Les Pissenlits

9 minutes de lecture

Des tambours grondent au loin, à côté ; partout. Ces presses cyclopéennes frappent, furieuses ; déploient leurs chocs dans les pores de chaque matériau. Les tremblements de bétons agitent la Structure dans cette sarabande inébranlable, immuable, imperturbable.

Ainsi s’érige le dédale de blocs gris, où ne luit nulle lumière ; où ne survit aucun souffle. Ici, c’est le règne du froid, du métal, du bruit ! Scies, tours, fraiseuses, perceuses à colonne, décolleteuses, aléseuses, visseuses ; et autant de bras mécaniques pour entretenir cette orfèvrerie ! Chacun s’accorde dans une danse stakhanoviste jusqu’au mirage de l’épuisement.

Sans relâche, boulons, écrous se serrent ; plaques, tiges se courbent. Pour quelle destination ? Pour quelle finalité fantasque ? Qui le saurait… La Structure s’ourle et se gonfle depuis son Cœur. Lui-même a perdu la raison en suivant sa raison d’être. Son battement charrie le flux des matières ; les charpentes, les passerelles et les arches s’érigent à ses ramifications, par-delà un cosmos désossé, au bout du bout du bout. En vain. Sans contrôle.

La Structure grandit pour conquérir le néant.

Boom, ᵉᵗ ˢᵘⁱⁿᵗᵉ ˡᵉ ˡᵘᵇʳⁱᶠⁱᵃⁿᵗ ᵈᵉˢ ᵖⁱˢᵗᵒⁿˢ

Boom, ᵉᵗ ᶜʳⁱˢˢᵉⁿᵗ ˡᵉˢ ᵐᵉᵘˡᵉˢ ᵉⁿ ᵖˡᵘⁱᵉ ᵈ’ᵉᵗⁱⁿᶜᵉˡˡᵉˢ

Boom.

Et s’éveille l’être errant.

Ma carcasse s’étire dans un grincement rouillé. Je le perçois à peine. Voilà bien longtemps que les sens m’ont délaissé. Le parfum de l’huile file en fumet fané ; le vacarme des moteurs s’étouffe en chuchotements ; les balèvres du béton s’effacent dans l’amas gris ; les vibrations des chaînes d’assemblage m’effleurent en fourmillements insignifiants. Le goût des jours passé a déserté ma bouche. Depuis combien de temps me perds-je dans ce dédale ? Cent ans ? Mille ans ? Mille milliards d’années ? Le temps s’est vidé de son arrogance. Je ne sens plus son emprise, je ne sens plus rien, et pourtant, je l’ai senti.

Cette infime pulsation. Le Cœur a résonné dans le mien. Il a électrisé mes nerfs de ses appels, ouvert les soupapes d’une volonté tarie.

Je me rappelle.

Je me rappelle mon voyage éternel. Le vagabond a un but. Une ligne de mire, un diable d’objectif ! Il tire mes fils pour m’animer de mouvements erratiques. J’ai marché, j’ai marché si longtemps et je dois encore marcher, alors que s’approche la fin. Un pas. Deux pas. Je. Dois. Avancer. Moi seul peux l’accomplir !

Car je suis l’Élu.

— Bah ça, dis, mâte-moi ce gringo… Ça sait pu mettre une patte d’vant l’autre.

— Encore un qu’a dévissé un boulon. Laisse. Les Nettoyeurs vont s’en occuper.

Hagards, mes yeux quittent le refuge du sol. Des tapis balafrent le ciel-métal jusqu’à l’horizon, traversé de containers et assembleuses. Rien de nouveau sous le soleil artificiel, si ce n’est la concentration de robots qui s’accroît en cet endroit. Je les vois, fourmis cavalantes, jongler d’un poste à l’autre ; chorégraphie régie par leurs circuits. Aucun n’ose déroger. Pourtant, quelques têtes se tournent en angle obtus pour observer la nouvelle attraction ; le grain de sable dans le rouage.

Je les intéresse. Qu’importe la meilleure programmation, je viens tromper leur ennui millénaire.

Ceux qui le peuvent ralentissent sur leur plan de déplacement, jusqu’à former un cercle intrigué autour de moi. En face, une imposante cloison de métal s’élève à perte de vue. Un frémissement d’excitation sans pareil se réveille dans mes veines. Il est là !

Boom

Boom

Boom

Le Cœur, la fin.

Et ces idiots de robots me barrent la route ! Je cherche du fond de mes entrailles cette voix impérieuse que je n’ai plus l’habitude d’invoquer.

— Écartez-vous : je dois me rendre au Cœur !

Leurs diodes oculaires s’allument et s’éteignent en clignotements amusés. Les sorties audio de leurs boîtes de conserve pouffent de concert.

— C’est pire qu’un boulon dévissé, plutôt un circuit grillé.

— Complètement frappa-dinguo celui-là.

— Où est ton poste, p’tiot ? T’as dû tomber de haut…

— En voilà un robot rigolo qu’a zappé sa révi’ ! Il sait pas qu’y’a qu’les humains qui peuvent rentrer dans le Cœur ?

Mes poings se contractent, je redécouvre le contact de mes chairs. La rage revigore mes sens.

— Je ne suis pas un robot. Je suis humain.

J’insiste sur ces derniers mots. Ce n’est pas nécessaire. Les machines n’éprouvent pas de défaillance auditive et leurs mines atterrées — lorsqu’ils peuvent l’afficher — se figent dans un silence consterné. Bientôt, le ballet de leurs obligations reprend et des remplaçants relayent leur parole.

— N’importe quoi.

— Ce zozo est fêlé du ciboulot.

— Se prendre pour un humain… pour un Dieu ! Première fois que je vois un robot mégalo.

— On lui a pas appris que les humains ont disparu depuis 56 889 214 756 cycles de productions ?

Bientôt, le robot-menteur n’intéresse plus leurs circuits. Mystère élucidé : je suis fou ! Maintenant, cette plaque ne va pas se frapper toute seule. Au boulot !

Je soupire et reprends la route à présent dégagée. Pauvres imbéciles… C’est pour eux que je m’acharne. Je dois faire cesser cette folie ; décharger ces Sisyphes de leur fardeau. Mais que feraient-ils de leur liberté ? Ils ne connaissent rien d’autre.

Peu importe, je suivrai ma mission.

Mes pas me mènent jusqu’à la cloison sans défaut. Alliage hybride, conçu inviolable pour préserver le plus sacré des trésors. Je plaque mes mains sur son ventricule.

Boom

Boom

Boom

J’enfonce mes mains dans sa chair de métal brûlant — ou sont-ce mes paumes qui fondent cette protection risible ? Derrière moi, le silence. Le fracas des rondes, des cliquetis et des machines s’est suspendu, le temps d’un instant. Je sais que ces imbéciles boulonnés me dévisagent comme le nouveau messie. Dieu est revenu ! Je ne leur rends pas leur attention.

J’entre.

L’intérieur se décline en stries de noir et de blanc, de 0 et de 1 ; une décoration binaire tout ce qu’il y a de plus austère. Au moins, le dédale avait-il la décence d’afficher un sens ! Un haut et un bas ; un endroit et un envers. Ici, tout se confond dans ces pellicules de codes. Mes ancêtres auraient-ils pu seulement m’aider d’un plan ? Ils n’en avaient pas pour la Structure, ils n’en auront pas pour le Cœur. Mais peut-être puis-je demander ma route ?

— Excusez-moi, cher gardien modélisé sous l’apparence d’un chat roux primitif — d’ailleurs, pour quelle raison mes ancêtres ont-ils choisi cet avatar ? — sauriez-vous m’indiquer où je puis accéder aux commandes d’arrêt de la Fabrique ?

Le félidé ouvre ses yeux jaunes sur moi. Je l’ai dérangé en pleine sieste. Il trône sur un coussin de pixels invisibles, tandis que son panache fauve balance dans le vide. Un bâillement, puis la session d’étirement, et Sa Majesté daigne répondre au représentant de ses maîtres.

— Qui crois-tu être pour imaginer enrayer l’expansion de la Structure ?

— Je suis un humain. Vous me devez obéissance !

Nullement impressionnée, la bête entame sa toilette. Sa langue râpeuse lèche le dos d’une patte velue. Je dois rêver, mais je jurerais voir un sourire pernicieux ourler ses babines.

— Pour ta gouverne, ceux que tu convoites pour ancêtres vénéraient mon espèce dans des temps anciens. Je fus déifié par des bâtisseurs de pyramides, crains pour ma sorcellerie par des bâtisseurs de cathédrales, adulé pour mes pitreries par des bâtisseurs de gratte-ciel ; il est légitime que je sois sacré empereur de la bâtisse ultime. De la Structure ! Alors je vais répéter ma question, misérable intrus, qui crois-tu être pour surpasser mon pouvoir ?

Le chat roux s’est redressé, altier dans sa petite prestance, et moi, je perds soudain contenance face à son assurance. Mon but me cingle le crâne. Il est inscrit dans mes gènes, dans ma chair, je sais ce que je dois faire. Mais qui je suis ? La question me déroute ; la réponse ? Ensevelie dans les limbes d’une mémoire trop ancienne.

En face, les ondulations du matou fielleux me narguent.

— Oh, tu ne sais pas ? Peut-être devrions-nous vérifier ton programme ? Plongeons dans tes souvenirs enfouis et voyons si tu dis vrai ! Si tu es bien humain, je te laisserai le contrôle. Si tu m’as menti, je te reformaterai.

Je bombe le torse. Je sais que je suis humain, alors je ne crains rien. Confiant en cette solution, j’accepte le marché. Le chat ravi tournoie et plie ses membres comme pour se préparer à sauter.

— Parfait. Ne bouge pas. Ça ne fera pas mal…

Qu’est-ce qui ne fera pas… Le matou bondit. En plein vers ma tête ! Alors que j'ai anticipé la réception d'une boule de griffes et de poils, le décor s’efface — ou plutôt, nous apparaît.

Le calme.

Une senteur florale envahit nos narines. Un air sain et frais caresse nos joues, nous dorlote dans son cocon de bien-être. Des pissenlits ! Partout ! Exit les machines crasses et suintantes. Un champ jaune de fleurs parsème une étendue de vert, étirée aux confins. D’arbres magistraux, organiques, le vent arrache un crachin de feuilles qui tournoient en barouf d’honneur avant de se lover contre terre. La Terre ! Terre sur laquelle s’embrase un soleil ardent, joyau couronnant le berceau de l’humanité.

Les sens retrouvés traversent nos corps en torrents. Une émotion fulgurante empoigne nos cœurs, déborde de nos yeux. Ils restent secs.

— Encore en train de bricoler cet enfant ? Pourquoi s’obstiner, Jacob ? Douterais-tu de notre projet ?

Nous nous détachons du spectacle de la fenêtre. Dedans, un homme s’attèle sur les fils qui dépassent de nos carcasses. L’autre se tient dans l’embrasure d’une porte. À contre-jour dans le filet de lumière qui en transperce, nous ne distinguons pas ses traits, mais ses bras croisés et son ton marquent la désapprobation.

Notre Créateur ne se détourne pas, inlassable ; résolu. Il assène, laconique :

— Pour nous laisser le choix.

— Le choix ? Tu veux laisser le choix d’anéantir notre quête pour l’Olam Haba — nos rêves ! — entre les mains d’un robot ?

— Ce n’est pas un robot, Amos, mais un vaisseau.

Un moment suspendu d’incrédulité, Amos abdique, bras ballants.

— Explique-toi.

Le vieux créateur se tourne vers la fenêtre, comme s’il pouvait tirer sagesse de la contemplation des pissenlits.

— Il n’est rien, seulement un lien avec le Sheol. En lui, nichera la mémoire de l’humanité. Notre mémoire. Ainsi, vois-tu, quand la Structure aura dépassé les espoirs de ses créateurs, quand nous en aurons perdu le contrôle, nous serons toujours là pour choisir d’arrêter ou de persévérer.

— « Quand » ? Es-tu pessimiste à ce point ?

Le vieil homme sourit ; d’un sourire fané. Ses paumes éreintées se posent, fermes, sur les épaules d’Amos. Rassurer un pair lorsqu’on doute soi-même ; voilà une entreprise plus difficile que concevoir des mécaniques élaborées.

— Nous ne foulerons pas l’Olam Haba de notre vivant. Nos enfants non plus. Nos arrière-arrière-arrière-petits-enfants non plus. Pourtant, je ne lutte que pour voir la Structure poser sa première pierre. La Structure… Notre nouvelle maison, notre refuge, notre arche de Noé, notre sursis ; notre nouvelle Terre ! Regarde ces pissenlits, dernier vestige d’un monde à l’agonie. Le Soleil nous abandonnera bientôt ; la Structure est notre issue. Mais qu’elle ne nous prive pas du choix dont nous sommes à présent démunis !

Aïe !

Des griffes râpent nos torses. Nos yeux retrouvent le chat dans son royaume binaire. Prunelles dilatées et museau humide, le matou roux tout doux roule un dos soucieux.

— Pardonnez-moi, maîtres. Vous aviez raison. Vous êtes humain. Vous êtes les Humains. Voici la procédure d’arrêt.

Et de l’amas de pixels, émerge un glacis de glyphes. Nos paupières se plissent dans un effort de déchiffrer ces écritures, d’en raviver la compréhension.

« Êtes-vous sûrs de vouloir arrêter l’expansion de la Structure ? »

OUI | NON

— Pourquoi me demandes-tu confirmation, le chat ? Je suis venu dans ce but. Je suis le Virus ; le Destructeur ; Celui par qui doit cesser la folle démesure de l’Homme.

Gêné, le félin danse une valse avec lui-même, sa queue agite l’air comme pour enrayer l’inéluctable.

— Mais vous n’êtes pas seul. Le choix pèse sur les épaules des milliards de consciences qui se sont succédé au travers de votre Histoire, celles qui reposent désormais dans le Sheol et attendent avidement l’arrivée prochaine à l’Olam Haba. Loin de moi l’idée de vous influencer, Ô Maîtres Créateurs, mais souhaitez-vous vraiment détruire les espoirs qui vivotent en vous ? Je disparaîtrais. L’ensemble des êtres, machines, robots, automates que vous avez croisés durant votre long périple perdraient leur raison d’être. Voulez-vous les condamner à la déréliction ? Réduire à néant nos efforts et le prodige technologique de l’extrusion infinie de la matière ?

Nous planons un moment, ou quelques éternités, en suspens.

— Dis-moi, le chat, quelle taille a atteint la Structure ?

— Son diamètre actuel est de 9 956 années-lumière.

Nos âmes s’affolent, peinent à se représenter un équivalent à cette dimension. Si grand et toujours pas d’Olam Haba… Avons-nous dépassé les limites de l’impossible ? Notre quête serait-elle vaine ?

— Alors ?

Le choix repose entre nos mains. Entre celles de toutes les âmes humaines ayant jamais vécu. Dans les miennes, dans les nôtres, dans les tiennes. Oui, toi ! Tu fais partie de nous, le choix t’appartient aussi. Qu’en dis-tu ?

Faut-il arrêter la Fabrique ?

OUI | NON

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Scribopolis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0