Abominable

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Je lui saute au cou. C'est plus fort que moi, mes larmes coulent sur mes joues. Depuis le temps maintenant que je connais Ayden plus rien ne devrait me surprendre, mais cela, je ne m'y attendais pas du tout. Nous ne sommes ensemble que depuis deux mois. J'ai peur que les choses ne soient précipitées. Mais je suis certaine que c'est avec lui que je veux finir ma vie.

– Regarde au moins la bague.

La tête dans les mains, les yeux cachés derrière mes paumes, je ne l'ai même pas regardée. C'est un joli bijou avec un gros brillant vert en son centre.

– Ce n'est que quelques fils de cuivre et un bout de verre venant d'une bouteille, mais je n'ai rien trouvé de mieux. Et je me suis dit que c'était mieux que rien.

Je ne répondis rien, trop émue pour parler. Je sais qu'Ayden n'est pas super à l'aise, mais je suis incapable d'émettre le moindre son.

– Un de mes amis de la forge m'a montré comment assembler les éléments ensemble. Et c'est un gars de la menuiserie qui a fait l'écrin. Tu vois, sur le dessus, il y a un S et un A enlacés. Elle te plaît ?

Les larmes ruissellent sur mes joues, je fais signe que oui. Du pouce, il chasse les sillons de mes larmes.

– Alors ? Veux-tu de moi pour la vie ?

Pour toute réponse, j'écrase ma bouche sur la sienne.

– Je prends cela pour un oui.

Se saisissant de ma main, il y glisse l'anneau serti d'un morceau de verre, marquant ainsi la promesse que l'on se fait. Un Exclu ne peut pas se marier, il n'a aucun pouvoir sur son corps, il est l'entière propriété de son acquéreur. Si je veux pouvoir passer des fiançailles à un mariage légal je vais devoir en renverser des choses...

Protégée dans ses bras, je regrette d'avoir donné rendez-vous au conseil. Rien au monde ne me fait plus envie que de rester là. Néanmoins, je quitte la pièce pour me rendre en salle de réunion. Il faut que je tienne mon rôle. C'est avec les yeux bouffis de larmes que j'entre dans la pièce. On attend plus que moi.

– Séléné, est-ce que ça va ?

Namid semble soucieux. Il doit penser que mes larmes sont la cause de la réunion du conseil.

– Avant toute chose je tiens à vous dire que mes larmes résultent de la décision que je vais annoncer. Je tiens à vous rassurer. Ce sont des larmes de joie. Je suis un peu émue parce que je viens de me fiancer.

Puis j'explose en sanglots une nouvelle fois. Cela a beau être terriblement embarrassant, je n'arrive pas à me contrôler. Des félicitations fusent de toutes parts, des caresses dans le dos et de petits mots gentils. Seule Abby reste à sa place, dépitée par l'attention dont je suis l'objet.

Chacun admire le beau travail d'Ayden, la finesse de la bague qu'il a lui-même réalisée.

– Bon, maintenant passons aux choses sérieuses. Namid vous a sûrement parlé du projet de conquête du nouvel institut.

Je vois des hochements de tête autour de la table.

– Je pense que nous serons prêts pour le départ après-demain. J'aurai besoin de quelques cuisiniers qui resteront à l'écart de la bataille, des armes que vous avez en votre possession mais également de votre bénédiction. Je ne veux pas partir contre votre avis à tous.

– Pour ma part, je trouve que nous avons déjà trop tardé.

Abby a encore perdu une occasion de se taire.

– La dernière fois il y a eu un véritable massacre, je tiens cette fois-ci à ce qu'il y ait le moins de pertes possible.

Abby lève les yeux au ciel, exaspérée.

– Peut-être que la perte de vies humaines ne te fait rien à toi. À moi ça me coûte énormément. Je disais donc, que nous partons d'ici deux jours. Namid ? J'aurai besoin du plan détaillé de l'endroit où l'on a trouvé l'institut.

– Je te laisse le choix de la marche à suivre. Mais je te préviens, l'institut se situe en plein cœur d'un bidonville, derrière une fausse société qui vendrait des tonneaux.

– J'aurai besoin d'un maximum d'informations concernant cette société. Je veux tout savoir sur elle, sur l'activité qu'elle prétend faire, le nombre d'étages de la bâtisse, jusqu'à leur réseau électrique. Je veux en connaître le maximum sur nos ennemis. Je veux avoir tout cela le plus rapidement possible.

Sur ce, je me lève et me dirige vers la porte.

– Merci à tous !

Puis je quitte les lieux. Le cœur gonflé d'espoir mais aussi de craintes. Je me dirige droit vers la cellule de Doc. Je suis enfin prête à savoir, avant de partir, si oui ou non j'ai été une Exclue de combat.

Je constate que ce matin, on lui a apporté une bassine avec de l'eau pour qu'il se rafraîchisse le visage. Je ne sais pas qui a eu cette initiative, mais je lui en suis reconnaissante.

– Doc ?

Il se retourne vers moi, un sourire franc sur les lèvres. Une croûte brunâtre s'est formée, marquant ainsi la cicatrisation de ses blessures. Son œil semble moins gonflé que la veille et il semble moins triste et choqué. Je suis heureuse de voir qu'il va mieux.

– J'aimerais vous poser une question.

J'ouvre la grille en faisant pivoter la clef dans la serrure.

– Comment retrouver ma mémoire complète ?

– Ho... Eh bien, il semblerait que cela soit impossible Séléné. L'opération consiste à ôter physiquement les souvenirs. Une fois retirés, ils sont détruits. Mais pourquoi cette question ? Je croyais que tu avais recouvré la mémoire, du moins une grande partie.

– En fait, les souvenirs auxquels je voudrais avoir accès sont antérieurs à la famille Prévôt. Il semblerait que j'aurais pu être une Exclue de combat.

La facilité avec laquelle j'ai dit cette dernière phrase me choque. Me suis-je résignée si vite à avoir un passé marqué par la violence, moi qui ne la supporte pas aujourd'hui ?

– Pour avoir parlé avec le Duc Prévôt, je sais que vous veniez de l'institut de la Pierre bleue. En effet, ils sont réputés pour leur violence et louent certains de leurs spécimens pour faire des combats. Et je sais que le Duc lui-même en était adepte...

J'ai l'estomac complètement retourné. J'ai envie que tout cela ne soit qu'un abominable cauchemar. Je m'imagine en train de fracasser la tête d'un autre Exclu, et mon ventre se noue. Je dois devenir blême car Doc me saisit fermement par l'épaule.

– Oui Séléné, tu as été une Exclue de combat, mais c'est du passé maintenant.

Je le regarde dans les yeux, et y mets toute l'intensité possible.

– Vous en êtes certain ?

Il soutient mon regard.

– Oui Séléné, oui j'en suis certain. La manière avec laquelle tu luttes, attaques et te défends, même lorsque tu étais à l'institut... et surtout, je t'ai vue à l'œuvre, Séléné. Je t'ai vue dans l'arène.

Me savoir violente me dégoûte. Porter la main sur un être innocent me révulse.

– Mais... c'est impossible, cela ne peut pas être moi.

Ma voix tremble et monte dans les aigus. Je me sens pitoyable. J'essaie de faire remonter un flot d'images à la surface de ma mémoire, mais seul l'écran noir de mes paupières s'impose à moi. Comment ai-je pu oublier de telles choses ? À moins que j'eusse envie de les oublier, à moins que ma vie passée ne fût trop difficile à porter. Je ne peux pas admettre une chose pareille !

Troublée, je regarde Doc. Je suis complètement perdue et désorientée. La main de Doc sur mon genou me ramène à moi. Je m'écarte aussitôt, ne laissant plus aucune place à l'intimité. Je vais devoir vivre avec l'idée que je suis une femme violente et que j'ai ruiné les visages de nombre d'Exclus tout comme Abby a esquinté celui de Doc. Les larmes roulent sur mes joues fardées. Je me lève et, sans même refermer la porte derrière moi, je m'enfuis.

– Séléné, attends...

La voix de Doc se perd dans le néant.

C'est toujours en pleurs qu'Ayden me retrouve, prostrée dans un coin de couloir désert, les bras autour des genoux, me balançant frénétiquement d'avant en arrière pour me calmer.

Il me prend dans ses bras, apaisant aussitôt mes sanglots. Je fais glisser la bague en cuivre de mon doigt et la regarde dans ma paume. Je ne suis pas à la hauteur de l'amour qu'il me porte. Je suis un monstre, je ne pourrai jamais le rendre heureux. Il sait pourquoi je pleure, il sait ce que je suis, il sait que j'ai du remord, mais il ignore que je vais faire quelque chose d'abominable.

Je potasse toutes les informations que l'on m'a apportées. J'examine avec soin les réseaux électriques et l'alimentation d'eau de l'institut. Il semblerait que ce dernier soit installé en plein milieu d'une ville minière, une sorte de bidonville géant où vivent de pauvres gens. La bâtisse est grande et dénuée de fenêtres, ce qui donne un espoir quant au fait que la caravane n'ait pas été aperçue.

Si j'en crois ce qu'il y a d'écrit sur les plans, il n'y aurait qu'une seule entrée. Haut et étroit, cet institut est monté sur trois niveaux, sans compter le rez-de-chaussée. J'examine les murs porteurs et les cloisons, le premier étage ressemble davantage à un open-space qu'à autre chose, mais le plan semble assez ancien. Peut-être même est-il erroné. Je pense envoyer quelques éclaireurs dans les étages. L'idée me déplaît. Si l'on entend des coups de feu, alors nous aurons la confirmation nécessaire, mais l'idée de les offrir ainsi en sacrifice me répugne. Ils connaissent leur boulot, mais j'aimerais autant ne pas avoir besoin de leurs services.

Je passe deux bonnes heures à élaborer une stratégie d'attaque avec différents plans, au cas où les choses ne se passeraient pas comme prévu. J'ai même préparé un plan de retraite. Nous partirons demain, à la première heure de l'aube. Je suis tendue et peine à approfondir mon souffle. Je ferme les dossiers et quitte ma chambre en refermant la porte derrière moi.

Alors que je laisse ma peau brûler lentement au soleil, assise devant les grottes, je songe à Ayden. Je contemple la bague qu'il a faite avec tant d'amour. Je ne suis pas la personne qu'il lui faut, je ne serai jamais digne de lui. J'ôte l'anneau et sa pierre de mon doigt, la faisant coulisser le long de mon annulaire. En plissant les yeux, on parvient à lire en lettres minuscules à l'intérieur À toi pour toujours, cela m'arrache un sourire. Je suis consciente que ma décision va lui briser le cœur, mais je pense que c'est le meilleur choix à prendre pour nous deux. J'ai fait une promesse que j'ai scellée en acceptant de l'épouser, mais étais-je vraiment dans mon état normal ? À ce moment, on ignorait tous les deux quel genre d'horrible monstre j'étais. Même si je décide de le libérer de son engagement, je suis certaine de l'aimer, que c'est avec lui que j'aimerais finir ma vie. Je ferme les yeux, essayant d'étouffer au fond de moi, le vide glacé qui me vrille les intestins. Je refuse de laisser mes larmes couler, mais elles me brûlent les paupières. Je me déteste tellement. Je voudrais ne jamais être née Exclue, ne jamais être née du tout. Je suis impardonnable. GP-2 est morte, la flamme de ses yeux s'est éteinte, et je suis restée seule, comme une coquille vide. Je sais qu'elle aurait pu me consoler, me dire que je me sous-estimais et que je valais bien mieux que ce que je croyais. Même si elle avait appris que j'étais jadis une Exclue de combat, jamais, elle ne m'aurait jugée. GP-2 me manque plus encore que la caravane, et je suis bien contente que Côme soit en vie. Qu'il soit là pour vivre, même si je ne lui dis pas tout.

Malgré la chaleur de l'air et le soleil brûlant, je tremble de froid. Je me rends compte de ce que je m'apprête à faire subir à Ayden et j'en crains les conséquences. Et s'il ne le supportait pas ? Je chasse les idées noires qui apparaissent devant mes yeux.

Une fois de retour je décide de me mettre à l'ouvrage. Seule dans ma chambre, une feuille posée sur la petite table en bois, un crayon de papier dans la main, je me mords l'intérieur de la joue. J'aimerais avoir plus de courage. J'aimerais lui être indifférente, j'aimerais que tout ça ne soit qu'un cauchemar.

Ayden,

Pardonne-moi. Cette lettre n'est rien de plus qu'un adieu. Quand elle te parviendra nous serons partis depuis longtemps déjà. Je préfère chasser de mon esprit ton visage chagriné quand tu la liras. Peut-être seras-tu en colère lorsque tu comprendras, peut-être seras-tu peiné, ou encore déçu. Mais je le fais pour nous deux. Je n'ai pas le droit de t'enchaîner à moi pour l'éternité, ni de te mettre en danger. Tu es ce que j'ai de plus précieux : mon frère, mon ami, mon amour.

Je ne mérite pas un homme comme toi, et je pense sincèrement que personne ne te mérite. Quand tu m'as demandé de t'épouser, j'étais au comble du bonheur, la plus heureuse des femmes. Mais je me rends compte maintenant à quel point c'était une faiblesse de ma part. Je te rends la bague que tu m'as offerte, même si je suis à toi pour toujours comme tu l'as gravé à l'intérieur.

Je ne peux m'imaginer vivre à tes côtés en sachant ce que j'ai fait. Tu me trouveras sûrement des circonstances atténuantes, mais en réalité je n'en ai aucune. Tu es un homme bien Ayden. Un homme comme il en existe bien peu. Mais maintenant nos chemins se séparent, quand je reviendrai peut-être seras-tu déjà parti, ou alors tu seras resté, mais cela n'a plus d'importance.

Vis ta vie, fais ton chemin, prends soin de toi.

Je t'aime.

Séléné.

Je glisse mon abominable lettre dans une enveloppe. Demain, juste avant de partir, je la déposerai dans la chambre d'Ayden. Je lui ai menti pour la première fois.

– Nous partons à huit heures, prépare-toi bien et surtout passe une bonne nuit, pour être en forme.

Mon cœur semblait se déchirer, empli de fièvre. À cet instant j'aurais aimé tout lui dire, mes craintes, mes doutes, mais je me suis mordue l'intérieur de la joue pour me taire. Même si je suis consciente de détruire tout ce que nous avons bâti ensemble, je sais que ce sera pour le mieux. Ses yeux verts m'ont regardée, pleins d'amour et de fierté. J'ai senti mon âme fondre comme neige au soleil et j'ai failli abandonner toutes mes bonnes résolutions. Il était tellement beau, le sourire éclatant de bonheur, une fossette dessinée au creux de la joue. Mais au lieu de partir à huit heures, nous partons à cinq, quand l'aube commence à pointer le bout de son nez. Je chasse tout cela de mon esprit, pour me concentrer à nouveau sur ce qui m'attend.

– Squirrel ?

Le petit brin de femme potelé se tourne vers moi et aussitôt son visage s'illumine.

– Qu'est-ce que je peux faire pour toi ma belle ?

– Je n'ai pas de vêtements de voyage, c'est compliqué pour moi de marcher dans le sable habillée comme ça. Il ne serait pas possible de me faire quelque chose de plus confortable ? Bien sûr, tout en gardant le style Victorien. Sinon j'imagine la tête d'Abby...

Nous partons toutes les deux d'un grand éclat de rire. Et même si mon cœur n'en est pas moins lourd, cela me fait du bien de faire semblant.

– C'est pour demain ? Tu es prête pour le grand départ ?

– Dans la globalité, je pense que tout le monde est prêt à partir, il me faut encore vérifier quelques détails et puis ce sera bon.

Je lui adresse un clin d'œil enjoué avant de partir.

Mon dos se voûte à peine après être sortie de l'atelier. J'ai comme l'impression que je porte tout le poids du monde sur mes épaules. Je me sens écrasée, incapable de porter un tel fardeau. J'ai hâte d'être partie pour laisser tout cela derrière moi.

– Excuse-moi, sais-tu où est Côme ?

L'inconnu devant moi pointe du doigt le fond du couloir d'où proviennent des bruits de pioches. Quelques travailleurs, ceux qui ne partent pas, sont occupés à creuser la roche pour agrandir le domaine du clan. Je repère immédiatement Côme. Sa peau est dégoulinante de sueur.

– Côme.

Il se retourne, rouge d'effort et pose sa pioche.

– Tu voulais me voir ?

– Oui, j'aimerais que tu me trouves Namid, j'ai une requête à lui demander.

– Pourquoi moi ?

Il ne semble pas déçu, mais sa voix trahit l'étonnement.

– J'ai l'impression qu'il t'aime bien. Et tu sais où le trouver maintenant depuis le temps. Dis-lui de me retrouver d'ici quinze minutes à la salle de réunion.

– Ça marche Séléné. Au fait, ton fiancé n'est pas avec toi ?

À ces mots, sans même s'en rendre compte, Côme vient de remuer le couteau dans la plaie. Mais je ne me confie pas à lui. Ce n'est ni le moment ni l'endroit, même si j'ai bien besoin que tout cela sorte.

Je déambule dans les couloirs jusqu'à ce que le quart d'heure soit passé. Quand j'arrive devant la porte de la salle de réunion, Namid vient d'y rentrer, une pile de papiers sous le bras, comme un écolier allant à ses cours. Je souffle un bon coup avant d'entrer. Ce que j'ai à demander n'est pas évident. Le chef de clan se tourne vers moi. Le pli soucieux de son front m'en apprend d'avantage sur son état de stress présent. Personne n'est vraiment serein avec le départ qui se concrétise. On sent une tension dans les couloirs, qui est plus que palpable.

– Voilà. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Je voudrais emmener Doc avecvmoi.

À ces mots Namid manque de s'étrangler. Je vois les veines de son visage se gonfler.

– Séléné, tu te rends compte de ce que tu demandes ? Pourquoi est-ce que j'accepterais ?

Au fond de moi je me demande même pourquoi j'ai formulé ma requête. Je ne sais pas, j'ai envie que Doc soit à mes côtés. À défaut de pouvoir emmener Ayden avec moi, je veux emporter avec moi un morceau de ma vie d'avant... avant tout ça.

– S'il te plaît Namid, pour ma sécurité mentale, j'ai besoin de lui. Il hausse un sourcil interrogateur.

– Il y a de l'eau dans le gaz avec ton fiancé ?

Malgré moi je souris : de l'eau dans le gaz ? Non pas vraiment, je n'aurais pas formulé la chose de la sorte.

– Tu l'apprendras bien assez tôt. Je compte sur toi pour l'aider. Je vois ses traits s'affaisser, comme sous le poids de la déception.

– Si tu savais comme j'étais heureux de te savoir soutenue par ce jeune homme.

– Je t'en prie, Namid ne rends pas les choses plus difficiles. C'est suffisamment pénible pour moi.

– J'ignore ce que tu me caches, mais sache que tu peux tout me dire si tu en ressens le besoin, même si je doute que tu le fasses.

– Alors, tu es d'accord ?

– Non. Séléné, je suis désolé, mais je ne peux pas accepter. Il nous est bien trop précieux pour le mettre en danger.

Mais je ne baisse pas les bras pour autant.

– Avec ou sans ton accord, il partira avec moi.

Un air surpris se peint sur le visage ridé du vieil homme. Je ne me serais jamais rebellée contre lui si cela ne me tenait pas autant à cœur.

– Séléné, c'est un prisonnier et tu n'as aucune raison valable pour l'emmener.

– Mon désir est un motif valable. Namid, je me plie en quatre pour la révolution, j'accepte les injures d'Abby, je me soumets aux décisions du vote du conseil même quand cela ne me plaît pas, j'ai même laissé Doc se faire battre dans une juste mesure.

– Et tout cela ne te donne pas le droit d'enfreindre les règles, c'est-à-dire celle de faire sortir un prisonnier de sa cellule, sans avoir réuni et obtenu le vote favorable du conseil.

Je détourne la tête plus dégoûtée qu'agacée. Après tous les loyaux services que je leur ai rendus, c'est comme cela que je suis remerciée, quelle ingratitude !

– Je le répète Namid, avec ou sans toi, Doc partira avec le reste de l'armée. Alors que je quitte la pièce inhospitalière, Namid lance :

– Ne crois pas que je vais te faciliter les choses Séléné.

Demain matin, j'irai moi-même chercher Doc pour l'emmener avec moi. Peu importe ce qu'en penseront les autres, il vient avec nous point barre !

Le soir venu, je saute le repas du soir, et même si je sais que certains trouveront cela inhabituel, je décide de ne rien manger. Trop énervée et abattue pour avaler quoi que ce soit.

Je m'enferme dans la petite pièce adjacente à la salle de douches. Une petite baignoire se dresse au centre. Je fais couler l'eau tout en me déshabillant, après avoir vérifié que la porte était bien fermée à clef. Quand je me glisse dans l'eau brûlante, mes épaules se détendent, pourtant mes mains tremblent encore. Je m'allonge entièrement, immerge ma tête, les cheveux flottant autour de moi comme des algues mortes. Alors que l'air commence à me manquer, je me force à oublier le visage d'Ayden, ses bras puissants et son regard rassurant. J'ignore les appels au secours de mon cerveau qui m'incite à remonter à la surface. Je sens sur ma peau les frissons provoqués par les souvenirs en compagnie de mon ancien garde du corps. Sa main caressant mon dos tandis que je vomissais, l'alcool m'étant monté à la tête. Les instants que nous avons passés, de nuits dans le jardin, alors que je regardais la brume se mouvoir à la surface de l'étang. Ayden avec une paire d'escarpins à la main, les yeux rieurs et la main ferme autour de mon bras, pour m'empêcher de tomber. Je me redresse d'un coup, poussée par l'instinct de préservation. L'air brûle mes poumons, déchirant ma poitrine. Je laisse les larmes ruisseler sur mes joues brûlantes. Il va tellement me manquer. Plus jamais je ne sentirai sa bouche dans mon cou, plus jamais, ses yeux ne se poseront sur moi remplis d'amour et de confusion. Plus jamais nous ne ferons semblant de nous battre. Il ne demeurera rien de plus que le vide.

Je reste dans l'eau une petite heure encore, ajoutant le sel de mes larmes à l'eau douce et parfumée du bain. Quand je m'extrais de la chaleur bienveillante de l'eau, le froid mordant et la moiteur de la pièce m'avalent. Je m'essuie chaque parcelle de peau, avec grand soin. Alors que j'éponge mes cheveux dans la serviette humide, je me regarde stupidement dans le miroir. Mes yeux sont rougis de larmes, mes lèvres gonflées. La femme qui me regarde m'est étrangère. Même si Séléné a l'habitude de pleurer, elle reste toujours forte et déterminée. Mais là rien n'est moins sûr que son chemin. Peut-être mourra -t-elle demain, peut-être perdra-t-elle tout ce en quoi elle tient. Ou alors elle décidera de se protéger, d'abandonner la bataille, de se laisser vivre, quitte à ne plus jamais pouvoir se regarder dans un miroir sans éprouver de la honte.

Je reste ainsi, dans mes songes, de longues minutes. L'horloge au mur indique vingt-trois heures trente. La nuit va être courte. Je rentre dans ma chambre le pas lourd et pesant. J'ai beau m'allonger sous les draps, il n'y a rien à faire, je ne parviens pas à m'endormir.

Je cogite toute la nuit. M'assoupissant quelques minutes puis m'éveillant parfaitement, les yeux grands ouverts. Je hais ma vie, je hais tout ce qu'elle m'a fait faire. Je la hais pour tout ce dont elle m'a privée : une vie aux côtés d'Ayden.

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