paroles, la doctoresse me toise de haut.

– Vous pensez pouvoir me faire parler ? Je parie que non, et croyez-moi, je gagne à chaque fois.

Je joue la fille super sûre d'elle, qui ne doute de rien. Mais en réalité je suis morte de peur. J'ai déjà passée mes premières années enfermée dans des instituts, puis dans des maisons de riches, je ne veux pas être enfermée de nouveau. Pas après avoir goûté à la liberté.

– Eh bien ! Séléné c'est ça ?

– Si je vous répondais non vous ne me croiriez pas par ce que vous savez très bien comment je m'appelle.

Un sourire se dessine sur les fines lèvres de mon interlocutrice. Je suis étonnée que la femme en treillis ne se mêle pas plus de la conversation. Dans mon esprit, une militaire, dont tuer fait partie du métier, serait la plus grande menace. Pourtant, dans cet étrange binôme, il semblerait que le médecin soit celle qui mène la danse.

– J'avoue que tu me laisses perplexe, Séléné. Tu n'accordes aucun prix à ta vie ni à ta liberté.

Elle a tort, elle aurait mieux fait de mieux étudier ma passionnante petite personne. J'attache énormément d'importance à ma liberté. C'est même l'une des choses qui me maintient en vie dans ce monde de tordus. Mais je me garde bien de la contredire, de peur qu'elle ait quelque chose pour m'atteindre.

– Mais voilà, jusqu'où es-tu prête à aller pour protéger une rébellion qui est destinée à être étouffée dans l'œuf ?

– Vous pourriez être surprise, madame, par la tournure des évènements. L'œuf comme vous dîtes, est bien plus gros que vous ne le pensez et il abrite un animal que vous n'aimerez sûrement pas croiser une fois éclos.

Elle part d'un rire franc, déconcertant.

– Ha oui ? Mais dis-moi donc comment ta rébellion pourrait avancer sans toi ? Tu es celle qui dirige les troupes, celle qui organise, celle qui a défié la bienséance. Coupez-lui la tête et un corps ne fonctionne plus. Je doute sincèrement que ce pauvre Namid ait les épaules pour ça.

Namid. Elle connait Namid. Devant ma mine consternée et ahurie elle se délecte de ma surprise.

– Tu sais Namid ne s'est pas toujours terré dans son trou, non. Avant tu sais ce qu'il était ? Il était le directeur du plus grand institut de France, à Paris même. Et un beau jour ça a dégénéré. On s'est aperçue qu'il avait fait sortir des triplées. Trois sœurs Exclues.

Je comprends pourquoi il était si délicat avec Abby. Je comprends ce qu'il les liait tous les quatre, même si à mon avis Abby restait sa préférée.

– Bien sûr, il s'est fait attrapé. Il n'a jamais craché le morceau. On n'a jamais su où il avait caché les fillettes. Il a fini par réussir à s'enfuir comme par miracle alors que l'héritier même était sur les lieux et on ne l'a jamais revu. On sait que sa cachette se trouve dans le désert et on y a fait de nombreuses recherches, mais on a jamais rien trouvé.

Je frissonne. Ils sont si près du but. Si les grottes ont échappé à leur vigilance c'est seulement par miracle.

– Il y a quelques mois, on a perdu la trace de Doc. Envolé, disparu, bref impossible de mettre la main dessus. Il n'apparaissait plus nulle part, ni aux réceptions, ni ailleurs, ils ne s'est pas présenté à ses rendez-vous. Mais voilà nos hommes l'ont aperçu à tes cotés quand tu mourais. Il faut croire que lui aussi a perdu la raison.

– Il ne s'est pas enfui, je l'ai kidnappé !

Je ressens comme le besoin de le défendre. Je ne veux pas qu'il soit sujet de leur mépris.

– Il semblerait qu'il se soit fait à cette nouvelle vie n'est ce pas ? Ou peut être fait-il seulement semblant ?

Doc ? Jamais il ne ferait semblant d'être quelqu'un qu'il n'est pas. Pas après tout ce qu'on s'est dit. Je refuse d'y croire. Je ne laisse rien paraître de mon trouble.

– Où est ton Doc en ce moment ?

Je n'en ai pas la moindre idée, et ça me terrifie.

– Bref, passons. Tu dois te douter de ce que l'on voudrait savoir.

J'esquisse un sourire. Je n'ai pas envie de sourire, mais par contre j'ai terriblement envie de les agacer, autant qu'elles m'agacent. Alors je laisse s'épanouir sur mon visage, ce sourire niais si horripilant.

– Je vais prendre ça pour un oui. Dis-nous simplement comment trouver la cachette et en échange tu auras la vie sauve.

– Vous aviez pourtant reconnu que je n'attachais aucun prix à la vie.

– Dans ce cas, voilà ce que je te propose : je négocierai pour toi la possibilité d'être une Exclue libre.

– Nous savons que le terme même d'Exclu enferme avec lui le fait d'être un prisonnier.

– Ce que je veux dire c'est que tu serais là où bon te semble. Pas dans un institut ni dans une famille de possession. Non, tu seras une femme libre. Libre de te marier, libre de travailler, de faire tes propres choix. N'est-ce pas tout ce dont tu as toujours rêvé ?

Oui, c'est ce dont j'ai toujours rêvé. C'est ce dont nous rêvons tous. Ce que j'ai failli réaliser avec Ayden. Mais je n'oublie pas pourquoi je lui ai refusé ce bonheur commun.

Je serais bien égoïste d'accepter une telle proposition. De plus, quel crédit je pourrais accorder aux paroles de cette femme ? Je n'abandonnerais pas la révolution. Je ne me ferai pas acheter.

– Je pense que vous connaissez déjà ma réponse.

– En effet, alors dis-nous.

Je suis choquée. Toutes deux pensent que je vais accepter ? Elles sont convaincues que je vendrais mes frères pour obtenir une soi-disant liberté ? Elles se trompent lourdement. Je souris contre mon gré. Celui de la doctoresse s'efface.

– Tu refuses ?

Sa voix n'est qu'un murmure dans le silence. Elle peine à réaliser que je laisse passer cette formidable aubaine.

Je me penche en avant, les bras toujours accrochés à mes épaules. Je me penche jusqu'à ce que je puisse distinguer la pupille noir de mon interlocutrice au milieu de son iris chocolat.

– Pour qui me prenez vous ? Je ne suis pas une traîtresse. Vous avez deviné juste : je refuse.

Le rouge monte aux joues de la femme en blouse blanche. Ce n'est pas de honte mais de rage.

– Soldat !

En frappant du poing la table, son hurlement me vrille le crâne. J'ai fait un petit bond de surprise mais la femme à ses cotés a presque sauté au plafond. Elle regarde le docteur comme si elle était soudainement devenue folle. Il faut dire que ses yeux exorbités et sa respiration haletante ne jouent pas en sa faveur. Je crois qu'elle n'est vraiment pas contente. À l'intérieur je tremble de peur mais je n'en laisse rien paraître, composant sur mon visage une émotion neutre.

Le treillis militaire se lève de toute son imposante carrure.

– Mettez-moi ça en cellule. On l'évacue demain au petit jour.

– Bien, chef.

Empoignant mon bras avec violence elle tente de me faire lever. Puis, en grommelant, elle se penche pour défaire les liens qui me retienne par les chevilles à la chaise. Je me laisse faire, docile. De toute façon qu'est-ce que je pourrais bien faire de plus ?

Une fois libérée de mes entraves nous sortons de la salle d'interrogatoire, laissant seule avec elle-même une femme complètement hors d'elle. Je ne suis pas mécontente de sortir de là, son hystérie commençait à me peser.

Nous marchons de longues minutes dans les couloirs. Puis le décor se transforme.

Les murs deviennent des grilles. La plupart des geôles sont vides.

On s'arrête soudainement devant une grille. Derrière, une planche et une couverture, un pot de chambre dans un coin et rien de plus.

– Hooo, comme c'est mignon ici.

Mon ton est cynique, plein d'amertume. D'un coup de coude on me pousse entre les battants ouverts de la porte et je trébuche. Les pas s'en vont puis c'est le silence.

J'ai l'impression d'être revenue à la case départ. Des murs gris, une grille, et un mobilier inexistant. Je me maitrise pour ne pas pleurer, ravalant la bile qui menace de jaillir de ma bouche. Au-dedans de moi, je suis désespérée. Je ne veux pas vivre encore une fois ce cauchemar. Mon cœur semble broyé par des mains invisibles. Est -ce qu'il y a eu des survivants à notre attaque ? Je pense à Daniel et Shana avec lesquels j'ai partagé ma tente. J'ai tellement froid. Je me tapis dans un coin sombre de ma nouvelle prison et me roule en position fœtale. C'est finalement le sommeil qui vient me prendre dans ses bras.

Un choix s'offre à moi.

La Mort me parle. À sa droite, Ayden me regarde suppliant, le teint cireux et les yeux couverts d'un voile blanc. De l'autre côté de la Mort, Doc me regarde avec calme, mais je sais ce qu'il espère, je sais ce qu'il attend. Même s'il est aussi pâle que la mort, ses yeux vitreux me regardent encore avec cet éclat qui les caractérise.

– Fais ton choix.

Je ne peux en choisir qu'un seul. L'un retournera avec moi au monde des vivants, quant à l'autre, il sera pour toujours enfermé dans la mort avec Hadès. J'ai l'impression d'avoir déjà vécu ce moment.

Ayden ouvre sa main face à moi. Je crois dans un premier temps qu'il veut que je la saisisse, puis je vois l'alliance au creux de sa paume. Puis Doc place ses mains en coupelle devant moi, remplies d'eau. À la surface du liquide ondoie une image. Ma tête est sur le billot, sa main vient me relever alors que la hache allait s'abattre sur ma nuque.

L'un me montre l'amour qu'il était prêt à m'apporter en se liant avec moi pour l'éternité, quant à l'autre, il me montre la valeur de la vie qu'il a sauvée.

Je voudrais pouvoir supplier Hadès de les laisser partir tous les deux, de me garder à leur place, mais il reste de marbre devant moi, la capuche devant son visage. Je ferme les yeux, pressant mes paupières pour réfléchir, mais rien ne vient. Je les presse si fort que la douleur m'étreint le cerveau. Je m'arrête de respirer l'espace d'un court instant.

Puis mes yeux s'ouvrent et je vomis. Je contemple mon œuvre sur le sol inégal. Je n'avais pas grand chose à rendre visiblement, mais suffisamment pour faire monter une odeur âcre et nauséabonde. Je me vois contrainte à changer de recoin. J'ai déjà fait ce rêve et je n'avais pas eu à faire ce choix puisque je me suis réveillée. C'est un cauchemar ignoble. Comment mon subconscient peut il me torturer de cette façon ? Je ne me rendors pas avant que le jour ne se lève.

– Bon sang !

C'est toujours cette même bonne femme dans son treillis qui me regarde. Elle semble dégoutée par le contenu de mon estomac. Je suis certaine qu'elle est bien heureuse de ne pas avoir eu à me donner à manger hier sinon la flaque sur le sol serait autre que de la bile.

– Bon allez sors de là ! Je ne compte pas venir te chercher.

J'obéis, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que j'espère secrètement... Je ne sais même pas ce que j'espère. Elle ose à peine me toucher, toujours autant effrayée que la veille.

– Dépêche-toi un peu.

Toute la crainte qu'elle ressent transpire de chaque parcelle de sa peau. Son arme

à feu pointée sur moi, elle s'aperçoit que je regarde ses mains, tremblantes et crispés sur la crosse.

La camisole de force me gratte, me pique et me démange. Un coup de pied dans le dos me propulse en avant. Toujours aussi angoissée le treillis militaire me fait signe d'avancer.

– Avance ou je t'abats.

– Je doute que votre supérieure hiérarchique soit d'accord avec ça. En réalité, c'est ça qui vous terrifie. C'est que vous n'avez absolument rien pour vous protéger.

Son visage se décompose. Les traits de son visage se tendent. J'ai visée en plein dans le mille. Cette femme est un livre ouvert. Dans mon for intérieur je souris. J'ai réussi à la déstabiliser facilement.

– Où allons nous ?

– Ferme-la et avance.

Je réfléchis à toute vitesse, mais rien ne vient. Alors je me la ferme et j'avance.

Nous échouons devant une porte blanche comme nous en avons vu des dizaines pour arriver jusqu'ici.

Derrière celle-ci se trouve une table en acier chromée. La pièce ressemble vaguement à la morgue où je me suis réveillée. Sauf qu'il n'y a pas de tiroirs frigos contre les murs.

La doctoresse me gratifie d'un sourire frôlant l'hypocrisie.

– Je t'en prie, installe-toi.

Elle désigne d'un geste de la main la grande planche en acier sur roulette. Je la regarde, un air de défi dans les yeux.

– Et que diriez-vous, docteur, de m'installer vous-même ?

– Je te demande pardon ?

– Je refuse de m'allonger sur cette table.

– Ho, je vois. Agent Saskia ?

L'agent devient blême. Sa peau n'était déjà pas très colorée quand elle est venue me chercher tout à l'heure mais ce n'était rien comparé à maintenant. Ses yeux me supplient d'obéir aux ordres. Elle fait un pas vers moi et je lui lance mon pied dans l'estomac. Alors qu'elle s'écroule sur le sol, tordue en deux, une aiguille vient se planter dans ma jugulaire.

– Rhaaa.

Je gigote pour essayer de m'y soustraire mais la main de la doctoresse appuie déjà sur le piston, envoyant un produit douteux dans mes veines. Très vite je sens mes jambes devenir aussi molles que du coton, et devant mes yeux tombe un voile de brouillard.

Je ne tombe pas dans l'inconscience. Je ne sais pas si c'est fait exprès. Je me sens seulement très lointaine et dans l'incapacité de me mouvoir normalement.

– Tu es pitoyable. Tu crois pouvoir résister, tu crois que le monde t'attend. Mais tu es à ta place ici, tu es et tu seras toujours une Exclue.

J'essaie de rétorquer, de lui prouver qu'elle a tort, mais mes lèvres balbutient des mots incompréhensibles. Je m'assoie par terre avant de m'effondrer. L'agent Saskia me pousse du bout de sa botte.

– Elle n'est plus une menace pour personne, agent Saskia. Vous pouvez y aller.

Je me sens soulevée de terre dans des bras musclés. Les couloirs défilent devant moi. Par mes yeux mi-clos j'aperçois une porte ouverte sur le soleil. J'essaie de bouger mais ça ne sert à rien. Je dois m'y résoudre je suis prisonnière de mon propre corps une fois de plus.

Quand l'air frais du dehors caresse mon visage c'est un véritable délice. Je me délecte de son odeur d'herbe fraichement coupée. Je ne sais pas où nous sommes. De là où je viens, l'herbe est rare et sèche.

L'agent me balance littéralement sur un siège à l'arrière du véhicule militaire, m'attache et me menotte à la porte. Pas avec n'importe quelle paire de menottes. Mais les menottes dernier cri.

Quand tout ce petit monde se met en marche je me laisse bercer par le roulis de la route. Je ferme les yeux un instant pour savourer la sensation du soleil à travers la vitre, comme si je le voyais pour la dernière fois.

Où allons nous ? Pour quoi faire ? Est -ce que je vais revoir Doc et Ayden ? Je n'en sais rien. Je suis complètement perdue. Je cherche la réponse à toutes ces questions mais mon esprit continue de flotter dans les nuages. C'est tellement frustrant.

La végétation devient moins dense. Les arbres se raréfient. Le paysage semble soudainement changer de manteau. Il laisse derrière lui les herbes folles pour laisser place à quelque chose de plus commun pour moi. De la pierre, de la terre et de la poussière. Les quelques brins d'herbes sont calcinés par le soleil et manquent d'eau.

– Où va-t-on ?

Ma langue est pâteuse mais j'arrive à formuler des mots qui se suivent. L'agent Saskia ne me répond pas, les yeux rivés sur la route cahoteuse.

– Hé ! Je vous parle là.

Je me demande soudainement si je parle vraiment ou si c'est le fruit de mon imagination. Je fais claquer ma langue pour m'ôter d'un doute. Le bruit raisonne bel et bien dans l'habitacle.

– Je te laisse la surprise.

Quoi ? Pendant tout ce temps elle réfléchissait à quoi répondre ? Hé bien elle n'est pas d'une folle rapidité. En même temps, j'avoue qu'en ce moment même mon cerveau tourne aussi au ralenti. Sauf que moi j'ai une bonne raison.

J'observe plus attentivement la paire de menottes qui me rattache à la portière de la voiture. Je dois me concentrer pour faire la mise au point avec les yeux. Rien que ça, ça me demande un effort considérable. Le fin bracelet en métal argenté bleuté est fermé autour de mon poignet. L'autre, le bracelet source, attaché à la portière de la voiture. Entre les deux ? Absolument rien. Dans le rétroviseur je croise le regard de l'agent Saskia. Elle ressent le besoin de m'expliquer :

– Ce système tout nouveau de menotte permet à l'individu de ne pas s'éloigner d'un point donné. La couleur indique de combien de mètres le prisonnier peut s'éloigner avant que le champ de force ne le ramène. Bleu, la distance la plus courte, un mètre. Tu ne pourrais même pas t'installer sur le siège de l'autre coté avant de te faire traîner. J'observe de plus prêt la gourmette. Impossible de déceler le point d'attache. J'ai beau le faire tourner autour de mon poignet je ne le trouve pas.

– Ça ne sert à rien, c'est le système le plus fiable et le plus sûr qui soit.

Je hausse les épaules, continuant de chercher. Au moins ça fait passer le temps. Je ne sais pas où nous allons mais c'est drôlement loin. Je me penche un peu vers la droite, éloignant mon bracelet de sa source. Brutalement, je dépasse le mètre. Aussitôt la menotte s'allume et une force violente attire mon bras jusqu'au bracelet source. La main vient se fracasser contre la portière et j'étouffe un gémissement. OK, on ne peut donc pas s'en défaire comme ça. J'aperçois le regard anxieux de l'agent Saskia dans le rétroviseur intérieur.

Je recommence, mais cette fois j'y vais tout doucement. Je m'écarte lentement de la source, millimètre par millimètre. Cependant quand le mètre est passé, avec la même violence, mon bras vient s'écraser contre la poignée.

Je tire d'un coup sec sur la menotte source. Rien ne se passe. Je comprends que si je voulais pouvoir l'enlever je devrais emporter la portière avec moi.

Je gesticule dans tout les sens, remue, ça me démange la peau. Je sens que le liquide que l'on m'a administré quitte mon organisme peu à peu. Mes gestes sont plus vifs, mes sens plus en alertes.

Ça doit bien faire deux heures et demie que l'on roule. Mais pas moyen de savoir l'heure, et je suppose que demander à l'agent serait une perte de temps.

– Peu importe où vous m'emmenez, ils me retrouveront.

– Je penses que tu surestimes ton importance pour les rebelles.

Seulement je ne pensais pas aux rebelles, non, je pensais à Doc et à Ayden. Doc j'en suis certaine. Ayden je ne peux pas être aussi ferme. Je ne sais pas comment il a pris mon abandon. Ce que j'ai fait porte beaucoup de noms : abandon, trahison, lâcheté, infidélité, défection, désertion et j'en passe.

– Laissez tomber.

À part l'inquiétude, rien ne se lit sur le visage de ma geôlière. Elle semble ne pas pouvoir se détendre une seconde. Pourtant qu'est-ce que je pourrais bien faire menottée comme je le suis ?

Ce que je pourrais faire ? Non, n'y pense même pas. Séléné, tu vaux mieux que ça. Je t'interdis de penser à une chose pareille, oublie tout de suite.

Pourtant l'idée fait son chemin dans ma tête... Séléné, tu n'as qu'à tendre les bras devant toi pour pouvoir l'étrangler.

Tu n'as pas le droit de prendre une vie. Tu ne respecterais pas ce que tu es. Tu ferais fi de la moralité.

Bon, admettons que je le fasse, comment est-ce que je me débarrasse de ces menottes ?

Je croise le regard de l'agent Saskia dans le rétroviseur. Je l'imagine soudain sans son uniforme. Une mère de famille, deux enfants. D'adorables petits bouts de choux, un mari qui les aime. Des rêves inavouables, des envies qu'elle n'accomplira jamais. Une femme comme il en existe beaucoup d'autres. Elle me fixe et je détourne les yeux de peur qu'elle devine le fond de mes pensées.

J'essaie de me souvenir de ce qui s'est passé quand elle m'a projetée dans la voiture. Mais rien ne me revient. Je vois seulement la menotte se refermer sur mon mince poignet. Je tente de faire glisser l'anneau mais il se coince. Je force un peu plus mais j'arrive seulement à faire rougir ma peau.

Je respire calmement, doucement pour me concentrer. Je regarde mes mains et cherche une alternative à ce que je compte faire. Je peux serrer jusqu'à ce qu'elle perde

connaissance. Mais si je sers trop je risque de la tuer, et si au contraire je ne sers pas assez, que mes mains tremblent, je suis fichue.

Nos regards se croisent une nouvelle fois. Je me penche vers l'avant pour me positionner correctement. Alors que ma main est à quelques centimètres de l'appuie tête, je dépasse le mètre autorisé. Alors que ma main vient se fracasser contre la portière je réalise que je vais devoir faire ça d'une seule main. Je tente le tout pour le tout, prenant des risques inconsidérés, parce que je veux vivre.

Tout s'est déroulé tellement vite. A moitié sonnée, la tête dans les vapes, j'ai mal aux côtes. Alors que mon bras s'enserrait autour du cou de l'agent Saskia elle se débattait comme un diablotin sorti de sa boite. Je savais que je ne pourrais pas lui faire perdre connaissance de cette manière, pas avec la force d'un seul bras. D'une main, elle me griffait le bras, lacérant ma peau de ses ongles pointus. Puis la voiture s'est mise à faire des zigzags sur la route. J'ai resserrée ma prise un peu plus fortement et bientôt j'ai senti contre mon bras le pouls de l'agent.

– Lâche-moi.

Mais je n'étais pas vraiment décidée à la lâcher. Sa main est partie à sa ceinture pour chercher son arme. Elle ne pouvait pas tirer, elle n'avait pas le droit de me tuer. Dans un dernier espoir, j'ai bandé tous mes muscles pour faire pression sur sa gorge. C'est à ce moment là que la voiture est partie dans le décor. Bon sang, quelle chance j'ai eue ! Dans tout le paysage il n'y avait qu'un seul arbre et c'est sur celui-ci que le véhicule est partie s'encastrer.

Me voilà maintenant affalée contre le siège avant, priant pour que l'agent Saskia soit seulement évanouie. La tête dans l'airbag, les bras le long du corps, elle ne bouge plus. De ma main gauche, je tâtonne sa ceinture, ses poches, à la recherche d'une éventuelle clef. Je ne trouve qu'un téléphone. Je pose mon doigt sur le bouton d'ouverture mais je me prends une violente décharge. Saleté de technologie. Je pose le portable sur ma cuisse et attrape la main de l'agent. Elle est tiède et molle. J'essaie de ne pas y penser. Tordant le bras en arrière pour poser son pouce sur le bouton d'ouverture, l'écran d'accueil se déverrouille alors que le doigt que je tiens émet un craquement.

– OK, alors dis-moi ce que tu caches.

En fond d'écran apparaît l'agent Saskia en treillis militaire, une mitraillette longue comme mon bras à la main. Décidément cette femme est encore plus narcissique que je ne le croyais. C'est un Médusa dernier cri. Il y a tout ce qu'il faut là-dessus. J'épluche toutes les applications. Tout ce monde m'est complètement inconnu. Je finis par tomber sur ce que j'espérais : Handcuffs Magnet. Mon doigt s'écrase sur l'écran qui devient tout noir avec une bande rouge au centre.

– Heu... c'est quoi ça ?

La ligne rouge a changé de forme quand je parlais. Et finalement le verdict tombe :

accès refusé.

– Crotte de bique.

– Accès refusé.

– Merci j'ai compris crétin.

– Accès refusé.

Je me maîtrise pour ne pas envoyer le téléphone voler par la fenêtre. Bon, j'ai à faire à une sorte de serrure vocale. Finalement ce n'est peut être pas une bonne chose que l'agent Saskia soit dans les pommes. Il ne doit pas rester beaucoup de temps avant que les autorités ne se rendent compte que le GPS du véhicule n'avance plus.

Je tapote la joue de l'agent en treillis pour la faire revenir à elle.

– Allez, réveille-toi !

Je marmonne entre mes dents. Malgré tout, la serrure vocale continue à me dire que l'accès est refusé. Je ne crois pas que ce soit possible de faire parler quelqu'un qui est dans une totale inconscience.

Les petites tapes amicales sur la joue se transforment soudainement en gifle. Je n'ai pas beaucoup de temps alors je ne compte pas faire dans la dentelle. Cette fois, la belle au bois dormant se réveille en sursaut.

– Vous m'avez fais peur.

– Accès refusé.

Quand j'y réfléchis ce que je dis ne doit pas paraître vraiment très logique. J'ai seulement essayé de lui couper gentiment la respiration pour qu'elle perde connaissance...

– Vous allez bien ?

– Accès refusé.

J'essaie à tout prix de la faire parler mais elle est encore trop dans le brouillard pour me répondre. Mais justement je dois profiter que son cerveau soit encore embrumé pour la faire parler. Seulement, elle ne semble pas décidée à me faciliter la tâche. Même inconsciente elle est terriblement exaspérante.

– Hé ho ? Vous allez bien ?

– Accès refusé.

– Hum, réagit-elle.

– Accès autorisé. Bienvenue agent Saskia.

Super, même un petit hum de rien du tout a fait l'affaire ! J'arrive sur une interface noire avec une jauge à couleur. Le curseur est tout en bas dans la zone bleue, le même bleu que la bande rayonnante sur ma menotte. Quand je fais glisser la flèche vers le haut, mon bracelet change de couleur. Deux mètres, trois mètres, quatre mètres, cinq mètres, dix mètres, quinze mètres, vingt-cinq mètres, cinquante mètres... Je pousse jusqu'au maximum : un kilomètre. J'ouvre la portière et me sauve en courant, le téléphone en main.

Quand je me retourne, l'agent Saskia fait mine de me donner la chasse. Mais à peine a-t-elle posé un pied en dehors de la voiture qu'elle s'écroule par terre pour ne plus bouger. Je suis tiraillée entre m'échapper et lui venir en aide. Qui sait, peut-être qu'il y a quelque chose qui a explosé dans son cerveau. Mais je dois me rendre à l'évidence : même si elle avait besoin d'aide je ne fais pas partie du personnel médical. Alors je tourne les talons et cours de plus belle. Je ne peux rien faire pour elle.

Je m'arrête en chemin, essoufflée d'avoir autant couru. Il commence à pleuvoir. De grosses gouttes de pluie tombe sur mon dos et bientôt je suis trempée jusqu'aux os. Heureusement le téléphone est waterproof, merveille de technologie. Seulement voilà, la batterie est faible et je dois constamment veiller à ce que l'écran reste allumé pour ne pas avoir à nouveau besoin du doigt de l'agent Saskia. Je dois absolument trouver comment on se débarrasse de cette chose.

Il y a bien le bouton verrouillage mais je sais d'avance que tout ne peut pas se passer aussi facilement. Je gonfle mes joues pour les dégonfler avec grand bruit. Bon, j'y vais.

C'est un mot de passe. Bien, quel âge peut elle bien avoir trente-cinq, quarante ans ? J'essaye donc 8096. Mot de passe incorrect. Je tente toutes les années qui suivent. Rien. Le mot de passe reste toujours incorrect. Je vais faire un petit tour dans ses photos. Vous savez le genre d'application stupide où l'on peut prendre des photos et mettre un texte en dessous pour pouvoir les partager à la terre entière.

Ma meilleure amie pour la vie. La photo représente une jeune femme blonde aux côtés de l'agent. Des lunettes de soleil masquent ses yeux. Je dois absolument trouver son prénom. Après quelques minutes de recherche et une centaine de photos, je tombe sur la même blondinette : Clara.

Aussitôt je tape Clara dans la barre de mot de passe.

– Mot de passe incorrect.

– Rhaaa.

J'enrage mais j'aurais dû m'en douter. Qui mettrait le prénom de sa meilleure amie comme mot de passe pour son travail ? Pourtant je suis certaine que c'est quelque chose dans le genre, un truc complètement stupide, à l'image de sa propriétaire. Je continue à faire défiler les images pour tomber sur une photo de couple. En dessous une date : 8119. Sûrement la date à laquelle ils se sont rencontrés. Intérieurement, je suis presque certaine d'avoir trouvé.

– Mot de passe incorrecte.

Je brandis le téléphone en l'air, prête à le briser sur le sol. À l'instant même, je me ravise. Ce portable est ma seule porte de sortie.

Un chat appelé Mouchou... Pourquoi pas ? J'essaie mais sans grande conviction.

– Mot de passe correcte, veuillez choisir ce que vous souhaitez faire.

Décidément cette femme est encore plus bête que je ne le croyais. Non mais franchement on a pas idée de mettre le nom de son chat en mot de passe ! Mettre celui de son petit ami, passe encore pour une romantique fanatique mais le nom de son chat ! J'en rirais bien si ma situation n'était pas aussi précaire.

Sur l'écran s'affichent plusieurs options :

Retourner au

Appareiller des

menu principal

menottes

Déverrouiller des

Contacter

menottes

l'agence

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. J'appuie sur le bouton Déverrouiller et cinq lignes apparaissent. Les initiales HM, sans doute pour Handcuffs Magnet, suivis d'un numéro allant de un à cinq. Logiquement, je suis le numéro cinq puisque je suis la dernière à avoir été menottée. À moins que le numéro cinq soit le plus ancien... Je souffle un bon coup et appuie sur le numéro cinq. Et rien ne se passe. Je clique aussi rapidement que possible sur tous les autres numéros. Finalement, mon bracelet se détache et tombe par terre. Je me sens libre, livrée à moi-même. C'est à la fois grisant et effrayant. J'ai tout de même une pensée pour ces quatre autres personnes qui se sont retrouvées sans menottes d'un instant à l'autre.

Je glisse le téléphone dans la poche de mon pantalon. Il est fin et léger, heureusement parce que je ne supporterais pas un jean avec la chaleur qu'il fait.

Je regarde tout autour de moi. Il n'y a pas un seul endroit où se cacher. Il ne me reste qu'à avancer et espérer que le terrain se fasse plus propice à la cachette. A l'heure qu'il est tout le monde doit déjà savoir que je me suis enfuie. Ça m'aide à redoubler de vigueur et avancer de plus belle.

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