Défi / Des trains, des voyageurs

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Huit ans, je me souviens de cet anniversaire lointain. Mon père avait confectionné quelques wagons de bois clair, et une locomotive qu'il avait peinte en noir, et agrémentée de filets rouges. Je pouvais les accrocher ensemble et emporter le convoi au gré de mes fantaisies. Je crois qu'il était fier de remplacer le père Noël, de lire dans mes yeux l'admiration et la reconnaissance que j'offrais à un inconnu les autres années. 

Ce cadeau devenait mon compagnon, dans ma vie de la campagne, fils unique et sans voisin à une lieue de chez nous. Parfois, je ne prenais que la locomotive, rutilante et solennelle, pour promener les gens de la ville. Je me faisais cocher, marchand, médecin, déposant mes clients, et changeant de rôle pour mieux les accueillir dans les étapes de leurs voyages. Une complicité naissait à chaque épisode de mes créations fertiles. Ces chimères peuplaient mon existence d'émotions et de sensations. Je pouvais rire aux éclats tout seul, laissant ma mère perplexe et parfois inquiète. D'autres fois, j'étais terrorisé, je courais me cacher sous mon lit, oubliant mon train sur la table, ou encore je me faisais sérieux, l'instant était grave, on attendait une décision, et si elle n'arrivait pas, je me fâchais, la colère emportait ma voix et mes mots qui retentissaient dans toutes les pièces de la maison.

Je dois dire que ce train d'anniversaire a comblé la solitude de mon enfance. Il me permettait de fabriquer mes amis, de les oublier, de les retrouver, de partager avec eux mes moments de tristesse, de paresse, de retrouver dans leur fragile proximité des élans compatissants, du soutien, de l'entrain, de l'énergie. Je savais aussi les récompenser, leur prouver ma gratitude, les écouter. Nous empruntions la ligne Maison jusqu'au terminus Lavoir. Le wagon de marchandises contenait un mouchoir et un reste de savon. Nous rentrions avec des pétales de coquelicot et des feuilles de trèfle, parce que j'avais offert à Mademoiselle Violette une robe de fiancée.

Douze ans, me voyant de plus en plus passionné de voies ferrées, de trains, et aussi de mécanique et de technique ferroviaires, mon père m'offrit pour mon anniversaire un aller - retour en train jusqu'à la ville. Mon père s'était levé plus tôt que les jours de travail pour soigner sa mise avec un rasage appliqué, et un peu d'eau de Cologne. Il avait sorti son feutre, et m'avait appliqué pour la première fois une noisette de gomina. Nous avions mis nos habits du dimanche. Bien sûr, nous sommes arrivés très en avance à la gare, mais notre attente contenait tant d'espoir irraisonné et d'affection partagée, que le temps s'était évanoui. D'autres gens du village nous ont rejoints et salués. Nous échangions des sourires de contentement et quelques mots de politesse. J'avais reconnu le propriétaire de la plus grande ferme et des jumelles de mon école avec leurs grands-parents. Ces gens que je connaissais peu confondaient leur destinée avec la mienne, et je me sentais soudain proche de leur vie.

Le train est arrivé à l'heure prévue en s'annonçant de son cri strident. Mon père me retint par le bras pour que je laisse entrer d'abord les femmes et les personnes âgées. J'avais l'impression de pénétrer dans un club, de respecter les règles des gens importants, de changer de monde et de personnalité, de devenir moi-même digne de l'attention des autres. Dans notre compartiment, nous ne pouvions pas parler à cause du bruit, alors j'admirais les paysages, absorbés par la vitesse, et j'observais mes voisins. Je leur inventais des raisons de voyager, selon la taille de leurs bagages, le nombre d'accompagnateurs, le type de chaussures et de vestes qu'ils avaient choisies. Un gros monsieur à lunettes n'avait pas levé le nez de son journal depuis le départ, sans doute un personnage politique ou un banquier. De manière générale, l'ambiance était gaie, les voyageurs semblaient ravis de se trouver dans ce train qui les emmenait vers des amis, des amants, des mères ou des filles éloignées.

Seize ans, j'avais conservé ma passion pour le rail mais les cheveux des filles étincelant sous les rayons de l'été commençaient à m'attirer aussi ! Je vivais surtout dans mes rêves, encouragé par ma mère à rester dans la maison familiale, à limiter toute sortie même dans le bourg du village. La ferme exigeait une présence et un travail quotidiens, rythmés, souvent pénibles. Mon adolescence signait un repli de notre famille, ma mère et moi, sur elle-même. De nouvelles responsabilités m'obligeaient à laisser de côté l'insouciance qui m'avait tant accompagné dans ma courte vie.

Il m'arrivait de reprendre le chemin du lavoir pour m'approcher de la voie ferrée. Les trains circulaient nombreux vers l'Est, plus sombres, rudimentaires, de simples wagons à bestiaux accrochés à une locomotive poussive. Un jour rare de vent du Sud, j'entendis meugler, crier, hurler, j'entendis tambouriner, cogner, frapper. Je ne parvenais pas à admettre que ces trains transportaient des personnes.

Mon regard d'adulte, ma conscience humaine, mes sens horrifiés, savent aujourd'hui. Ils ne pourront jamais comprendre l'indifférence fataliste qui a vu des trains et ignoré des vies. 

Félix Valloton exprime précisément ce qui m'émeut : « Quant aux voyageurs, nous les abandonnerons, d’ailleurs ils ne sont plus nulle part, ils roulent, ils sont suspendus et transitoires. » 


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