Le travail

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Quand je rentre dans ma chambre, je suis soudainement lasse et fatiguée. Il n'est que onze heures du matin pourtant. Je m'allonge le temps de faire un petit somme. Mais je suis tellement énervée par les propos insultants d'Abby que cela m'empêche de dormir. Je me lève finalement pour aller déjeuner à la cantine, comme tout le monde.

Je croise Cassie sur le chemin. Ce midi, la peau de sa brûlure semble plus à vif que d'habitude. Elle surprend mon regard. Je détourne les yeux, gênée.

– Ça me démange depuis ce matin. Ça m'arrive assez souvent, ce n'est pas bien

grave.

Je ne réponds rien et nous continuons à marcher jusqu'au réfectoire. Choisissant une table, nous nous asseyons l'une en face de l'autre, prenant garde à optimiser la place

à côté de nous. Quand Abby, Adèle et Cléa entrent, elles se dirigent vers une autre table sans un regard pour nous.

– Qu'est-ce qui leur prend ? Elles viennent toujours manger avec nous d'habitude.

– C'est sûrement à cause moi, ne t'inquiète pas. Abby et moi nous nous sommes disputées ce matin. Mais si tu veux les rejoindre, vas-y, ne t'en fais pas pour moi.

Elle me regarde avec un air horrifié.

– Je ne vais pas te laisser manger toute seule !

– Ne t'en fais donc pas pour cela, cela ne me gêne pas du tout.

– Non, non je ne te laisserai pas. Ça serait irrespectueux de ma part.

Cassie est toujours très soucieuse des convenances. Mais j'observe qu'elle ne se lève pas et reste sagement assise à sa place, en face de moi. Nous mangeons en silence. Je suis habituée maintenant aux repas que l'on nous sert. S'il y a bien un endroit où je n'aimerais pas travailler, c'est bien dans la cuisine. Bosser du matin au soir pour mitonner des repas à tout le clan... ce n'est pas vraiment mon truc. Et en plus ils mangent à pas d'heure ! Sentir l'odeur de la boustifaille sans pouvoir y goûter doit être un supplice. Par contre travailler à l'atelier de couture, ça c'est quelque chose qui m'aurait plu. Toucher toutes sortes d'étoffes, coudre des perles, des boutonnières ou broder de la dentelle. Je trouve cela absolument formidable. Pouvoir réaliser des vêtements que je porterais ! C'est un rêve fou.

Les autres ne sont pas encore habitués à mon nouvel accoutrement. Certains encore se retournent dans le couloir pour m'observer. Je ne les vois pas, mais je sens leurs yeux posés sur moi, dans mon dos. Je devine leurs regards scrutateurs.

– Tu veux aller te resservir ?

Cassie me sort de ma rêverie. La pauvre, je n'ai pas été très bavarde ce midi. J'espère qu'elle ne regrette pas d'être restée avec moi au lieu de rejoindre le groupe de la harpie.

– Qu'est-ce que tu vas faire cet après-midi ?

–Moi je vais travailler...

– Travailler ?

Il est vrai que je ne lui ai jamais demandé ce qu'elle faisait dans le clan. Chacun semble bien attelé à sa tâche, tous sauf moi qui suis libre comme l'air.

– Et que fais-tu comme travail ?

Toute fière, rejetant ses cheveux en arrière elle lance un joyeux :

– Je fais quelque chose d'indispensable ! Je creuse la paroi rocheuse pour l'agrandissement de notre clan.

Je suis scotchée. Cassie ? La frêle et pimpante Cassie avec une pelle et une pioche

à creuser dans la terre et la poussière ? Je n'y crois qu'à moitié. Elle effectue la même tache de laquelle j'avais héritée en punition.

– Je... je peux t'accompagner à ton travail si tu veux ?

– Ho, c'est vraiment gentil, oui, si tu veux, avec grand plaisir !

Nous marchons jusqu'au fond des grottes. Il fait sombre et frais. Sur les parois rocheuses raisonnent les chuchotis des ouvriers déjà en train de travailler. C'est la relève.

Suant à grosses gouttes, les cheveux devant les yeux, hommes et femmes entament la pierre. Le son de leurs pioches, mat et sourd, est régulier. J'ouvre les yeux. Je suis impressionnée par ce qu'ils ont déjà fait !

– Bon, je vais y aller, moi je suis dans le coin là-bas.

Elle se saisit d'une paire de gants dans un des cartons, les enfile et part en me gratifiant d'un geste de la main. Je la regarde travailler quelques instants, n'en croyant pas mes yeux. Sur le chemin du retour, je vois des hommes perchés sur des échelles occupés à consolider la cavité avec de grands morceaux de bois. J'aimerais me rendre plus utile dans le clan, être moi aussi occupée à une tâche, même si je sais que la mienne est particulièrement honorifique. Je suis prête à en faire une bien plus ingrate si je pouvais me sentir plus intégrée, et non pas en marge de la société. Depuis toujours j'évolue à part des autres, j'espérais que les choses seraient différentes ici. Je devrais pourtant avoir l'habitude d'être mise de côté...

Je continue d'avancer et prête attention à tous les métiers qui m'entourent. Ceux qui balayent le sol, bien qu'il soit en pierre, ceux qui travaillent le bois, ponçant, raclant et perçant la masse brute du bois et tous les autres utilisant leurs mains pour la bonne cause.

Je décide de faire un saut par la cellule de Doc pour voir comment il va. Je le découvre roulé en boule sur sa pillasse, le visage reposant sur un coude plié. Il a le visage serein et paisible. Ce n'est pas la première fois que je le vois dormir mais je suis à nouveau marquée par la douceur de son visage quand s'efface le froncement de sourcil qu'il porte constamment. Une mèche de cheveux repose sur son front, même si j'ai envie de l'en écarter je n'en fais rien, préfèrent quitter les lieux.

J'ai une pensée pour Côme. Ou est t'il à cet instant ? Que fais t'il de tout ce temps ? Est-ce que lui aussi s'ennuie de vivre autant que moi ?

Je rentre dans ma chambre quelque peu frustrée. M'asseyant sur mon lit en tailleur, une feuille dans une main, un crayon dans l'autre. Décidée à écrire quelque ligne pour apaiser mon esprit.

Rapidement, à la place des mots, naissent de petites fleurs, et bientôt un visage, couronné de pâquerettes, émerge de la feuille blanche immaculée. Plus les minutes passent, plus ce dernier se dégrade. Les fleurs fanent, des cernes noirs apparaissent sous des yeux vieillissants, la bouche, jadis pulpeuse, s'amincit et s'entoure de petites rides sèches. Finalement, je me retrouve devant une femme âgée, ravagée par les années. Je trouve mon esquisse d'une grande tristesse, je n'aime pas cela parce qu'au fond je sais que ce dessin représente mon propre état d'esprit.

Finalement, sonne l'heure du dîner et je n'ai toujours pas écrit un mot.

Après avoir avalé un repas maigre en calories et un verre d'eau, je pars me coucher, épuisée.

Allongée sur le matelas mince et rapiécé, je songe. J'ai peur de faire des erreurs, peur de décevoir, peur de ne pas faire ce qu'il faut. Toutes sortes de questions taraudent mon esprit ensommeillé. Et si tout ceci était vain ? Si les choses ne changent pas ?

Je laisse mon esprit vagabonder quelques instants auprès de Hayden. Même si ça me fais du mal je repense aux moments que j'ai vécu à ses cotés. En particulier le fameux soir avec son frère, ce moment où il m'a laissé entre les mains de Doc. Je ne peux pas lui en vouloir mais dans mon cœur quelque chose se serre.

Je n'ai pas le droit de me plaindre, ce serait injuste de ma part. GP-2 aurait adoré cet endroit. Elle se serait choisie un prénom comme la pluparts des Exclus venu de l'institut. Ou elle aurait décider de demander à Doc comme quelques uns l'ont fait. Mais contrairement à eux elle ne l'aurais pas fais en crachant du venin. Je l'imagine ici avec moi, partageant notre repas ensemble, illuminant la pièce entière de son sourire. Hoo GP-2, j'ai seulement manquée de temps. Si tu savais à quel point je suis désolée de ne pas avoir pu te sauver. J'aimerais tellement pouvoir remonter le temps, ne serrais ce que pour sentir a nouveau ta main dans la mienne. Tu étais de loin la plus innocente de toutes. Ce n'était pas juste, ça n'aurait jamais du être toi. N'importe qui d'autre, mais pas toi.

Je sens une larme couler sur ma tempe pour aller mourir dans mes cheveux. Je n'essaie pas de la retenir. Je me rends compte avec amertume que peut à peu j'oublie les détails de son visage, que le son de sa voix est de plus en plus loin, que ses traits sont troubles. Mais je m'accroches a ce qu'il me reste pour la garder en vie quelque part au dedans de moi.

Finalement, c'est la nuit qui l'emporte sur mes doutes et mes interrogations. Je sombre dans un sommeil agité.

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