Convaincre

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Convaincre. Je dois convaincre Doc de me parler...comment est-ce possible ?

–Séléné ?

Je n'ai même pas le temps de m'approcher que Doc m'a déjà reconnu. Il est sale et amaigrit. Je peine à le reconnaître.

– Comment allez vous Doc ?

Je suis sincèrement soucieuse de savoir comment il se porte. Il ne répond pas à ma question et se contente de hausser les épaules.

– Je suis soulagé de voir que tu vas bien. Au début j'ai pensé au pire quand je ne t'ai pas vue revenir.

– Je voulais venir vous voir mais on me l'a interdit.

Il hausse un sourcil interrogateur.

– Et pourquoi en a tu le droit maintenant ?

Je ne compte pas essayer de le duper, on ne trompe pas Doc.

– Le conseil veut connaître la position des autres instituts.

– Donc ils t'envoient pour m'amadouer. J'apprécie que tu ne te sois pas prêté à ce petit jeu. Tu as toujours été quelqu'un d'honnête et de franche.

Je ne sais pas si il a raison ou tors mais sa remarque me touche. J'espère être bien la personne décrite.

– Qu'est-ce que je dois leur répondre ?

– Dis leur que je ne sais rien des autres instituts.

Je le regarde du coin de l'œil, devenue un peu timide de lui poser la question.

– C'est la vérité ? Vous ne savez pas où ils se trouvent ?

Il se laisse aller contre la grille de gauche et glisse lentement vers le sol.

– Oui Séléné, l'absolu vérité.

– Je crains que ça ne leur plaise pas comme réponse...

Je suis morte d'inquiétude de ce qu'ils pourraient lui faire si ils sont convaincus qu'il ne dit pas tout. A moins que ça le maintienne en vie, puisqu'ils en ont besoin. Mais Namid m'a fait une promesse, et j'ai confiance en lui.

Convoquée à nouveau devant le conseil je leur expose la réponse de Doc.

– Il ment !

Intérieurement je maudit Abby même si je m'attendait à ce genre d'intervention.

– C'est un menteur, interrogeons le nous même ici ! Tu n'es pas contre quelques petits interrogatoires musclés pour savoir ce qu'il sait, n'est-ce pas Séléné...

Je serre la mâchoire. Je savais que je devais m'attendre à quelque chose dans ce goût-là. Je ne peux pas protéger un coupable sans quelques sacrifices.

– Non, à condition que je fasse partie de ces interrogatoires.

– Pour que tu te mettes entre lui et nous ? Pas question.

– Cela Abby, c'est au conseil d'en décider.

Je suis heureuse que Namid prenne ainsi ma défense, même si je n'en espère guère plus.

– Pourquoi ne pas réunir le conseil maintenant pour en décider ?

– Abby, chaque chose en son temps.

Le chef de clan met vraiment de la bonne volonté pour tempérer les choses. Je reprends la parole, pleine d'espoir.

– Qu'attendez-vous de plus de ces interrogatoires que je n'ai pu déjà vous apporter?

Un des membres du conseil émet son avis quant au fait qu'il serait sage de le châtier pour l'exemple, tandis qu'un autre propose l'hypothèse de le faire parler pour obtenir des renseignements. Tout le monde parle en même temps, il a même été question de l'utiliser comme rançon. Finalement, Abby met fin à tout ce brouhaha par une seule suggestion.

– Nous devons le tuer.

Personne ne dit mot. Je sais qu'ils l'ont tous pensé, mais par pure hypocrisie personne n'a voulu s'exprimer ouvertement. Je ne dis rien, attendant d'avoir l'avis des membres du conseil.

– Nous devrions organiser une exécution publique je ne sais où et parvenir à la faire diffuser sur toutes les ondes.

– Je crains Abby que nous ne disposions pas de tels moyens.

– Peu importe, il est temps de se venger de ce que cet homme a fait.

– Séléné qu'en penses-tu ?

Namid ne me regarde même pas quand il pose cette question. Il connaît mon point de vue, il sait que je vais refuser.

– C'est hors de question que l'on touche à sa vie.

Abby part d'un rire sonore et surjoué qui m'agace au plus haut point.

– Ah oui ? Et dis-moi Séléné, quel message va-t-on faire passer hein ? Que les plus pourris restent impunis ?

Je secoue la tête.

– Non, mais que nous faisons preuve de justice en accordant à chaque accusé un jugement équitable.

– Oui bien évidemment, un jugement dont tu serais toi seule juge. Et ses sbires, alors ? Ont-ils eu un jugement équitable ? Séléné, tu es pitoyable.

– Et toi tu n'as aucune pitié. Cet homme est dévoué à sa cause comme nous le sommes nous-même à la révolution.

Je regarde chaque membre du conseil un par un, dans les yeux.

– Ses mobiles étaient bons. Oui, il a fait des erreurs, mais n'est-ce pas ce que nous faisons tous ?

Abby me foudroie du regard, mais je la laisse faire. Elle propose un vote par tout l'ensemble du clan. Ce faisant, elle est certaine de gagner.

– Que ce soit bien clair, si vous assassinez Doc, ce que vous comptez faire... je me mettrais en travers de votre chemin, je vous rendrais la tâche la plus simplissime d'une complexité accablante. Chaque jour je ferai en sorte que vous regrettiez votre décision.

– Chouette ! D'une pierre deux coups !

J'ignore la remarque cinglante d'Abby.

– Je me battrai jusqu'à ce que je fasse tomber en poussière ce clan, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personnes se promenant dans ces grottes. Je me dresserai en travers de votre route. La vie de Doc m'est précieuse, montrez que vous avez plus d'humanité qu'il n'en a témoignée aux Exclus.

Namid met fin à la séance congédiant tous les membres du conseil, nous laissant seuls avec lui, Abby et moi.

– Il va vraiment falloir que vous preniez sur vous pour vous entendre.

– Namid, nous avons des divergences d'opinions, l'essence même de ce mouvement nous sépare.

– Abby, si tu veux que le mouvement perdure, tu vas devoir faire des concessions, tout comme j'en ai faites. Montre à tout le monde que tu peux être autre chose qu'une meneuse sans cœur.

C'est là que la dispute a éclaté. Nous nous sommes finalement battues elle et moi. Namid, trop vieux pour intervenir, a appelé à l'aide pour qu'on nous sépare.

Sur le trajet du retour à ma chambre, on me dévisage. Sur ma pommette s'étale une ecchymose grosse comme un œuf. Je n'ai pas à rougir de ma bataille, je défends ce que je pense être juste.

Namid m'a demandé de transférer Doc au cachot, une petite pièce où l'on enferme ceux qui font du tapage. Pourvu de grilles en fer, il est impossible d'en atteindre l'occupant. J'avoue que l'idée de l'enfermer dans une cellule ne m'est pas désagréable. Je veux qu'il ressente ce que nous avons ressenti, nous les Exclus, lorsque nous étions pris au piège, en cage, attendant que sonne l'heure fatidique.

Lorsque j'ouvre la porte, elle grince sur ses gonds. Doc se précipite au fond de la pièce, les yeux écarquillés. Quand il s'aperçoit que c'est moi, ses bras retombent de devant son visage. J'avoue que cette vision me fait un pincement au cœur. Il a très peur, mais après tout, n'est-ce pas ce que nous avons ressenti pendant des années, à l'idée d'être emmenés au bloc ?

– On déménage ?

Sa question me paraît incongrue.

– Oui, oui c'est cela, on déménage.

Je passe par les endroits les plus déserts, pour éviter le maximum de problèmes. Je sais que derrière une simple grille, il sera exposé aux railleries et aux brimades. Je ne sais pas vraiment si je dois m'en réjouir.

Quand on arrive devant la cellule, il marque un temps d'arrêt.

– Ho, je vois.

Je me sens honteuse de lui infliger cela. Ne devrais-je pas jubiler qu'il soit traité comme il nous a traité pendant des années ? Pourtant, je n'arrive pas à m'en réjouir...

– S'il te plaît, ne me laisse pas seul.

Il n'y a plus aucune forme d'orgueil en lui. Toute trace de supériorité a disparu, laissant place à une franche humilité.

– J'ai peur tout seul ici.

Je décide de compliquer les choses en exposant clairement ce que je ressens.

– Et ne pensez-vous pas que nous avions peur nous aussi quand vous nous enfermiez ? Que chaque jour naissait une profonde angoisse de savoir ce qui se passerait sur la table d'opération ?

– Si, je le savais. Je n'ai aucune circonstance atténuante. Alors condamne-moi ! Je détourne la tête, gênée.

– Pourquoi prends-tu ma défense ?

– Est- ce que je devrais sauter de joie à l'idée que quelqu'un puisse vous faire souffrir comme j'ai souffert ?

– Alors que se passe-il dans ta tête pour que tu m'aies pardonné ?

– Je me dis que tout le monde fait des erreurs, et que l'on doit apprendre de celles-ci. Vous êtes dévoué à votre cause comme je le suis à la nôtre.

– Tu n'es pas dévouée à la rébellion.

Je souris intérieurement.

– C'est vrai, je manifeste quelques réserves.

– Séléné ? Étais-tu heureuse quand nous travaillions ensemble ? Ou n'était-ce que de la poudre aux yeux ?

Je réfléchis, sondant mes sentiments, parfois enfouis au plus profond de moi. Je veux être honnête avec lui comme il l'a été avec moi.

– Je pense que j'en tirais une certaine satisfaction. Mais j'avais aussi un profond désir de changer le monde.

– Et c'est ce que nous avons fait, toi et moi. Nous avons rendu la vue à quelqu'un qui n'avait jamais vu. Nous avons révolutionné la médecine !

Je secoue la tête, navrée.

– Je pense que nous ne serons jamais d'accord sur ce point Doc. Vous êtes tellement obsédé par vos travaux que vous en oubliez l'aspect humain.

– Peut-être as-tu raison ou peut-être as-tu tort.

Le silence s'installe entre nous, et il est loin d'être le bienvenu.Il crée une proximité que je n'aime pas.

– Comment vais-je mourir ?

On sent dans le son de sa voix qu'il est résigné à la chose. Et, une fraction de seconde, je me demande si cela vaut vraiment la peine d'essayer de sauver quelqu'un qui a baissé les bras. Puis je m'en veux aussitôt.

– Ils vont opter pour quelque chose de douloureux, je présume. À mon avis, tout se finira par un vote à main levée.

Je passe une main à travers les barreaux et saisis la sienne. Glacée dans ma paume, elle a un contact ferme. J'aimerais tellement le rassurer, lui dire que tout ira bien, mais je ne peux pas faire de promesse que je ne saurais tenir.

– Quoiqu'il arrive, je serai là pour vous défendre. Je n'oublie pas que je vous dois la vie.

– Quoi ?!

Je me retourne vivement. Côme me regarde avec peine. Je retire aussitôt ma main de celle de Doc. Je comprends d'un coup l'absurdité de mon geste.

– Doc m'a sauvé la vie alors que j'allais mourir, la tête sur le billot. C'est à mon tour à présent de lui rendre la pareille.

Je vois mon ami secouer la tête, de rage ou de déception, je n'en sais trop rien.

– Séléné, tout ce dont tu dois te souvenir c'est qu'il t'a faite souffrir, qu'il a torturé des centaines d'Exclus, qu'il m'a fait du mal à moi, mais aussi à tous les autres. Comment peux-tu nous trahir de la sorte ?!

J'ai honte, parce que je comprends ce qu'il ressent. J'ai honte parce qu'il y a une partie de vrai dans ce qu'il dit, j'ai honte parce que je suis tout ce qu'il y a de plus sincère. Je ne baisse pas les bras pour autant.

– Côme, j'ai fait un choix. Je suis persuadée du bien-fondé de ce dernier et, s'il te plaît, respecte au moins cela. Même si tu ne me respectes plus moi, respecte au moins la promesse que je me suis faite.

Il lève les bras au ciel, excédé.

– Séléné, ce que tu peux être exaspérante quelquefois ! Des promesses inconsidérées !

Il gonfle les joues et expire tout l'air de ses poumons autant qu'il est possible de le faire.

– Si tu ne veux plus être mon ami, libre à toi de t'en aller. Mais je ne capitulerai

pas.

– J'ai envie de te gifler...!

Je souris, je sais que cela marque la fin de notre échange. On peut toujours compter sur Côme quand on a besoin de lui. Les amis comme cela, il en existe que très peu. GP-2 était comme cela aussi.

– Côme ?

J'en avais presque oublié la présence de Doc. Le son de sa voix perçant le silence me fit l'effet d'un coup de poignard.

– Merci.

Mon ami lui lance un regard méprisant, chargé de colère.

– Ce n'est pas pour vous que je le fais, c'est pour elle. Vous avez bien de la chance d'être sous sa protection.

Le lendemain, à l'heure de l'interrogatoire je vais chercher Doc. Alors qu'il me suis docilement nous croisons Cassie.

– C'est... c'est Doc ?

Je la vois devenir blême, aussi pâle qu'un linge. Conscient de ce regard, Doc baisse la tête, comme s'il avait honte d'être lui-même.

– Oui, Cassie. C'est Doc.

Elle se dandine d'un pied sur l'autre, mal à l'aise en sa présence. Je ne lui impose pas plus...

Je fais signe à Doc de me suivre. J'essaye de marcher le plus rapidement possible. Plus vite nous serons arrivés, moins on aura de risque qu'une rixe éclate. Sur notre chemin, les voix se taisent, remplacées par des chuchotements. Tout le monde s'arrête pour nous dévisager, pas seulement moi mais aussi Doc. Quelqu'un avance un pied en travers du chemin de mon tortionnaire, le faisant trébucher. Je n'ai pas envie de me battre, pas maintenant, pas aussi près du but. Je continue d'avancer comme si de rien n'était, malgré quelques rires.

– Vous ne pouvez pas le tuer sans procès ! Abby tu as dis toi même « tu ne tueras point » est-ce que tu t'en souviens ? Moi oui et je porte chaque jour le poids de ce que j'ai fais.

Les uns veulent le tuer. Les autres veulent le frapper jusqu'à ce qu'il avoue. Certains se gardent d'intervenir.

– Je vous en prie réfléchissez. Punissez le comme vous l'avez fait avec moi, pourquoi vouloir en venir au meurtre cette fois ci ?

Je vois un petit sourire se dessiner sur les fines lèvres d'Abby. Puis ouvrant la bouche pour délier sa langue de vipère :

– Tout simplement Séléné parce que ton procès a été bâclé.

Personne ne s'oppose à ce qu'elle vient de dire et ça me fait mal. Est-ce qu'ils regrettent leur décision ? Préfèreraient t'ils me voir morte aujourd'hui ? Le regard noir que lui lance le chef de Clan est sans appel. Levant les mains de part et d'autre de sa tête en signe de reddition, Abby se rassoie.

Une femme à la voix douce prend la parole :

– Séléné, nous avons pu tous constater chez toi à quel point tu regrettais ce que tu avais fais. Mais ce Doc, lui, ne regrette rien, il s'entête.

– Je sais que c'est ce que vous pensez, mais donnez lui le temps de changer Donner lui une chance de revoir ses choix et de les aborder sous un autre angle. Si vous le tuez aujourd'hui, il mourra en étant convaincu d'avoir fais le bien et je sais que ses remords auraient bien plus de valeurs a vos yeux je me trompe ?

Nous parlons des heures durant et aucune décision n'a été prise. Chaque semaine le scénario recommence, cris, disputes et mouvements de colère. Au moment de sortir d'une énième séance Namid me retiens.

– Séléné j'ai à te parler peux tu rester s'il te plais ?

Je ferme la porte derrière le dernier membre du conseil, une boule dure au creux de mon ventre. En lui faisant face je suis choquée de voir a quel point il semble fatigué par tout ceci.

– Je sens que le moral des membres du Clan est en train de chuter. Ils ont l'impression que notre cause n'avance pas, que je suis trop vieux. Je ne suis plus aussi entreprenant qu'avant. Les expéditions se font de plus en plus rares. Et je sais que cela manquent a beaucoup. Nous nous installons dans une sorte de routine qui sape la bonne humeur de l'ensemble du clan. Ils ont besoin d'un visage bienveillant et jeunes auquel ils pourraient s'identifier. Et je pense que tu remplierais très bien ce rôle.

– Comment ? Mais je ne suis là que depuis quelques mois. Qui voudrait s'identifier à quelqu'un dont la parole a été mise en doute des le départ ? Qui serait assez fou pour me suivre ?

– Rassure toi tu n'es pas seule. Je suis peut être vieux mais ils ont confiance en moi. Si je te respecte alors ils te respecteront.

Je secoue la tête, septique.

– Pourquoi moi, pourquoi ne pas demander à quelqu'un d'autre ?

Un sourire passe sur son visage tanné.

– Parce que j'ai confiance en toi. Par ce que je sais que tu peux mener à bien cette mission que je te confie aujourd'hui.

Cette réponse des plus simple me touche en plein cœur même si à ms yeux elle ne constitue pas une raison valable. Je sais bien qu'il attend ma réponse. Apres tout je ne risque pas grand chose à accepter même si je doute que cela perdure dans le temps.

– C'est d'accord Namid.

– Vous allez coopérer Abby et toi. Elle sera là pour te guider et t'aider dans ta tâche d'héroïne.

Abby entre, avec pour moi, un regard assassin à faire froid dans le dos. Je me tends imperceptiblement quand elle s'approche de moi.

Je sais qu'elle n'aura pas l'humilité de reconnaître qu'elle envie ma place. Même si au fond, je pense qu'elle lui est plus destinée qu'à moi...

– Ton premier cours va se dérouler maintenant. Abby, je te laisse la salle de réunion pour la briefer.

Namid quitte la pièce pour nous laisser seules, Abby et moi.

– Pour commencer, arrête de te ronger les ongles !

Je ne m'en étais même pas aperçue. Mais je suis devenue angoissée depuis que je suis arrivée ici, comme craintive. Comme une petite fille, j'obéis aux ordres et cesse instantanément.

– Sache deux choses : ta position ne te rend pas supérieure à moi et tu n'as pas l'étoffe d'une meneuse. Namid veut que je fasse de toi un bon petit soldat. Eh bien ! Qu'il en soit ainsi... Mais je te préviens, ne te mets jamais en travers de mon chemin !

Je ne pensais pas qu'elle parlerait aussi ouvertement. Mais je comprends parfaitement où elle veut en venir.

– Reçu cinq sur cinq. Mais je tiens à te dire quelque chose, je ne souhaite en aucun cas être ta rivale ni ton égale. Je suis là parce que je pense que notre cause est juste, certainement pas pour prendre ta place.

– De toute façon, même si tu le voulais, je ne te laisserai pas la place d'être qui que ce soit ici. Cela fait plaisir à Namid de penser que tu es le visage de la révolution, mais sache qu'en réalité il n'en est rien. Je suis l'Exclue la plus respectée ici, et toi aussi tu me dois le respect.

Elle me regarde de haut avec suffisance. Je n'ai nullement l'intention de me lancer dans une joute verbale avec elle. Aussi je hausse les épaules, manifestant le fait que je n'en ai cure.

– Puisque nous sommes d'accord, nous pouvons commencer.

Elle sort une feuille et un stylographe.

– Leçon numéro une... Arrête de manger tes ongles, je te dis ! Je disais... leçon numéro une : savoir parler en public. Il est primordial d'avoir une parfaite élocution quand on est amené à discourir.

Je commence déjà à avoir des sueurs froides. Dans quoi est-ce que me suis encore embarquée ? Je n'avais pas la moindre idée de ce qui pouvait m'attendre en devenant le visage de la révolution.

– Quand tu parles, tiens-toi droite, relève le menton, articule bien et parle fort. Il est important que tu apprennes à bien respirer. Je vais t'écrire un petit texte de quelques lignes pour voir comment tu t'en sors.

Misère de chez misère, je sens que cette après-midi va être longue. Abby me tend la feuille de papier où mon texte est écrit. Je le relis rapidement.

– Mes frères, le temps est maintenant venu de prendre les armes contre le gouvernement en place. Soulevons-nous, Exclus et amis du mouvement réunis ! Main dans la main, allons combattre ces hommes qui ont fait des Exclus des parias!

– Qu'est-ce que tu attends ?

Je me redresse, bombe le torse et place la feuille sous mes yeux.

– Mes frères, le temps est maintenant venu de prendre les armes...

– C'est une catastrophe, tu le fais exprès ou tu es vraiment nulle ?

Je suis piquée au vif par sa remarque. C'est peut-être facile pour elle ce genre d'exercice, mais pour moi c'est loin d'être évident. Son visage se fait plus condescendant.

– Je vais te montrer.

Elle inspire puis se lance. À la fin de sa tirade, je reste coite, je suis scotchée. Elle a un aplomb et une assurance que je n'aurai jamais. Elle s'est impliquée et y a mis toutes ses émotions. Elle vivait le texte à fond.

– Tu dois ressentir la colère en toi quand tu parles. Tu dois la ressentir de tout ton être.

Docilement je hoche la tête

– Vas-y, recommence.

– Mes frères, le temps est maintenant venu de prendre les armes contre le gouvernement en place. Soulevons nous, Exclus et amis du mouvement réunis. Main dans la main, allons combattre ces hommes qui ont fait des Exclus des parias.

Elle semble sceptique. J'avoue que je n'ai rien ressenti. C'est compliqué de ressentir quelque chose qu'on n'a même pas écrit. Les minutes s'égrainent entre conseils, répétitions, humiliations et bien peu de félicitations. Visiblement, je ne suis pas vraiment faite pour ça et je n'en suis pas vraiment surprise.

– Mouais, c'est mieux mais pas encore ça. On dirait que ton âme est vide quand tu parles. Comme si tu n'étais pas convaincue, ni même en colère. Souviens-toi de chaque déchirement dans ta vie, souviens-toi de chaque personne que tu as perdue, souviens-toi des instants douloureux, allongée sur la table d'opération ! Regarde en arrière et remue le passé jusqu'à ce que cela te monte au cœur !

Je ferme les yeux un instant. GP-2 me manque plus que jamais. Je ressasse mes vieilles blessures. Les coups des gardiens sur la frêle silhouette de mon amie pour me faire craquer. Les plaques rougeâtres couvrant sa peau, d'ordinaire si douce. Ses yeux collés par le pus. Sa bouche craquelée comme de la terre asséchée. Ma poitrine se serre ainsi que mes poings, gravant dans mes paumes de petits croissants de lune.

– Je crois que tu es prête.

Je me lance dans une tirade quelque peu différente, mais je m'implique dedans, je la vis, et je ressens cette colère en moi qui me consume de l'intérieur.

– Eh bien, n'oublie jamais ce que tu as vu, tu dois toujours t'en souvenir. Je veux cette même hargne dans ta voix.

Elle s'approche de moi et me prend par l'épaule.

– C'est ta colère qui va nourrir celle de notre armée, peu importe sa taille, elle parviendra à ses fins.

Je comprends ce qu'elle essaie de me dire. Même si je n'éprouve pas la moindre sympathie pour elle, je dois reconnaître qu'elle sait s'y prendre. Au fond de moi, les blessures à nouveau ouvertes saignent. J'ai peur du coté dévastateur que peut avoir la colère une fois qu'elle est hors de contrôle.

– Ton Doc sera le premier à sombrer, et il ne sera pas le dernier. Chaque directeur d'institut connaît l'emplacement des autres. On va le faire craquer, toi et moi, ensemble. On va tous les faire déchoir un par un jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien !

Elle quitte la pièce, me donnant rendez-vous le lendemain pour la leçon numéro deux. Je reste seule, troublée. Mes sentiments sont brouillons... contradictoires. Je meurs d'envie de voir Doc souffrir comme il nous a fait souffrir nous, les Exclus. Je veux qu'il comprenne ce que c'est que la douleur, la peur et l'impuissance. Mais tout à la fois mon instinct m'ordonne de le protéger, de ne lui faire aucun mal. Je me demande ce que penserait Ayden de tout cela.

Je descends me coucher au fond des grottes. Après un repas frugal qui me change de ceux de la caravane, je salue brièvement Cassie. Elle semble déçue que je ne reste pas pour lui tenir compagnie, mais je suis fatiguée. J'espère qu'elle le comprendra, j'ai bien peu de temps pour moi.

Je prête une attention toute particulière à ce qui m'entoure. La flamme vacillante d'une bougie, le silence monacal qui plane dans les couloirs. Je lutte contre la nausée. Tout ici me rappelle ma cellule, celle où j'ai été enfermée de si nombreuses années.

– Séléné ! Attends !

Cassie m'a rattrapée et me talonne... Je ne me retourne pas, mais m'arrête le temps qu'elle arrive à ma hauteur. Visiblement, le repos tant espéré devra attendre.

– Je peux faire quelque chose pour toi, Cassie ?

Essoufflée, elle marque un temps d'arrêt pour reprendre sa respiration.

– Prends ton temps, on n'est pas pressées.

Il n'y a aucune moquerie dans ma voix, je suis tout à fait sincère. Cassie est une gentille fille.

– Je me demandais juste si tu avais envie de papoter ce soir.

– Bien sûr si tu en as envie. Mais pas trop tard, je suis fatiguée.

Certes, c'est un mensonge, mais je la vois tellement pleine d'espoir que je ne saurais lui refuser quoi que ce soit. Et je sais aussi que si je lui disais la vérité, elle serait trop gentille pour rester.

– Je comprends que tu sois fatiguée. Quand on n'est pas habitué à ce rythme de vie, c'est compliqué. J'ai mis plusieurs semaines avant d'être tout à fait opérationnelle.

J'ouvre la porte de ma chambre en silence, quoique la porte grince un peu sur ses gonds. Il faudrait que je pense à la huiler.

– Comment t'es-tu retrouvée ici ?

Elle pousse un long soupir avant de se laisser tomber sur mon lit de tout son poids, ce qui me perturbe.

– Je suis arrivée ici suite à un « accident ». Elle mime les guillemets avec ses doigts.

– Que s'est-il passé ?

Je lui pose la question parce que je sais qu'elle n'attend que cela, que je lui demande des précisions. Elle veut que je sache, elle veut en parler pour exorciser ses démons.

– Eh bien, il y a quelques temps de cela déjà, je travaillais dans une grande famille dans la capitale. J'y travaillais en tant que femme de chambre. Je m'occupais du linge et le repassais notamment.

Je devine à peu près la suite. Il faut dire qu'elle est écrite sur son visage comme sur du marbre blanc.

– À cette époque, je me suis plus ou moins liée d'amitié avec le maître de la maison. C'était un homme très gentil, avenant et doux. Parfois il explosait de colère et ses mots pouvaient être blessants. Mais c'était mon ami alors je ne disais rien. Il avait la gentillesse de me traiter autrement que comme une moins que rien alors que c'est ce que j'étais. C'était un homme âgé qu'il ne valait mieux pas contrarier mais il savait se montrer gentil la plupart du temps. Puis les choses se sont dégradées à une vitesse folle. Il voulait que cela change entre nous, que nous soyons amants. Je ne l'aimais pas de cette façon ! Lorsque j'ai refusé il est entrée dans une rage folle. Il a saisi le fer à repasser et me l'a écrasé sur la joue. Je me souviens de la douleur et de l'odeur répugnante de ma chaire brûlée. Mais ce qui m'a le plus marqué c'était l'expression de son visage. L'homme que j'ai vu à cet instant je ne le connaissais pas, ses traits étaient déformés, la bouche tordue dans un rictus mauvais. J'ai vu la satisfaction qu'il avait de m'avoir fait payer. Il a ruiné ma vie, il a fait de moi une Exclue, me réduisant d'un seul de l'état humain à celui d'un animal. C'est alors que j'ai compris. Tout ce que l'on m'avait appris sur les Exclus, tout ce que je pensais savoir, tout était faux !

Je comprends que trop bien ce qu'elle veut dire, et j'éprouve de la compassion pour elle, elle a dû beaucoup souffrir.

Elle baisse la tête, honteuse.

– Ce jour-là a été un véritable déchirement. Et, stupidement, je n'arrive pas à m'empêcher de me demander à quoi il pense. S'il avait fini par regretter ce coup de colère.

– Je suis vraiment désolée, Cassie.

– La race humaine est pervertie jusqu'à la moelle ! Enfants, on nous conditionne. On nous fourre dans le crâne depuis tout petit que les Exclus n'ont pas leur place dans ce système. Et quand on grandit la plupart d'entre nous laissent cette idée germer. Si ma vie n'avait pas été détruite je n'aurais probablement jamais pris conscience des abus de la société.

– Ne dis pas ça, tous les humains ne sont pas comme ça.

Bizarrement, quand je dis cela je pense avant tout à Ayden. Est-ce qu'il m'attend quelque part ? Espère-t-il mon retour ? L'attend-il avec impatience ou a-t-il appris que je me suis enfuie ?

– Parfois je me demande ce qu'aurait été ma vie si j'avais accepté.

– Cassie...

Mais je ne trouve pas quoi ajouter.

– Tu sais, je comprends comment pensent les gens de ce monde. Maintenant que je suis une Exclue, je sais ce que l'on ressent et je vois l'injustice. Mais avant... Tout est tellement différent. Les gens pensent que c'est un grand honneur que nous faisons aux Exclus de les accueillir dans notre maison, que c'est un acte de bonté.

– Un acte de bonté ?

– Oui, que, normalement, vous ne méritez pas de vivre, que vous êtes les rebuts de la société. Je dis vous... comme si je n'en faisais pas partie moi aussi. Je n'arrive toujours pas à réaliser, comme si tout cela n'était qu'un rêve.

– Tu sais Cassie, la beauté ce n'est pas ce que l'on voit, et ça le monde ne l'a pas encore appris. Mais nous sommes sur le point de le leur apprendre. De leur montrer que nous aussi nous avons le droit à la parole.

– Si tu savais comme j'ai hâte. Je n'imagine même pas ce que tu dois ressentir. Tu dois être terriblement impatiente à l'idée de voir Doc payer. Je n'ai jamais vécu dans un institut, mais toi tu y as souffert de nombreuses années.

– Oui bien sûr. Doc doit payer pour ce qu'il a fait.

Je dis cela davantage pour me convaincre que pour répondre à Cassie. Je sais que son sort et celui de son institut ne reposent que sur moi.

– Il se fait tard Cassie, il est l'heure d'aller dormir maintenant.

– S'il te plaît, pas maintenant, encore un petit peu.

Sa voix est tellement suppliante que je ne saurais lui dire non. Nous continuons à bavarder de tout et de rien encore pendant une petite heure. Cette fois-ci, je lui dis plus fermement que je dois aller dormir. Elle esquisse une petite moue, mais quitte la chambre.

J'ouvre les yeux avec peine. L'obscurité épaisse qui m'entoure est favorable à mon sommeil. Je me retourne dans mon lit. Je tends une main vers la table de chevet. Je cherche à tâtons dans le tiroir la montre que l'on a laissée à mon intention. J'ai dû l'enfermer, car son tic-tac incessant me tapait sur les nerfs, m'empêchant de dormir. Ne la trouvant pas je me vois contrainte d'allumer la lumière. Cette dernière m'aveugle quelques instants avant que mes yeux ne s'y habituent. Je frotte mes paupières encore lourdes de sommeil et gonflées par la nuit. Je finis par la dénicher juste au-dessus d'une pile de papiers au fond de mon tiroir. J'avise l'heure machinalement et me laisse retomber sur l'oreiller, lourdement. Il n'est que dix heures et quart. Dix heures et quart ? Je me redresse en sursaut. Déjà dix heures passées ? Comment ai-je pu dormir aussi longtemps ? Je me lève d'un bond et ramassant mes affaires je file à la salle de bains commune. Cette dernière est entièrement vide à cette heure. Je fonce à toute vitesse dans une des cabines, m'emparant au passage d'une serviette. Les cheveux encore dégoulinants d'eau, je m'habille à la hâte. Je déteste cette sensation, être mouillée alors que l'on est dans des vêtements secs. Mais j'ignore tout cela, m'empressant vers la cantine qui, bien évidemment, est déjà fermée. Tant pis, je mangerai à midi.

Je me dirige en courant vers la salle de réunion où m'attend Abby. Je bouscule au passage quelques personnes, et prends le temps de m'excuser à chaque fois. Quand je déboule en trombe dans la pièce, Abby se redresse et me foudroie du regard.

– Tu as plus de vingt minutes de retard, que cela ne se reproduise pas. À chaque retard tu perds en crédibilité auprès des personnes qui t'entourent. Elles te jugeront incapable d'arriver à l'heure.

Je ne me souviens pas qu'elle ait dit une heure particulière, je suis venue un peu par hasard. Epuisée, je m'effondre sur l'une des chaises en face d'elle.

– Ne t'assois pas, nous ne restons pas ici. Étape numéro deux, on va changer cela. D'un geste accompagné d'une moue dédaigneuse, elle désigne ma personne dans la globalité. C'est le genre de choses qui fait toujours plaisir.

— Où allons-nous ?

J'essaie malgré tout de garder ma bonne humeur.

– À ton avis ?

À cette remarque, je me rembrunis, si je pose la question, c'est que je n'en sais rien. Je trouve sa question encore plus stupide que la mienne. Comment ai-je pu croire qu'elle allait me répondre aussi facilement ? Bref, je hausse les épaules, comme si c'était une surprise. J'espère seulement que cette dernière ne sera pas mauvaise.

On entre dans une vaste pièce illuminée. Située au-devant des grottes, elle profite de la lumière du soleil tout l'après-midi. Elle ne sent ni l'humidité ni la moisissure. Tout semble sain et propre. Partout des établis, des tiroirs de rangement et surtout des gens qui s'affairent.

– Comment avez-vous eu tout ce mobilier ?

J'avoue que cela m'intrigue. À ma grande surprise, Abby me répond. Je m'attendais plutôt à une remarque désagréable, mais non. Visiblement elle a du oublier qu'être imbuvable fait partie de son personnage.

– Nous avons notre propre atelier de menuiserie.

Décidément, ces grottes doivent s'étendre jusqu'à l'autre extrémité de la montagne. Il y a encore plein d'endroits inexplorés pour moi, tant de découvertes à faire. Mais pour le moment je suis clouée sur place devant tant d'œuvres d'art. Suspendues sur des portiques, toutes sortes de vêtements. Les étagères croulent sous des tissus, bien pliés et rangés en piles. L'air sent la poussière et partout on voit voler des particules de tissus solitaires.

– Squirrel.

De derrière une étagère émerge une petite bonne femme, au visage constellé de taches de son. Je comprends pourquoi on l'a surnommé ainsi : cette dernière a les cheveux aussi roux que le poil d'un écureuil. Potelée, elle se dandine jusqu'à moi, d'une main me tâte la taille et de l'autre gratte sa crinière rousse en fronçant les sourcils.

– Je te croyais un peu plus épaisse que cela. Il va falloir te remplumer un peu ma petite.

J'aime ce ton bourru mais dégoulinant de bienveillance. Je comprends ce que je fais là. Ils m'ont préparé des vêtements.

– Leçon numéro deux : Pour être un visage emblématique de la révolution, il faut avoir un style vestimentaire bien particulier et facilement reconnaissable. Après concertation, on a décidé que ce serait inspiré du style victorien.

La dénommée Squirrel me tend une étoffe noire. Je suis quelque peu déçue. Les étagères sont bariolées de couleurs et on me donne un habit noir. Je n'ai jamais couru après le noir, je trouve cela triste. J'enfile ce que l'on me donne sans broncher, m'attendant au pire. C'est un manteau à haut col. Court sur le devant est très long derrière, l'étoffe caressant mes chevilles, le tissu fendu en deux en son milieu. Cintré à la taille, il met en valeur le peu de poitrine que j'ai, soulignant les courbes de mon buste.

Les boutonnières, posées de biais sur un brocart dentelé gris reflètent les rayons du soleil. Le cuir aux bas des manches et aux empiècements d'épaules rehausse le tout d'un je-ne-sais-quoi un peu moderne. J'avoue que l'ensemble est très chic. Ma déception première laisse place à de l'émerveillement. Comment d'aussi petites mains peuvent faire des choses pareilles ?

– C'est magnifique !

Je tourne sur moi-même pour m'admirer dans le miroir, et je vois Squirrel rougir de plaisir devant tant d'admiration. Je rabats sur ma tête la grande capuche que je n'avais pas remarquée au début. Je ne sais pas quoi dire, j'espère seulement que l'on ne va jamais m'arracher ce manteau.

– Si tu deviens le visage de la révolution, bientôt beaucoup de partisans imiteront ton style vestimentaire. C'est pour cela que nous l'avons choisi avec le plus grand soin. Ce n'est pas quelque chose d'anodin...

La tenue est complétée avec un chemisier à jabot banc, et un pantalon noir classique. On me fournit quelques exemplaires de chacun à mettre dans ma penderie, pour me changer.

– Quand tu salis quelque chose, tu dois le déposer dans le grand panier à l'entrée. Il est ensuite trié puis redistribué. Chaque personne a un numéro d'identification qui lui permet de venir rechercher ses affaires quand elles sont propres.

L'idée de porter un numéro d'immatriculation ne me plaît pas beaucoup. Les blessures de l'institut sont encore trop fraîches, trop sensibles. J'ai déjà été numérotée et cela ne fait pas partie de mes bons souvenirs.

– On avait pensé à une canne avec un pommeau d'argent mais, finalement, on a jugé que ce serait trop superflu. Cela ressemblerait davantage à un déguisement et...

– Merci. Squirrel, tu peux retourner travailler maintenant !

Le visage joyeux de la rouquine se voile puis elle s'en retourne travailler. J'ai beaucoup de peine pour elle.

– Tu n'es pas obligée d'être aussi désagréable avec les gens, tu sais.

– Je n'ai que faire de ce que tu penses, c'est moi qui commande ici. Je parle comme bon me semble. Je n'ai pas d'ordre à recevoir de toi !

Je hausse les épaules et la suis en silence dans les longs couloirs. On arrive dans une petite salle close par des vitres, avec pour devanture une enseigne qui dit :

– Le crâne.

Je trouve cela plutôt morbide comme enseigne. J'imagine un crâne, aux orbites vides et creuses, le nez défoncé et l'os blanc, mat et craquelé. À travers la vitre, je vois des hommes et des femmes s'empresser à couper des cheveux, des barbes, à tondre et à raser. Je recule d'un pas, apeurée.

– Vous ne comptez quand même pas me couper les cheveux !

– Ne t'inquiète pas grosse bête ! On va seulement te montrer, comment te coiffer parce que là...

J'ignore l'allusion sur ma coiffure, quoique justifiée. On m'a déjà tondu la tête une fois, je ne tiens pas à renouveler l'expérience.

On me montre comment tirer mes cheveux en arrière, les arranger de telle ou telle façon. Détachés, attachés, semi attachés, nous faisons le tour de la question. Quand je ressors, je me sens différente. Pas seulement physiquement mais aussi intérieurement. Comme si j'étais devenue une autre personne. Je sens que l'heure approche et que va bientôt sonner la guerre.

Quand j'arrive, Abby m'attend déjà, les bras croisés sur la poitrine.

– Exercice de ce matin : parler en public. J'espère que tu t'es entraînée parce que cette fois-ci, je serai intransigeante.

La leçon est longue et ennuyeuse comme je l'avais deviné.

Et bla et bla et bla. Abby me sermonne quant au fait que je dois prendre à cœur ma mission et y mettre toute mon âme. Je la laisse parler. Je suis fatiguée de sans cesse l'entendre.

– Abby, ne sois pas trop sévère avec Séléné !

– À mon avis, c'est toi qui es trop laxiste avec elle. Elle ne progresse que très peu et ne fait que rarement des efforts...

Je suis piquée au vif. Comment ose-t-elle déballer tout cela, alors que cela fait au moins une semaine qu'elle ne me fait aucune remarque ? J'aurais dû m'en douter, quand Abby ne dit rien, c'est qu'elle mijote quelque chose dans mon dos. Je suis pleine de colère envers elle... Elle voulait de la colère ? Elle va s'en prendre plein la figure de cette colère qu'elle cherche par tous les moyens à faire sortir !

– Abby, si je peux me permettre un commentaire...

– Non, je ne te permets pas !

Ni une ni deux, je ne compte pas me laisser faire tout cela parce que l'orgueil mal placé d'une enfant gâtée à été blessé.

– Il y en a plus qu'assez ! Cela fait un mois que je suis tes ordonnances à la lettre. Que je me plie à tes exigences, parfois mêmes farfelues. Parfois tu me hurles dessus, tu me rabaisses et j'encaisse paisiblement. Tu prends ça pour de la faiblesse mais sais tu ce que c'est en réalité ? De la fatigue. Oui Abby, tu me fatigues à un point que tu n'imagines même pas.

Namid me regarde avec de grands yeux ronds. Mon accès de colère l'a visiblement surpris.

– Séléné, calme toi.

– Me calmer ? Mais ça fait un mois que je l'ai sur le dos et pas moyen de la satisfaire. Alors excuse-moi Namid, mais je dis stop !

Il y a quelque temps, je me serais laissée aller aux larmes. Mais maintenant c'est terminé, ce temps est révolu. Je ne suis plus une enfant. Je redresse les épaules, bombe la poitrine et pose mes mains sur les hanches, prête à en découdre avec cet ignoble bout de femme.

– Je disais seulement que tu ne progresses pas, ni ne fait d'effort, tu ne vas pas en faire un drame tout de même !

– Comment peux-tu te permettre de me juger ?! Tu crois tout savoir, tu penses avoir le monopole de la sagesse. Mais en réalité tu sais ce que c'est ton problème ? Je vais te le dire, tu ne supportes pas que quelqu'un ne soit pas d'accord avec toi, qu'une autre personne ici puisse résister à ta toute puissante autorité.

Je vois du coin de l'œil Namid qui se dandine d'un pied sur l'autre. Abby s'approche jusqu'à ce que son nez effleure le mien. Namid intervient aussitôt pour nous séparer. Il doit la connaître bien mieux que moi et doit juger qu'en cet instant elle peut se montrer violente.

– Abby, tu ferais mieux de sortir. Les choses ne doivent pas dégénérer. Tu m'entends ? Les choses sont très bien ainsi, ne chamboule pas tout.

Il lui parle calmement, pour l'apaiser. Je vois les muscles du cou d'Abby se tendre, et ses mâchoires se crisper.

Une fois Abby sortie de la salle de réunion, nous nous retrouvons seuls, Namid et moi. Il me regarde avec un air légèrement réprobateur.

– Ne la pousse pas à bout, tu ne sais pas de quoi elle est capable, et crois-moi, ce n'est pas joli.

– Pourquoi la laisser ainsi à la tête ? Est-ce que tu ne vois pas qu'elle effraie tout le monde ? Oui, c'est une meneuse, mais elle n'a pas de cœur. Honnêtement je ne suis pas certaine que son problème ne soit que physique...

Je craignais d'avoir parlé trop vite, mais, à mon grand soulagement, Namid pouffe de rire dans sa barbe.

– Entre toi et moi Séléné, je n'ai pas vraiment le choix. Abby a une personnalité tellement forte qu'elle s'est imposée à moi. Je ne sais pas quelle serait sa réaction si je la destituais de ses fonctions. Je crois qu'elle gangrènerait le clan malgré tout ce qui nous lie.

– J'ai besoin de plus d'espace pour faire ma place.

– Je comprends. J'essayerai de lui en toucher quelques mots...

Il pousse un soupir de soulagement, comme s'il avait cru que j'allais le mettre devant un ultimatum...

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