Tabou

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Muette de surprise, Alita fixait Hadi. Le garçon affichait un air fier et arrogant, tout heureux de sa dernière trouvaille. Après avoir vérifié que personne d’autre ne pourrait les entendre, la petite fille murmura :



- Tu es sûr de toi ?



« Non, c’est pour ça que je perds du temps à t’en parler » Hadi leva les yeux au ciel en haussant les épaules. « Évidemment que j’en suis sûr ! Je sais qu’on peut passer dans le trou et je sais qu'il va nous y mener ! »



Alita plissa ses lèvres. Elle détestait qu’Hadi se moque d’elle quand elle voulait simplement être certaine qu’il ne lui faisait pas de fausses promesses. Il lui avait si souvent parlé d’entrées secrètes qui se révélaient inaccessibles qu’elle avait perdu l’espoir de pénétrer un jour dans la salle interdite.



Ses parents et le reste du clan l’avaient récemment mise en garde contre un lieu maudit, dont elle avait appris l’existence par hasard, en jouant près de d’un amas de rochers empilés contre le mur de la conserverie. Dans un fin espace entre les pierres, elle avait pu discerner une porte. En rapportant sa découverte, on lui avait interdit de tenter d’en découvrir davantage. Cet endroit était inaccessible, et pour de bonnes raisons. Toutes ses questions étaient restées sans réponses.



L’apparition de ce nouveau mystère avait pourtant eu son utilité : pouvoir enfin dire quelque chose d’intéressant à Hadi. Alita aimait beaucoup ce garçon. Certes, il se montrait souvent méchant envers elle, mais dès qu’elle voyait son sourire en coin et sentait son odeur de mélisse fraîche mêlée de sueur, elle ne voulait plus le lâcher d’une semelle. Mais pour cela, il fallait d'abord gagner son respect.



Alita n’était pas peu fière d’avoir su faire naître une nouvelle obsession chez son frère de clan. Depuis peu, il passait beaucoup plus de temps avec elle, quand il ne partait pas de longues heures en exploration. Son absence provoquait la colère des adultes, qui le traitaient de fainéant et le punissait. Tout cela renforçait l’admiration de la petite fille, tout comme sa frustration. Elle aurait aimé pouvoir dire à ses parents : « Regardez Hadi : il n’a que treize ans et il a moins peur que vous tous ! », mais ils n’auraient pas apprécié d’entendre une vérité si blessante.



Maintenant, l’explorateur était revenu victorieux. Alita sourit, tremblante d’excitation, mais aussi d’appréhension. Et si cet endroit était vraiment maudit ?



- Tu as pu y entrer, déjà ?



- Non, j’ai préféré te prévenir d’abord. Je n’allais pas te gâcher la surprise. Tu mérites bien ça !



Une main sur l’épaule et un large sourire… la petite fille rougit instantanément. Jamais Hadi n’avait eu un geste affectueux envers elle. Il l’avait même attendu pour qu’ils explorent ensemble ! Cela devait signifier qu’elle avait enfin gagné son respect. Cependant, l’appréhension ne disparaissait pas. Au contraire, elle s’intensifiait.



- Alors… tu veux qu’on l’explore ensemble ?



- Ben oui, idiote ! Dès qu’ils iront s’occuper des récoltes, j'irai te rejoindre au trou.



Alita serra le poing, faisant craquer ses os. Ce n’était pas tant l’insulte prononcée par Hadi que son impatience qui la rendaient anxieuse. Elle s’était habituée à toutes ses remarques blessantes, tous ces noms d’oiseaux n’étant qu’un tic de langage. Elle n’était cependant pas prête à suivre son frère de clan dans une de ses escapades. Du moins, il lui faudrait davantage de temps pour s’y préparer.



- On ne peut pas faire ça demain plutôt ? Maman m’a demandée de l’aider à équeuter les haricots.



Hadi croisa les bras, son sourire enjoué se muant en une moue dédaigneuse. « J’aurais du m’en douter. Tu as trop peur, hein ? »



La petite fille se crispa, inquiète de décevoir Hadi. « Non ! Je te jures ! C’est juste que… elle va être en colère si je ne suis pas là et... »



- Ouais, c’est ça : tu as peur et tu préfères rester avec môman comme un gros bébé. J’aurais pas du t’attendre, en fait.



Alita rougit de colère. A huit ans, elle était grande, et tout aussi courageuse que n’importe quel ado boutonneux, même plus ! Son visage se contorsionna dans une expression de défi, elle pouvait sentir sa peau chauffer sous l’impulsion de la colère. Les mots sortirent d’eux même :



- C’est PAS vrai ! J’ai PAS peur ! Tu vas voir !



Hadi écarquilla les yeux, puis rit de bon coeur. Si la petite fille ne l’avait pas autant aimé, elle l’aurait frappé à ce moment précis.



- T’es motivée d’un coup ! Allez, viens voir le plan. Je vais te dire où tu dois m’attendre.



***



L’entrée découverte par Hadi n’était ni plus ni moins qu’un trou de blaireau, ou de renard… Alita n’avait jamais vraiment réussi à reconnaître la différence, malgré ses nombreuses visites dans la foret adjacente. Elle se pencha pour toucher la terre. Le puissant soleil d’été l’avait complètement asséchée. Une fois passée, elle se retrouverait poussiéreuse, mais pas boueuse, au moins.



Ce pan de mur extérieur était recouvert de vigne vierge qui dissimulait jusqu’aux carreaux en hauteur de cette fameuse pièce maudite. Malgré ses efforts, Alita ne parvenait pas à deviner à quoi ressemblait l’intérieur. Les rares espaces vides ne laissaient apercevoir de larges charpentes métalliques sur un toit de ciment blanc. Rien de bien spécial.


Une voix dans son dos la fit sursauter : « Alors, on révasse ? »



Hadi… bien sûr. Sa voix avait mué depuis peu et on pouvait aisément la confondre avec celle d’un adulte. Alita inspira un grand coup pour calmer sa frayeur.



- Bon, reprit le garçon en se frottant les mains. On va pouvoir y aller. Tu as trouvé ce que je t’ai demandé ?



Alita hocha la tète et ouvrit sa besace : il contenait un grand couteau et une bouteille d’eau. Le garçon se pencha pour tout vérifier, puis dressa le pouce en signe d’appréciation.



- Parfait. Vas-y d’abord. Je te suis avec le sac.



- Pourquoi moi ? Demanda Alita du tac au tac, la voix tremblante.



- Parce que tu es plus fine. Moi, il faudra que je creuse. Allez, vas-y !



Sous la pression, Alita perdait le contrôle de ses mouvements. Elle regardait tantôt l’entrée, tantôt Hadi, de plus en plus impatient. Finalement, elle lâcha le sac, puis s’engouffra tète la première dans le trou, retenant sa respiration pour ne pas avaler de poussière. Il lui fallut s’accrocher et tirer de nombreuses fois avant d’enfin apercevoir la sortie, généreusement éclairée et bordée d’épaisses feuilles de lierre.



S’extirper du trou fut l’étape la plus difficile. Ses hanches restèrent bloquées jusqu’à ce qu’Hadi, entré à son tour, décide de la pousser sans prévenir. Propulsée sur le sol humide, Alita se sentit enfin libre de tous ses mouvements. Voyant que le garçon avait également du mal à se hisser, elle lui tendit la main.



- Laisse ! Je me débrouille.



Alita accusa le coup, embarrassée. Au moins, le temps qu’il puisse sortir ses grosses fesses, elle aurait tout le loisir d’observer les alentours. Concentrée sur ses efforts, elle n’avait aperçu que des nuances de couleurs. Maintenant, elle pouvait enfin voir plus nettement cette salle qui effrayait tant les adultes de son clan.



La végétation avait envahi une bonne partie du lieu, à l’exception du sol bétonné, bien trop solide. La vigne vierge coulait des carreaux brisés comme une cascade et se propageait jusqu’aux grandes cuves blanches couchées au milieu de la salle. Les vannes qui les scellaient était complètement rouillées. Craignant une maladie dont lui avait parlé sa mère qui lui rongerait le cerveau, Alita n’allait pas se risquer à y toucher.



Derrière elle, Hadi venait tout juste de glisser hors du trou. Pantelant et aussi rouge qu’une tomate. Il décrocha le sac attaché à sa cheville pour se servir une longue goulée d’eau.



- Alors, tu vois quelque chose d’intéressant ?



La petite fille haussa les épaules. « Pas pour le moment. Il y a des cuves, mais elles ne doivent plus servir à rien. »



Hadi tourna la tète pour mieux les observer. « Mouais. Pas de quoi en faire un plat. » Il se releva et épousseta ses vêtements. « On va faire le tour ensemble. Dis moi si jamais tu vois quoi que ce soit de bizarre. »



Les deux enfants débutèrent leur exploration. Malgré l’avertissement des adultes, Alita ne trouvait pas ce lieu terrifiant. A la tombée de la nuit, peut être, lorsque le soleil cessait d’éclairer abondamment. La seule chose inquiétante pouvait être les blaireaux ou les renards, qui avaient sans doute élu domicile dans un coin, mais la petite fille n’en voyait aucun. Elle se réjouissait cependant de pouvoir observer, de temps à autres, des belettes ou des souris détaler.



Au bout de quelques minutes de marche sur le sol humide et crasseux, elle remarqua un plan qui s’était détaché. Elle le signala à Hadi, puis tous deux se penchèrent pour l’observer.



Le garçon remarqua en premier quelque chose : « C’est le plan de notre fort, mais c’est bizarre : les salles n’ont pas le même nom. Et les lettres sont toutes super droites... Regarde : là où on est, ça s’appelle ‘salle autoclaves’ apparemment. »



- C’est quoi des autoclaves ?



Hadi haussa les épaules. « Qu’est ce que j’en sais, moi ? Mais bref, on va prendre le plan. Peut être que Mamie Lucie saura nous dire ce que c’est. »


Alors que le garçon commença à s’en saisir, Alita s’accrocha à la feuille plastifiée : « Attends. Tu vois là : il y a un couloir avec deux autres pièces. On peut y aller ? »



- Bien vu ! On y va.



Arrivés dans le couloir, les deux enfants remarquèrent l'obscurité de l'endroit. Sous leurs pas, de fins volutes de poussière s’envolaient, illuminés par un rayon de soleil. Les deux pièces étaient fermés mais la porte de la deuxième salle , intitulée « maintenance » sur le plan, avait été dévorée au niveau du coin droit. Probablement par des souris, ou des rats…



Alita se sentit soudain nerveuse. Les rats étaient les grands ennemis du clan. Plus encore que les souris. Elles, au moins, se contentaient des récoltes et ne venaient pas dévorer les bébés dans leur berceau. La petite fille se souvint avec dégoût et tristesse du sort de son petit frère, mort deux ans plus tôt dans ces horribles conditions.



- Hadi… Je crois que c’est dangereux ici…



- Hein ? Pourquoi ça ?



- Ben… C’est sûrement des rongeurs qui ont ouvert cette porte. Et si c’était des… tu sais ?



Le garçon eut l’air aussi peu assurée qu’elle. Il se reprit vite. Étonnamment vite. « Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir. »



Avant qu’Alita n’eut le temps de l’en empêcher, Hadi frappa de toutes ses forces dans la partie déjà fragilisée de la porte, agrandissant le trou grignoté. La petite fille ferma les yeux et grinça des dents, terrifiée. Elle s’attendait déjà à entendre la galopade d’une centaine de rats dégoûtants qui les attaqueraient sans merci, Hadi et elle. Cependant, hormis le grincement du bois, il n’y avait aucun bruit, aucun signe d’agitation.



- Tu vois, ils ont du partir.



Alita en voulut au garçon pour son inconscience, mais au moins, il semblait avoir réussi son pari. Il passa son bras dans l’ouverture béante pour chercher un verrou. En quelques clics, la porte s’ouvrit.



Cette salle de maintenance était dans la pénombre. On y distinguait quelques meubles, mais le fond était une masse informe d’ombres noires, évoquant des tas de branches et de pierres. Cette masse là était parfaitement immobile, mais la prudence restait de mise. Les enfants s’avancèrent à petits pas, le temps que leurs yeux s’habituent à l’obscurité.



Ils finirent par remarquer que ces ombres n’étaient pas des végétaux, ni des roches.



C’était des os.



Et parmi ces os se trouvaient des crânes.



Humains.



A leur vue, Alita se glaça d’horreur, oubliant jusqu’à respirer. Lorsqu’elle reprit ses esprits, quelque chose de plus effroyable encore était arrivé.



Hadi avait disparu.



Cédant à la panique, la petite fille hurla le nom de son frère de clan, courut dans tous les sens, trébucha sur les branches de vigne vierge au sol et pleura à chaudes larmes. Pressentant un danger imminent qui l’emporterait, elle aussi. Alita se précipita vers l’entrée et s’y faufila sans faire de manières.



Arrivée à la sortie, elle sentit une main lui serrer violemment le poignet. Une main d’adulte.



Elle tenta de se débattre, en vain. Elle fut brusquement hissée par un homme musclé aux cheveux longs et bouclés qu’elle ne connaissait que trop bien : Jalal, le père de Hadi. Alita fut tellement soulagée de voir un membre de son clan qu’elle en oublia le fait que sa désobéissance venait d'être découverte. Son frère de clan se trouvait assis par terre, son joli visage figé dans une expression de terreur pure. La petite fille compris alors que tous deux recevraient une punition qui leur ferait envier le sort des morts de la salle maudite.



***


- Alita ?



La petite fille leva les yeux. Cela faisait plusieurs semaines que sa mère ne lui avait pas adressée la parole, ni aucune autre personne d’ailleurs. Sa punition avait consisté en un traitement silencieux de la part du clan entier, y compris de la part d’Hadi, à qui personne ne parlait non plus. Les larmes aux yeux, Alita ne put s’empêcher de sourire de soulagement.



- Grand-mère Lucie veut te parler. Je vais t’accompagner chez elle.



L’intéressée hocha la tète. Avant que la punition ne soit réellement levée, il lui fallait encore se justifier auprès de l ‘aînée du clan. Cependant, elle n’avait pas peur. Mamie Lucie était toujours douce et calme avec elle, et pardonnait facilement les erreurs des enfants.



Arrivées devant la maison, séparée du reste du fort par les champs de haricots. Alita et sa mère furent reçues par Grand-mère Lucie, qui semblait bien plus serieuse et anxieuse qu’à l’accoutumée. Son sourire d’ordinaire si chaleureux était crispé. Elle salua pourtant sa petite fille avec enthousiasme.



- Bonjour, ma toute belle ! Tu peux nous laisser, Manon.



Une fois sa mère partie, Alita fut invitée à entrer dans la cuisine. Un copieux goûter l’attendait sur la table. Elle s’y assit et attendit l’autorisation de sa grand-mère pour commencer à manger. Comme il était bon de pouvoir à nouveau profiter de la saveur sucrée et moelleuse d’un gâteau à la carotte !



- Alita. Sais-tu de quoi j’ai envie de te parler, aujourd’hui ?



La petite fille déglutit péniblement sa bouchée de gâteau, peu pressée d’aborder le sujet délicat qui l’amenait. « Tu veux parler de la salle maudite ? »



- Précisément. J’en ai déjà discuté avec Hadi. Il regrette beaucoup de t’y avoir emmenée et il m’a promis qu’il n’y reviendrait plus. Est ce que tu comprends pourquoi il ne faut pas y aller ?



La question était simple, mais y répondre se révélait plus difficile que prévu. Plongée dans un silence glacial pendant de longues semaines, Alita avait eu tout le loisir de réfléchir à l’étendue de sa bêtise, mais plus elle songeait à cette salle, moins elle comprenait en quoi elle avait pu se révéler dangereuse. Les ossements faisaient peur, mais ils ne risquaient pas d’attaquer qui que ce soit.



- Pas vraiment…



Mamie Lucie plissa les lèvres, s’étant manifestement attendue à cette incertitude. « Dis moi, ma chérie: t’a-t-on déjà appris ce que « tabou » veut dire ? »



Alita secoua la tète.



- On dit qu’une chose est « taboue » quand c’est difficile d’en parler et qu’on préfère se taire. Ce n’est pas un secret, mais c’est quelque chose de désagréable ou de gênant. Comme la mort ou les gros câlins que se font les adultes, par exemple.



La petite fille se mit à rougir, amusée et gênée à la fois.



- Alors la salle maudite est taboue. C’est ça, Mamie ?



- Exactement. C’est pour ça que tu ne dois plus y aller.



- Mais pourquoi on a mis des morts ici ? D’habitude, on les brûle et on les enterre dans la fosse, non ?



Mamie Lucie poussa un grand soupir, les yeux dans le vague. Ses mains étaient tremblantes et Alita s’en inquiéta. Elle ne l’avait jamais vue dans cet état auparavant.



- Tu comprendras mieux quand tu seras grande, ma belle. Mais tu dois au moins savoir ceci : le souvenir qui leur est associé est très douloureux pour tout le monde. Ils nous rappellent que, pour survivre, nous devons parfois faire du mal. Personne n’a envie de s’en rappeler. Est ce que tu peux me promettre de ne plus en parler ?



Impressionnée par le ton grave de sa grand-mère, Alita acquiesça sans broncher.



- C'est bien… soupira Mamie Lucie avec un grand sourire. Allez, finis ton goûter et va rejoindre Hadi.


La petite fille obéit. En sortant de la maison de sa grand mère, elle sentit que quelque chose avait changé.  Peut être étais-ce le monde alentour, qui lui paraissait plus sombre, où bien ce changement était -il interne? C'était comme un poids sur l'estomac, un goût amer dans la bouche et une honte, profonde et douloureuse, qui ne voulait pas disparaitre.  


"Il faut arreter d'y penser, c'est tout...", songea Alita. 

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