L'Usine de Tonlee

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Un véhicule fit halte au bord d’un chemin de terre qui longeait la vieille usine. Trois portières s’ouvrirent et se claquèrent, trois silhouettes se tinrent devant la forêt. Lampe torche en main, pointée vers le lieu de leur convoitise, ils commencèrent leur expédition nocturne. L’idée venait de l’un d’eux : une sortie urbex dans la vieille usine désaffectée de la ville, seul lieu d’intérêt pour les jeunes d’aujourd’hui. D’après les journaux locaux, l’endroit aurait été fermé au public pour faute financière il y a vingt ans, et pour certains accidents inexpliqués.

Des accidents… Morgan avait un doute concernant cette thèse. Une ouvrière avait été retrouvée compressée dans l’une des machines ; un technicien fut porté disparu pendant près de dix jours et avait forcé l’arrêt de toutes les machines, il fut retrouvé le onzième jour, gisant dans l’une des cuves. Crimes ou négligence, personnes n’avaient eus de réponses malgré les nombreuses enquêtes menées par les autorités.

La police fut contrainte de boucler le secteur, et le propriétaire de mettre la clé sous la porte. Pendant dix ans, ce lieu se retrouva abandonné, laissé à la nature. Et même clôturés, quelques courageux avaient trouvé le moyen de passer et de visiter ces bâtiments délabrés. Certains revinrent victorieux, d’autres… ne revinrent jamais.

Au poste de police, un panneau d’affiche était réservé aux portées disparues dans les alentours de la colline où se trouvait l’usine. La colline des abandonnées, voilà le nom que les habitants lui avaient donné. Surplombant la ville, abritant une vaste forêt, et la fabrique. Les familles déconseillaient à leurs enfants de s’aventurer plus loin que l’entrée du chemin de terre.

Mais Morgan n’était plus un enfant. Monrad et Jacob non plus.

Les trois amis commencèrent par entrée dans le bois, Olga devant, truffe au sol, humant toute odeur attirante pour un chien. Ils avançaient doucement, pour cause, la végétation était vierge et dense. Malgré le tissu épais de son bas, Morgan pouvait sentir l’aiguille des ronces piquer sa peau. Certaines branches mal tenues par Jacob avant lui fouettaient son visage en reprenant leurs places d’origine.

Après une longue marche de trente minutes, Monrad les informa de leur arrivée : le grillage était droit devant. Il n’était pas électrifié, mais haut de trois mètres. Néanmoins, ils n’étaient pas les premiers à venir ici, le trou béant fait dans les mailles en était la preuve. Bien que Jacob affirme qu’il s’agisse de l’œuvre d’être humain, Morgan ne pouvait pas éloigner la piste d’animaux. Après tout, personne n’avait aperçu les bêtes qui rôdaient dans ces bois, personne ne savait à quoi certaines d’entre elles pouvaient ressembler ni quelle force elles avaient.

Ils se faufilèrent à travers l’un des trous, et se retrouvèrent devant la grande bâtisse délabrée de l’usine. Le lieu était divisé en trois grandes zones : l’entrepôt, les bureaux, et la chaîne de production. Monrad déclara qu’il s’agissait de l’entrepôt—déduction faite grâce à la taille gigantesque des portes closes.

Le bâtiment comptait trois étages. Les murs de briques rouges étaient percés par d’innombrables rangés de fenêtres—certaines vitres brisées, d’autres, encore intactes—dont l’opacité était altérée par la saleté, la poussière et quelques tags passé. La végétation avait repris ses droits sur l’implantation humaine : des arbres gigantesques se tenaient proche de la bâtisse dont les racines serpentaient sous la terre et fissuraient le bitume, le lierre grimpait sur les cloisons comme un parasite, se faufilant par toutes ouvertures possibles, des buissons s’étaient fixés un peu partout dans la zone.

Bien que la journée ait commencé avec de belles éclaircies, petit à petit le temps était étrangement devenu bien sinistre, des nuages grisâtres avaient surplombé le ciel azuré, les couvrant ainsi d’un voile opaque qui rendait l’atmosphère bien plus froide. Ils n’entendaient plus le son de certains insectes, aucun bruit d’oiseaux, il n’y avait qu’une brise si fine qu’ils pouvaient à peine percevoir son sifflement.

Bien qu’un sentiment d’isolement s’immisçait en eux, cela ne les découragea pas. Monrad ouvrit la marche en se dirigeant vers l’entrée du bâtiment, mais due se rendre à une évidence : malgré les nombreuses visites que cet endroit avait reçues, personne n’avait emprunté l’entrée principale, car les portes étaient toujours closes.

Jacob jeta un coup d’œil le long des murs, et chercha une ouverture par une fenêtre ou une autre porte. Chacun essaya de trouver le moyen de pénétrer dans ces lieux. En faisant quelques pas sur le flanc droit de l’entrepôt, Morgan s’arrêta d’un coup, un long frisson parcourut l’arrière de sa nuque : il se sentait épié. Il fit volteface et examina les alentours, mais il ne vit—à l’exception d’Olga qui s’était assise face à lui, remuant la queue pour exprimer sa joie—rien. Il inspira, expira, et secoua la tête. Ils étaient seuls.

Monrad les appela sur le flanc gauche. Il avait trouvé une entrée par l’une des fenêtres brisées, le reste de la vitre jonchait le sol. Il fut le premier à se hisser sur le rebord, et pris Olga dans ses bras pour la passer de l’autre côté. Jacob fit la courte échelle pour permettre à Morgan de passer à travers l’ouverture. En moins de cinq minutes, les trois acolytes—et leur compagnon à trois pattes—étaient à l’intérieur.

Ils furent étonnés de la taille gigantesque de la salle dans laquelle ils se trouvaient. Les murs étaient d’un gris salis par le temps, moisi par l’humidité et craquelé par la chaleur. Ils étaient soutenus par de grandes barres de fer rouillé et endommagé, certains boulons ne se trouvaient plus fixés. La pièce était vide de toutes marchandises ou objet en tout genre, mais le sol était, par endroit, recouvert de cadavres d’insectes en tout genre, grillé par la chaleur de l’été, et le givre de l’hiver. De grand raille était incrusté dans le sol à la façon de chemin de fer, qui devait permettre le transporte de lourde charge à travers l’entrepôt.

Ils continuèrent leur visite en prenant garde aux endroits où ils posaient leurs pieds. Après une quinzaine de minutes, Monrad vint à la conclusion que rien d’intéressant ne se trouvait ici, et proposa de passer par les bureaux à l’étage pour rejoindre la chaîne de production.

Les bureaux se trouvaient dans les étages supérieurs, accessibles grâce à de grands escaliers métalliques fixés aux murs. Du coin de l’œil, Morgan chercha un autre moyen de rejoindre la zone de fabrication, mais dû se résigner à emprunter le chemin désigner par son ami.

Olga eut de la difficulté à gravir ces marches, mais elle fut la première arrivée au deuxième étage et attendit ses camarades avec impatience. Ses amis bipèdes prenaient leurs temps, le crissement du métal à chacun de leurs pas ne les rassurait pas, et un accident était l’une des pires choses qui pouvaient leur arriver.

Mais ils réussirent.

Ils s’arrêtèrent devant la porte des bureaux, et se regardèrent à tour de rôle. Alors que le rez-de-chaussée était relativement vide, l’étage était saccagé. Les tables étaient renversées, les étagères vidées, les placards éventrés, les chaises démantelées. Des feuilles étaient éparpillées sur le sol avec de nombreux objets—des restes éclatés—qui devaient être posés sur les bureaux.

Ils avancèrent dans ce capharnaüm démesuré, en faisant attention à chacun de leurs pas. Monrad prit la décision de porter un court instant sa chienne par peur qu’elle ne se blesse sur des éclats de verre. Morgan prenait son temps, observant chaque recoin, essayant de comprendre.

L’usine avait été fermée certes, mais les employés avaient eu le temps de quitter le lieu. Alors pourquoi y avait-il un si grand bordel. Était-ce les visiteurs précédents qui n’avaient pas respecté les règles de l’urbex et avaient saccagé le lieu plus que le raisonnable ? Ou était-ce autre chose ?

Son attention fut reportée sur une pile de documents éparpillés sur un bureau. Il coinça sa lampe torche entre sa joue et son épaule, et prise le tas en main. La sensation du papier froissé, froid et humide contre le bout de ses doigts le rendit anxieux. Il s’agissait d’article de presse imprimé, faisant l’objet d’un seul et même sujet : la bête de Tonlee.

Il parcourut quelques lignes qui parlaient d’accident dans la colline, et d’une créature inconnue. Pris dans sa lecture, il mit un temps avant de prendre conscience des bruits qui l’entourait soudainement. Il s’était mis à pleuvoir. Il tourna la tête et observa Jacob un peu plus loin qui lui faisait signe d’approcher.

Reposant l’amas de documents, il fit halte un bref instant, et pris la décision de dérobée l’un des articles. Plier en quatre, il l’enfonça dans la poche de son manteau, repris sa lampe torche et rejoignit son ami. Il écarquilla les yeux en se rendant compte du problème qui leur faisait face.

Le toit s’était effondré, sans doute à cause du temps et des intempéries de ces vingt dernières années. La mousse en recouvrait une grande partie, la pluie ruisselait jusqu’à leurs pieds. Monrad les appela en suivant son chemin : franchir le morceau effondré. Morgan eut la subite envie de l’insulté, mais Jacob fut plus rapide et entama la traversée.

Pas après pas, ils avançaient lentement sous la pluie. Les gouttes d’eau perlaient sur les mèches ébène du jeune homme, mais ses yeux fixaient sans cesse ses pieds, par peur de chuter. Une exclamation de la part de Monrad le fit sursauter, il glissa. Pas bien loin, mais la mousse humide sous ses chaussures avait eu raison de son appréhension. Il se retrouva allongé sur le toit, grognant de douleur.

Jacob revint sur ses pas pour l’aider à se relever rapidement. Il s’était fait mal au poignet—rien de grave—et mit un temps avant de se relever. Il maudit son ami pour son éclaircissement de voix inutiles qui l’avait effrayé, mais ils allaient bien, c’était le plus important.

Malgré ses vêtements humides, Morgan insista pour continuer. Ses amis acquiescèrent et le suivirent. Ils descendirent de nouveaux escaliers et finirent par arriver dans la dernière zone de l’usine : la chaîne de production.

Presque immédiatement, une odeur vint piquer ses narines. Une forte odeur désagréable, un mélange entre le soufre et la mort. Il n’était pas serein à l’idée de rentrer dans ce lieu, encore moins lorsque leurs torches illuminèrent l’étendue de la pièce.

Comparée à l’entrepôt, la fabrique était dans un piteux état de destruction. Certains murs étaient effondrés, les fenêtres éclatées, des machines recouvertes de poussières et d’excrément d’animaux. Des trous béants perforaient le sol par endroit, la végétation avait fait un dur labeur pour reprendre ses droits ici.

Mais l’odeur persistait.

Si fort qu’ils furent contraints de se couvrir une partie du visage. Mais ses yeux continuaient de lui piquer. En examinant un peu la pièce, Monrad finit par trouver la raison de cette puanteur cadavérique, et interpella Morgan à côté de lui.

Trois pas de trop, il eut un haut-le-cœur. Il se recula, un gout amer et pâteux dans la bouche, il se pencha et vomis. Jacob accourut à leurs côtés, mais se recula également face à la découverte de son ami. Il préféra aider Morgan à reprendre des couleurs après ses vomissements soudains. Le gout ne voulait pas partir, même après plusieurs gorgées d’eau.

Monrad aurait ri de la réaction de ses camarades en temps normal, mais ce lieu ne le lui permettait pas. Ses yeux se posèrent sur le cadavre en décomposition qui se trouvait étalé à un mètre de lui. Sans doute un animal—il l’espérait—qui s’était fait tuer, ou était venu mourir en paix ici. Son stade de décomposition était avancé : l’intérieur de son corps était en train d’être vidé par les nombreux asticots grouillant en masse, gigotant dans tous les sens. La peau s’était asséchée, comme un tissu humide laissé trop longtemps au froid, devenant dure comme du plâtre. Sans compter l’immense marre de sang séché autour de la carcasse.

Cette découverte n’était pas rassurante. Morgan désirait quitter ce lieu au plus vite. Mais ses amis n’étaient pas du même avis. Ils n’avaient pas encore visité l’entièreté de la chaîne de production, et Olga avait disparu de leurs champs de vision.

Jacob s’inquiéta, et l’appela à plusieurs reprises. Mais aucune réponse, aucun aboiement, aucun jappement, rien. Ils étaient seuls.

Morgan commençait à en douter. Ils se regardèrent, l’angoisse se lisait sur leurs visages. Tout plaisir dans la découverte s’était dissipé dans un voile d’ignorance et d’inquiétude. Le vent souffla dans le feuillage des arbres environnants, la pluie s’abattait avec plus de force sur le toit du bâtiment, mais les trois amis ne bougeaient pas.

Ils le savaient. Ce n’était pas seulement Morgan. Ils ressentaient ce même sentiment de peur, d’oppression soudaine et abstraite, comme si quelque chose rôdait non loin d’eux et qu’ils étaient en danger. Comme si, tapis derrière les très, très, nombreux arbres qui parsemaient la colline, ils étaient épiés.

Puis, un lourd craquement les fit sursauter, suivi de jappements aigus provenant d’Olga. S’en fut trop. Monrad appela sa chienne au pied, hurlant son nom alors qu’ils se dirigeaient vers l’un des murs effondrés pour s’échapper.

La chienne sortit de l’ombre du fond de la bâtisse et accourut vers son maître. Les trois garçons passèrent le grillage et s’enfuirent dans la forêt, ne se retournant pas, courant pour leurs vies.

Il pouvait l’entendre. Le craquement frénétique des branches sous la pression du poids, une respiration saccadée, une masse qui se déplaçait. Sept minutes de courses dans la forêt, et le chemin de terre fut en vue.

Jacob déverrouilla le véhicule, et chacun s’engouffra à l’intérieur, claquant les portières et les verrouillant. Il alluma le moteur, appuya sur l’accélérateur et fit demi-tour rapidement, prenant la direction du centre-ville.

Sur la banquette arrière, essayant de reprendre son souffle, Morgan ne put s’empêcher de se retourner pour s’assurer d’une chose. À travers la lunette, il ne vit rien sur le chemin, rien. Ils étaient seuls.

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