Faire un choix

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Je n'ose croiser son regard. Autant pour lui que pour moi, je suis mal à l'aise. Depuis que j'ai accepté que mon cœur soit écartelé entre deux personnes, je suis dévorée par un sentiment de culpabilité. J'ai l'impression de trahir Ayden, de n'avoir fait que lui mentir depuis le début. Quand il a demandé ma main, je croyais n'avoir jamais connu bonheur semblable. C'était tout simplement magique. Sans même le savoir, Ayden a poussé Doc dans mes bras, le jour où il l'a appelé pour venir me chercher, alors que j'avais la tête sur le billot.

– Tu as bien dormi ?

Je sursaute au son de sa voix et rougis jusqu'aux cheveux.

– Oui, j'ai bien dormi.

Je ne lui retourne pas la question, trop intime à mon avis. Nous ne sommes pas amis, encore moins alliés quoi que j'éprouve à son égard...

– Qu'est-ce que l'on mange ce matin ?

Shana, percevant mon malaise, emplit la tente d'un joyeux babillage.

– Cette nuit j'ai rêvé de... j'espère que la tempête va bientôt prendre fin... David aide-nous donc à replier les couchages.

Je lui suis reconnaissante de m'inviter au milieu de leurs conversations, me demandant mon avis sur tout et sur rien. Quant à Doc ? Il est bien moins loquace qu'hier soir.

Nous passons la journée à jouer aux devinettes, à créer des charades et à commenter le temps qu'il fait. Longues et ennuyeuses à mourir, les journées me rappellent celles que je passais avec mes amis chez monsieur Harnois. Mais qui dit monsieur Harnois dit Ayden, et qui dit Ayden dit cœur qui se serre...

En apprenant à connaître Daniel et Shana, je suis moins dégoûtée à l'idée de manger derrière eux.

Finalement, la nuit tombe plus vite que prévu sur le désert. Et nous aménageons la tente pour la nuit. Au moment d'aller me coucher Shana me regarde d'un drôle d'air. Son regard va et vient de Doc à ma personne. Me regardant avec insistance dans les yeux, elle essaie de décrypter ce que je pense. Mais je laisse mon visage de marbre, impassible.

– Bonne nuit tout le monde.

David et Shana me répondent d'une seule voix. Mais celle qui me fait frissonner, c'est celle qui me dit :

– Bonne nuit Séléné.

Mon prénom dans sa bouche devient doux. La déesse implacable de la Lune devient une petite fille.

Shana se retourne vers moi, l'œil brillant, haussant le sourcil.

– Quoi ?

Ma question, courte mais efficace, est prononcée sans le son, juste avec les lèvres.

Elle lève les yeux au ciel.

– Laisse tomber, je ne dirai rien.

Sa voix est si basse, plus basse encore que le murmure que je peine à entendre. Je secoue la tête, mais elle n'est pas dupe. Elle hausse les épaules et se retourne vers son mari.

Je reste pantoise, perdue et démasquée. Plus le noir s'abat sur la tente, plus mes yeux restent ouverts. Au fond de moi j'attends que Doc me parle. Espérant secrètement qu'il ne se soit pas endormi. Une demi-heure passe, puis une heure complète.

– À quoi tu penses Séléné ?

Je rassemble mes pensées pour former une sorte de grosse boule que je décortique lentement.

– À plein de choses.

Et c'est la vérité. Mon cerveau, fonctionnant à plein régime, se concentre sur différentes choses.

– Mais à quoi tu penses maintenant ?

– À ce que vous m'avez dit hier.

– Aurais-tu préféré que je te le cache ?

– Que vous me cachiez quoi ?

Je sais très bien ce qu'il essaie de me dire, mais je ne sais pas pourquoi je crains toujours d'avoir mal compris.

– Séléné.

Son ton est un ton de mise en garde. Comme un père le dirait à sa fille, tu sais très bien de quoi je veux parler, ne joue pas les innocentes...

– Ne le savais-tu pas au fond de toi ? Depuis le début ?

– Je prenais ça pour de la fascination, pour un sujet d'expérimentation, mais pas pour ça.

Aucun de nous deux n'exprime clairement ce qui a été dit la veille.

– Ayden avait raison. Il avait raison depuis le début, et moi je me refusais à y croire.

– Pourquoi ?

– Peut-être parce que je ne comprenais pas, peut-être parce que j'avais peur.

– Et, dis-moi, de quoi as-tu peur Séléné ?

Le silence pesant qui accompagne ma réponse muette en dit long sur ce que je ne veux pas dire. J'ai peur de l'avenir, peur de ce que je ressens pour ce loup si terrifiant, peur de là où cela pourrait me mener, peur de devoir faire un choix entre les deux hommes que j'aime. J'ai peur d'avoir fait le mauvais choix en abandonnant Ayden, peur de l'avoir brisé, peur de le regretter. Mais tout cela, je ne peux pas lui dire.

– Ayden n'a pas eu d'intoxication alimentaire, n'est-ce pas ?

– Non.

Ma réponse, soufflée si bas que je doute même que Doc l'ait entendue, est un aveu de ma faiblesse.

– Je ne veux plus que tu aies peur Séléné, je veux que tu vives. Que tu vives comme jamais tu ne l'as fait. Vivre une vie normale, de femme normale, en faisant tout ce qu'une femme normale voudrait faire. Je veux que tu apprennes à faire les boutiques, que tu apprennes à recevoir des gens dans ta maison, je veux que tu apprennes tant de choses. Parce que c'est ce que tu es Séléné, tu es une femme normale mais avec des qualités que toi seule possède.

– Est-ce que ça veut dire que vous ne ressentez rien face au fait que votre monde s'écroule ?

– Tu m'as appris que ce jour devait arriver. Que c'était dans l'ordre des choses. Si tu veux savoir si je te soutiens, la réponse est oui. Je ne souhaite qu'une seule chose aujourd'hui. C'est que l'injustice prenne fin. Et si elle prenait fin par ta main, ce serait quelque chose d'encore plus beau.

– Vous êtes un homme fou.

– N'est-ce pas pour cela que tu m'as pardonné Séléné ? Parce que je suis un homme tout ce qu'il y a de plus fou ?

– Non, ce n'est pas pour cela.

C'est parce que je t'aime Doc. J'aimerais le hurler à la surface de la terre. J'aimerais le lui dire. Mais après tout, est-ce que je n'aime pas aussi Ayden ? Est-ce que je n'en suis pas folle ? Je les aime de manières différentes, pour différentes raisons, mais je les aime autant l'un que l'autre.

– Je sais que tu n'as pas peur de la mort Séléné. Et c'est justement ce qui m'effraie. S'il devait t'arriver quoi que ce soit, je serais un homme perdu.

– Je ne compte pas mourir. Du moins pas prochainement.

– Promets-moi d'être prudente.

– Je vous le promets Doc.

C'est la deuxième promesse que je lui fais depuis que nous nous connaissons. La première était celle de protéger sa vie, quoi que cela m'en coûte.

Le sommeil finit par me happer. Peu à peu je me sens tomber dans le vide en tourbillonnant. L'abîme des rêves me prend par surprise. Un choix s'offre à moi.

La Mort me parle. À sa droite, Ayden me regarde suppliant, le teint cireux et les yeux couverts d'un voile blanc. De l'autre côté de la Mort, Doc me regarde avec calme, mais je sais ce qu'il espère, je sais ce qu'il attend. Même s'il est aussi pâle que la mort, ses yeux vitreux me regardent encore avec cet éclat qui les caractérise.

– Fais ton choix.

Je ne peux en choisir qu'un seul. L'un retournera avec moi au monde des vivants, quant à l'autre, il sera pour toujours enfermé dans la mort avec Hadès.

Ayden ouvre sa main face à moi. Je crois dans un premier temps qu'il veut que je la saisisse, puis je vois l'alliance au creux de sa paume. Puis Doc place ses mains en coupelle devant moi, remplie d'eau. À la surface du liquide ondoie une image. Ma tête est sur le billot, sa main vient me relever alors que la hache allait s'abattre sur ma nuque.

L'un me montre l'amour qu'il était prêt à m'apporter en se liant avec moi pour l'éternité, quant à l'autre, il me montre la valeur de la vie qu'il a sauvée.

Je voudrais pouvoir supplier Hadès de les laisser partir tous les deux, de me garder à leur place, mais il reste de marbre devant moi, la capuche devant son visage. Je ferme les yeux, pressant mes paupières pour réfléchir, mais rien ne vient. Je les presse si fort que la douleur m'étreint le cerveau. Je m'arrête de respirer l'espace d'un court instant. Puis mes yeux s'ouvrent et je vomis.

Shana me soutient par les épaules. Mon estomac est vide, heureusement. La tête me tourne et j'ai un mal de crâne absolument terrible.

– Chut, ça va aller.

Avec tout le bruit que je fais je sais que les deux hommes sont réveillés, mais je leur suis reconnaissante de ne pas se manifester. Je tremble comme une feuille, je n'ai pas froid mais c'est nerveux. Je finis par me calmer, bercée par la voix de Shana. Le sommeil m'avale à nouveau, cette fois-ci sans rêve.

Le lendemain, comme si Doc faisait partie de mon rêve, il me regarde avec compassion. Je sais qu'il n'a pas pu partager ce rêve avec moi, qu'il ignore tout du choix que j'ai eu à prendre face à la Mort. Choix que je n'ai pas fait, choix devant lequel je me suis réveillée en vomissant.

– Je suis tellement contente que la tempête se soit arrêtée.

C'est vrai que dehors, le vent ne souffle plus. Le sable ne vient plus s'échouer contre la tente. La nature s'est apaisée. Je ne sais pas si je dois m'en réjouir ou être déçue. Mes journées ne se feront plus au calme auprès de Doc, mais sous le ciel brûlant.

– Que tout le monde sorte !

La lumière du soleil m'aveugle. Les dunes ont comme changé de place. Dehors la plupart des voyageurs se sont rassemblés en petits groupes. Par sections, je présume. Lentement, nous replions les tentes pour nous remettre en route. Le chemin est long et difficile, surtout pour ceux qui sont à pied. J'ai envie de proposer à Doc de prendre mon cheval tant il est épuisé. Mais je sais pertinemment que ce geste serait malvenu. Aussi je régule les pauses en fonction de Doc.

Les journées s'enchaînent dans la chaleur sèche du désert. Au loin se dessinent les bidonvilles de la cité minière. Je suis anxieuse. Nous nous arrêtons pour une dernière pause avant l'ultime attaque.

Se disposant autour de moi en arc de cercle, je parle à mes troupes. Ce que je leur ai dit ? Je ne me souviens même plus des mots prononcés, je suis comme absente, ailleurs. Je crois qu'il était question de rester en binôme, d'éviter toute effusion de sang. Le tout se finit par quelques mots d'encouragements. Je remarque à la mine de Doc qu'il est nerveux et inquiet. Je distingue Abby dans la foule, j'avais presque oublié qu'elle était venue elle aussi. Nous sommes tellement plus nombreux que la première fois.

Laissant derrière nous, charrettes, chevaux et cuisiniers, nous infiltrons la ville minière. Les gens rentrent chez eux en nous voyant, effrayés. Je remarque qu'il n'y a pas d'enfant trainant dans les rues, rien que des hommes et quelques femmes.

Alors que nous sommes devant ce que j'identifie comme étant l'institut, je dispose autour du bâtiment, les unités prêtes au combat. Un éclaireur crochète les trois serrures de la porte avant de jeter un rapide coup d'œil à l'intérieur. Puis il s'engouffre avec les quatre autres dans la pénombre de l'entrée. Puis nous attendons. Cinq minutes, puis dix. Les éclaireurs ne reviennent pas. Alors que je vais ordonner aux sections d'entrer dans la bâtisse, j'entends les halètements et les bruits de pas d'un éclaireur. Son visage est terrifié, et ses yeux hantés par ce qu'il a vu.

Alors qu'il ouvre la bouche pour parler une balle lui perfore le front. Le visage éclaboussé de sang, je le recueille dans mes bras. Désarticulé comme une poupée de chiffon, je le pose sur le sol, n'osant plus bouger. La balle lui a pénétré dans la tête par le front. Le tireur n'est donc pas à l'intérieur mais derrière nous. Je réfléchis à toute vitesse regardant les yeux vide d'expression d'un garçon d'à peine vingt ans. Doc agenouillé auprès de l'éclaireur me regarde pour m'annoncer le verdict, même si c'est inutile. Personne n'a besoin d'être médecin pour se rendre compte que sa blessure est mortelle.

Je me retourne et ne vois que mes troupes. Le tireur ne peut pas être l'un d'entre eux. Je ne pourrai pas l'admettre. Nous sommes seuls. Puis les pièces s'imbrique les unes aux autres, formant un puzzle terrifiant : l'absence d'enfants, les maisons calmes semblent vides, la population en nette majorité masculine, ils n'étaient ni maigre ni fatigués quoi qu'un peu sales. Tout ces gens se sont effacés sur notre passage mais pas par peur, non ils se sont effacés pour nous acculer, nous encercler. Personne dans les rangs n'ose bouger. Je ne saurais dire combien de temps nous restons ainsi... peut-être dix secondes, trente, ou même plusieurs minutes ? Ma vision du temps à cet instant semble complètement faussée.

Puis un homme, d'une quarantaine d'années, le cheveu ras, sort de la rue poussiéreuse. Derrière lui se dessine des ombres ayant formes humaines. Elles sont nombreuses, trop nombreuses. Nous sommes préparés, nous sommes déterminés, mais est-ce que nous avons fait le bon choix ?

– Séléné.

Ses yeux porcins sont fixés sur moi. Dévisageant chaque détail de ma physionomie. Je ne réponds rien, impressionnée autant que terrifiée.

– Je te laisse un choix.

L'espace d'un instant mon cœur manque un battement. Est-ce qu'Ayden est en sécurité ? Est-ce qu'il va bien ? Le dernier choix qu'on m'a demandé de faire s'est fini en spasmes de vomissements.

– Rends-toi et ils pourront partir sains et saufs. Résiste, et tout le monde mourra. Je frissonne malgré la température. Mon choix est vite fait. Si la vie de tous ces

gens peut être sauvée, en particulier celle de Doc, alors il n'y a aucune question à se poser. Prêtes à faire feu, les ombres nous tiennent en joug. Si je résiste ce sera un véritable massacre.

Il sent mon hésitation, il sent ma peur comme un loup renifle sa proie.

– Jusqu'où penses-tu que tes pantins pourront aller ? Penses-tu sérieusement que vous avez la moindre chance ?

Si seulement nous étions plus nombreux... Alors il y aurait peut-être un espoir. Mais je me rends compte à quel point notre situation est stupide.

Capitulant, les mains en l'air, je me rends.

Un sourire cruel et carnassier se dessine sur la bouche de cet homme. Je ne peux pas sacrifier autant de vies humaines, et il sait que je n'aurais pas à cœur de le faire

– Je pense que nous avons notre mot à dire.

Doc a posé sa main sur mon avant-bras pour le baisser. Puis il crie :

– Qui est avec moi ?

Doc, dans un accès véhément de courage, se place face aux troupes. Elles répondent en levant le poing au ciel, à l'unisson, hurlant mon nom. Ils sont prêts à sacrifier leur vie pour me préserver, soit parce qu'ils sont inconscients, soit par ce qu'ils savent qu'ils ont des chances de gagner. Pour être sincère je ne suis pas certaines qu'ils puissent faire face à autant d'ombres. J'aimerais qu'ils le puissent, mais je vois se refléter dans les vitres brisées des maisons plus d'armes à feu que nous n'en possèderons jamais.

L'homme aux yeux porcins pointe son arme vers Doc, décidé à étouffer toute rébellion en refroidissant l'instigateur. Je vois la balle sortir du canon et se diriger droit vers lui. Ni une ni deux je m'interpose entre lui et la balle. Une violente douleur me vrille les entrailles et me coupe le souffle. Je m'effondre sur le sol. Avant de fermer les yeux, je vois les ombres sortir des maisons, en masse, tel des fourmis dans leur fourmilière. Si nombreuses qu'on ne peut pas les compter. Puis je vois les corps de mes fidèles tomber un à un. Je sens la balle, comme incandescente, me brûler de l'intérieur, rependant son feu. Doc prend ma tête entre ses mains et la pose sur ses genoux. Puis c'est le noir.

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