Chapitre 2 : Retour au bercail

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HANNAH

 Cinq minutes après m’être garée dans l’allée du jardin, je suis toujours assise dans ma voiture. Angoissée, je gigote sur mon siège et fixe la maison dans laquelle j’ai passé toute mon enfance. J’avais quatre ans lorsqu’Annie nous a recueilli mon frère et moi, après l'accident de la route qui a fait de nous des orphelins. Mon père, ma mère et le conducteur ivre qui arrivait en face sont morts sur le coup. Cette nuit-là, heureusement, nous n'étions pas dans le véhicule mon frère et moi.

Toutefois, je n’en veux pas à la vie. C’est mon histoire. Mon destin. Ce qui m'a forgé et m’a rendu plus forte. Pour tout dire, je n’ai aucun souvenir d’eux et je souffre davantage aujourd’hui de la mort de ma grand-mère que de la perte de mes parents. Annie nous a donné tout son amour, et Clark et moi n’avons jamais manqué de rien. Chaque jour depuis cette fameuse nuit, Annie et lui ont été mes piliers, mes repères. Ma grand-mère m'a toujours encouragé et soutenu. Et Clark n’a jamais failli dans son rôle d’ainé, veillant sur mes arrières et m’emmerdant au passage comme tout grand frère qui se respecte.

Quand Annie nous a quitté il y a un mois, j’étais effondrée. Quoi «qu'effondrée» n’est peut-être pas le mot qui qualifierait le mieux mon état mental durant les semaines qui suivirent. C'est mon frère qui m'annonça la nouvelle par téléphone un samedi matin. Après son appel, j’ai crié de douleur, hurlé de rage et juré contre le monde entier. Contre ce maudit destin, contre ces foutus médecins et cet enfoiré de cancer généralisé. Je me suis égosillée jusqu’à l’extinction de voix. Habituellement discrète, je me souviens encore de l'expression inquiète sur le visage de mes voisins en les croisant sur le pallier le lendemain. Je crois qu'ils étaient tous simplement stupéfaits de découvrir que l'appartement attenant au leur était occupé, et par une folle qui plus est. Après cette crise nerveuse, j’ai tout bonnement cessé de parler, de communiquer, et de penser pendant les sept jours qui suivirent. Pas un mot, pas une larme, j’étais comme paralysée. Dans un état second; je me contentais de manger, respirer et errer sans but précis dans mon minuscule loft.

Pendant la crémation d’Annie, j’ai à peine adressé trois phrases à mon frère. J’ai refusé de prononcer le moindre discourt et je suis rentrée sans détour à la maison.

Au bout du huitième jour, contrainte de sortir de mon trou pour aller ravitailler mon réfrigérateur, j’ai craqué en plein milieu du supermarché. J’ai terminé ma soirée recroquevillée sur mon canapé, secouée par des sanglots incontrôlés et incapable de fermer l’œil de la nuit. Les deux semaines qui suivirent furent tout aussi pitoyables. Je trainais non sans mal mon corps épuisé par l’insomnie, errant nuit et jour un mouchoir à la main, essuyant mes yeux bouffis et mon nez rougi par le chagrin. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que rien n’allait plus et que ma vie n’était pas du tout telle que je l’avais imaginée. Une fois mon diplôme obtenu, ma vie à Brisbane avait perdu tout attrait. Dans un élan d’impulsivité, j’ai contacté mon agence de location pour leur faire part de la résiliation de mon bail, annonçant dans la foulée ma démission à mon patron.

Appartement minuscule avec vue sur appartement minuscule et dégueulasse.

Job sans avenir.

Vie sociale proche du néant.

En somme, rien ne me retenait ici. Même mon petit ami vit dans une ville à des centaines de kilomètres. Ces derniers temps, je me demande même si le terme « petit ami » est encore d’actualité. Je ne l’ai même pas appelé quand j’ai su qu’Annie nous avait quittés. Il m’a téléphoné seulement une semaine après sa mort. Inquiet de ne pas avoir eu de réponse à ses messages et appels, il avait fini par appeler Jen, ma meilleure amie pour lui demander si quelque chose n’allait pas. Après son coup de fil, il m’a fait envoyer des fleurs, sans même prendre la peine de se déplacer ni pour l’enterrement, ni pour me consoler.

Ma vie est désespérante.

Jen est sans aucun doute la seule raison pour laquelle j’aurais pu hésiter à quitter Brisbane. C’est l’unique personne que je vois régulièrement ici. C'est aussi la seule qui soit passée me voir chaque jour depuis la mort d'Annie. A chacune de ces visites, elle m’obligeait à changer de pyjama et à ouvrir toutes les fenêtres pour aérer mon appartement, me soupçonnant d’avoir accueilli une famille de putois dans mon salon, vu je cite, «l’odeur de chiot crevé» régnant à l’intérieur de celui-ci. J’avais le droit à un sermon quotidien sur l’état de mes cheveux et des réprimandes sur mon régime alimentaire plus que malsain, constitué principalement de beurre de cacahuète, de cookies et de chocolat chaud. Lorsque je lui ai annoncé que je voulais rentrer à Hervey Bay, elle m’a prise dans ses bras, et m’a serré aussi fort que son petit corps tonique puisse le faire. Nous sommes restées collées ainsi pendant une éternité, nous balançant d’un pied à l’autre, reniflant et pleurant comme deux idiotes jusqu’à ce qu’elle me pince les fesses et m’ordonne de filer à la douche. Nous avons passé le week-end qui suivi à repeindre mon appartement et à faire mes cartons en buvant des mojitos, nous remémorant les souvenirs des dernières années, le sourire aux lèvres et la larme à l'oeil.

 Seule dans ma voiture, aujourd'hui, j’angoisse à l’idée de rentrer chez moi. L’espace d’un instant, ma colère pour Monsieur James Carter refait surface, avant que ma lucidité ne reprenne le dessus. Soit raisonnable Hannah, ce vieil homme n’y est pour rien. J’expire bruyamment, ferme les yeux et tente de résumer mentalement:

Petit un, tu te présentes.

Petit deux, tu lui annonces calmement qu’il lui reste six mois pour chercher un autre logement - Quoi c’est raisonnable non ?

Petit trois, tu récupères tes affaires. Et tu t’en vas poliment sans faire d’histoire.

J’inspecte mon visage une dernière fois dans le rétroviseur. Je suis présentable. Quelques cheveux sortent de mon chignon flou mais mon maquillage de ce matin est presque intact. Si on peut appeler maquillage le simple gloss et mascara que j’ai appliqué à la va-vite avant de prendre la route. J’essuie la moiteur de mes mains sur mon Jean, fourre mon portable dans la poche arrière de mon pantalon et ouvre la portière. En m’avançant sur l’allée pavée, une vague de nostalgie m’envahit. J’adore cette maison. Tous mes souvenirs sont ici. Les bons comme les mauvais. Et chacun d’eux est lié à ma grand-mère, d’une façon ou d’une autre.

Annie, c'est pour elle que je suis là.

Accueillir cet homme dans notre maison était sa dernière volonté. Aussi dur soit-il à accepter, je respecterai son choix. Je me rends compte à cet instant que j’accepterai même de céder la place à Mr Carter des années si c’est vraiment ce qu’elle désirait. Cette maison est tout pour moi, mais ma grand-mère comptait d’avantage. Et j’aurais fait n’importe quoi pour elle. Les marches menant sur le porche sont semblables à mes souvenirs, quelques pavés sont fêlés et il en manque un sur l’avant dernière marche. J’écoute grincer sous mes pas les planches du porche, tandis que je m’avance vers la porte d’entrée. Je la fixe quelques seconde, sentant monter la panique avant de me reprendre et de frapper énergiquement, bien décidée à me débarrasser de cette corvée le plus vite possible. Je tends l’oreille mais n’entend absolument rien. Est-ce que je devrais frapper une nouvelle fois ? Il est peut-être sourd, c’est courant à cet âge-là après tout. Je toque de nouveau et tripote mes ongles en patientant. Je regarde en souriant la sonnette à gauche de la porte. Elle ne marche plus depuis des lustres, Clark trouvait toujours n’importe quelle excuse bidon pour ne pas la réparer. Je presse le bouton machinalement et sursaute en entendant la sonnette retentir et en voyant la porte s’ouvrir au même instant.

L'homme qui se tient sur le pas de la porte n’a rien à voir avec le grand père que je m’attendais à rencontrer...

***

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