Exploitation

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Une pluie de cendres glisse sur ma vêture imperméable, ma vision est imprécise.

Je peine sous un ciel de plomb nuancé d'amarante et m'en remets à la signalisation lumineuse.

Au travers de mon masque couvert de buée, mes yeux, rougis de fatigue la distingue à peine.

Les diodes fluorescentes, unique éclat cru de cette ambiance blafarde, longent les innombrables tuyaux anthracite. Ceux-ci courent sur le sol tourmenté, depuis les citernes de la vieille cité à dix kilomètres au sud, jusqu'à la centrale biscornue édifiée sur cette plaine éternellement battue de bourrasques toxiques.

Les tubulures plongent ensuite dans une excavation abyssale où surnage une brume pourprée : profondeurs de la terre, magma brûlant, source d'énergie convoitée : inépuisable ?

Elle est l'origine des séismes réguliers qui, parfois, me font tituber.

Mon travail ? Repérer d'éventuelles fuites et le cas échéant les colmater.

Mon antienne ? Que la production ne s'arrête jamais, quels qu'en soient les coûts.

Je ne suis pas seul à œuvrer dans ce sens, d'autres vérificateurs cheminent le long des conduites serpentines.

Tous ont à cœur d'effectuer leur ouvrage pour le plus grand bien de la communauté.

Chacun reçoit pour sa tâche de quoi se nourrir.

Avant, je peinais au gouffre, au cœur d'une atmosphère ignescente, crépitante.

La protection que je portais : à peine suffisante pour me prémunir.

Ma respiration : sifflante.

Mon souffle : ténu.

Inspiration : une goulée de feu, de poussière envahissante que les filtres de mon masque usagé laissaient passer.

Expiration : une impression d'étouffement, de mort imminente, maintes fois repoussée.

Langue raboteuse, lèvres desséchées, gorge assoiffée.

À cette époque, j'ouvrais, refermais des valves continuellement pour que la lave soit aspirée dans les tubulures.

Je me souviens de mes gants si peu isolants, de mes mains brûlées, cloquées, couvertes de plaies. Que de douleurs, lancinantes fulgurances, ardeurs usant mon courage.

Mes lèvres se serraient, j'étouffais mes cris, tant de chagrin : le retenir !

Le soir venu les onguents curatifs apaisaient, ôtaient les supplices, mais le lendemain tout recommençait.

Je garde des traces sur mes doigts, elles me remémorent parfois les soupapes incandescentes.

Je sens l'iridescence parcourir mes stigmates, ma mémoire essaie-t-elle de me tromper ?

Mes doigts effleurent-ils un mur, une pierre, du métal ? C'est à peine si la rugosité ou le lissage froid interpelle les empreintes cicatricielles.

Qu'ils s'approchent d'une simple flamme, naissent alors de corrodantes réminiscences.

Je ne peux oublier, mais je le dois !

Je repousse mes pensées, elles m'ont amenée bien trop loin de mon travail.

Je me concentre, essuie la pluie cendreuse qui souille mes lunettes, reprends mon inspection.

Je darde mon pistolet thermique sur les sinueuses conduites, car les inopinées fissures il m'indique.

Son faisceau bleu argent balaie le revêtement ignifugé des contenants, il virera à l'orange s'il rencontre un problème. Cependant, c'est moins ce signalement visuel que le son aigu émis qui m'alerte.

Ma vue, hélas n'est plus ce qu'elle était, inversement mon ouïe demeure très fine. Cela compense ma déficience oculaire.

Ainsi puis-je accomplir correctement ma mission.

Ce matin-là, je parcours le tube 10. Un des plus importants, quoique qu'ils le soient tous.

Celui-ci a de particulier que la matière est directement destinée à l'usine de transformation pour la région Europe.

D'elle dépend l'approvisionnement en énergie du continent.

J'entends le magma couler avec aisance à l'intérieur du boyau. Il semble d'excellente qualité, d'une réelle fluidité.

La substance remarquable dont est faite la tubulure, assure l'imperméabilité structurelle. Ainsi, la température constante permet au basalte de rester bouillant, aqueux.

Je continue mon périple, il ne s'arrêtera qu'à la pause de midi...

*

Rassemblés dans un préfabriqué, mes collègues et moi mangeons en silence. Nous ne nous parlons pas. Notre travail commun est au centre de nos pensées. Ils nous importent peu de discuter. D'ailleurs de quoi pourrions-nous deviser ? Cela nous ferait perdre un temps précieux.

Au-delà de l'insipidité de la nourriture que nous avalons, du liquide tiédasse que nous buvons, des odeurs âcres que nous respirons, notre horizon n'a qu'un nom : production.

Il en a toujours été ainsi, d'aussi loin que je me souvienne.

Pourtant, parfois, lorsque la nuit descend, allongé sur mon grabat, je me surprends à rêvasser, tout éveillé.

J'ai des visions de ciel bleu, de soleil éclatant, d'une maison blanche construite en haut d'une colline, d'arbres à la ramure impressionnante.

Je sens un vent doux et la chaleur de l'astre du jour sur mes joues.

Je reconnais des senteurs plaisantes, parfumées, surprenantes venant de massifs de fleurs.

J'entends le ruissellement glacé d'un torrent proche, des rires, des cris joyeux d'enfants, des bourdonnements d'insectes.

Je cours sur un sol tapissé de verdure : caressante sur mes jambes, piquante sous mes pieds nus.

C'est étrange, toutes ces merveilles ont été détruites bien avant ma naissance.

Je n'ose pas parler de ces extravagantes facéties inventées par mon cerveau.

Curieusement, ces images me reviennent alors que je termine la bouillie épaisse qui me sert de nourriture. En réalité, elle est plus qu'insipide, elle est infâme.

Ma main tremble, lâche la cuillère qui retombe sur le brouet, m'éclabousse. Le fumet détestable s'impose, me soulève le cœur...

— Vous ne vous sentez pas bien ?

Je sursaute et je fixe, éberlué, celui qui s'adresse à moi. Il s'agit d'un encadrant.

Son regard inquisiteur, me perce, me devine, je suis subitement terrorisé. Pourtant, sa voix est douce, semble désireuse de m'aider.

Mutisme...

— Souhaitez-vous que je vous libère une heure où deux, que vous puissiez vous rendre en cabine de détente ?

Persuasion...

Un bruit sourd retentit soudain, cassant le calme habituel du bâtiment.

L'encadrant fait volte-face, pose ses yeux investigateurs sur le responsable du son incongru. Il le repère à sa confusion, se dirige à grands pas vers lui.

Délivrance...

J'en profite, laissant là mon repas inachevé, je récupère mon matériel, je m'éclipse discrètement.

Les inopportunes visions d'un monde lumineux et coloré s'effacent lentement, mon devoir redevient ma priorité.

*

L'obscurité est sur le point de remplacer la semilescence du jour. J'allume ma lampe frontale, je suis épuisé. Mon ouvrage est loin d'être terminé, j'ai encore deux tubulures à vérifier. Incliné sur l'une d'elle, je dresse l'oreille avec attention. J'entends des bruits suspects, pourtant le rayon de mon pistolet, n'a rien décelé, l'alarme auditive ne s'est pas enclenchée non plus.

Mon instinct me hurle que quelque chose cloche sur cette canalisation. Je ne vois rien, une fois de plus mon ouïe prend le relais, je m'accroupis.

Je perçois l'écoulement du basalte liquide, et par ailleurs un type de sifflement qui perturbe la régularité habituelle.

ffffffffssssssssffffffffff....

Le son est explicite, il y a une dissémination quelque part, mais pourquoi mon maudit indicateur ne m'informe-t-il pas ?

J'essaie, malgré ma myopie existante, un repérage visuel.

L'éclairage offert par mon casque est insuffisant. J'essuie d'un revers de manche rageur mes lunettes. La neige de suie s'accentue sensiblement à la nuit tombée, ce qui n'arrange guère la visibilité. Ma colère monte au diapason de mon impuissance. J'entends toujours cette litanie :

ffffffffssssssssffffffffffsssssss......

Si forte, longue, plus de doute, le flux se brise.

Je me redresse, regarde plus loin sur la tubulure et là.... Je vois et je le vois.

Une blessure sur une veine, un épanchement de sang : celui du centre de la terre.

Lui : accroupi, je reconnais son vêtement de protection, le même que le mien. C'est un ouvrier mais que fait-il ici ? C'est à moi de m'occuper de ce tube, de remédier aux anomalies, de les signaler...

Je le rejoins. La contrariété m'étouffe, le calme qui me caractérise d'ordinaire n'existe plus.

Comme c'est inhabituel !

J'arrive à sa hauteur, il jette un regard surpris sur moi, puis ses traits se durcissent.

— Ne reste pas là mon frère, éloigne-toi !

— C'est toi qui dois partir, tu empiètes sur mon travail. Tu t'es trompé de secteur ?

Sa réponse est singulière : il se relève, rit. Je reste sans voix, je reporte mon attention sur la tubulure éventrée qui laisse échapper la lave.

J'ose demander, je redoute déjà la réponse.

— Que s'est-il passé ici ?

— Juste un... incident ? On va dire cela, un incident... Maintenant tire-toi si tu ne veux pas mourir.

Là, je suis consterné.

— Tu me menaces ?

— Je te sauve la vie !

Je le scrute, ne distingue pas son visage au travers du masque protecteur qui est souillé de traces grisâtres.

Il reprend la parole :

— Tu ne peux plus rien faire, le compte à rebours est lancé, tu as encore le temps de sauver ta vie, bientôt toute cette région sera en feu.

Je suis atterré : c'est un terroriste. Je reste les bras ballants, incapable de prendre une décision.

— Pourquoi ?

— Délivrer notre planète, pas pour nous, pauvres esclaves, mais, pour maintenir ce qui peut l'être, donner à ce monde une chance de tout recommencer.

Ce qu'il dit n'a pour moi aucun sens, pourtant cela remue au cœur de mon être une émotion croissante.

Une voûte claire, un astre lumineux, une nature préservée.

Tout comme à la mi-journée, j'ai l'impression que ces images m'appartiennent.

Une violente détonation interrompt ma songerie, je pivote vers la centrale, mes yeux s'écarquillent : elle explose !

Je n'ai pas le temps de me remettre du choc que le sol tremble violemment. Je chancelle. Un grondement assourdissant se propage dans l'air.

Le terroriste, soudain, m'attrape par le bras :

— Il faut partir !

Il m'entraine à sa suite, je prends enfin une décision, je cours avec lui, à ses côtés. La terre derrière nous se fend comme un œuf. Un craquement soudain, le squelette embrasé de la centrale s'effondre sur lui-même, j'imagine les débris tomber dans le gouffre de feu, fondre instantanément, j'ai une pensée pour les travailleurs qui y sont encore, ou plutôt qui sont déjà morts, ont-ils hurlé leur terreur ?

Je ne peux plus rien faire de toute façon. Je cours à perdre haleine pour sauver ma vie.

Autour de moi : L'embrasement !

Effritement sous mes pieds, faille béante, je tombe...

Un éblouissement me saisit, le temps se fige, le paysage dantesque disparait progressivement...

Un ciel céruléen, une lumière dorée, le vent dans les arbres, je suis allongé sur une branche, les yeux perdus dans la contemplation de quelques nuages blancs qui semblent prendre la forme d'animaux, d'objets... Je vois une baleine qui nage, une barque qui navigue, un loup qui hurle...

Je mâchonne un brin d’herbe, sa saveur, légèrement acidulée, picote mes papilles, son suc coule dans ma gorge.

Une voix m'appelle :

— Nathan, le dîner est prêt !

Je me redresse, sourit et répond à ma mère :

— J'arrive !

Je descends souplement de mon belvédère, les feuilles me chatouillent au passage, leurs senteurs de vétivers effleurent mes narines, je respire profondément et me fige....

Quelle est cette odeur de brûlé, de consumation ? Mes narines en sont remplies, ma bouche, sèche, goût de cendres ?

— Nathan !

Ma mère insiste, j'arrive en bas de mon arbre et je la rejoins en courant.

J'oublie le grésillement qui envahit mes oreilles.

J'ignore

que

c'est

moi

qui

brû....

*

Le directeur terminait son rapport oral. Il offrit ensuite à son supérieur le récapitulatif écrit des événements survenus aux abords de la centrale 4E.

L'édile le remercia, ouvrit le document, commença à le parcourir des yeux.

L'autre se tenait debout sans broncher. Aucun frémissement sur son faciès félin ne trahissait son tumulte intérieur.

La voix de l'édile interrompit ses pensées agitées.

— Rappelez-moi le nombre d'incidents similaires depuis le dernier cycle, je vous prie ?

Le directeur sursauta, leva la tête et croisa un regard sévère.

— Pardonnez-moi, je réfléchissais, balbutia-t-il.

— Laissez-moi réfléchir à votre place et répondez à ma question.

— Je...

— Je vous demandais de me rappeler le nombre d'incidents depuis le dernier cycle.

— Oh oui, bien sûr, cinq.

— Hum.... Que préconisez-vous ?

— Un redéploiement des effectifs, pour compenser le nombre d'ouvriers morts durant ses différents attentats et des séances de suggestions supplémentaires.

— Vous pensez que cela va suffire ?

— Nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus.

Un silence suivit cette affirmation, durant lequel l'édile se plongea dans une sorte d'introspection. Son subalterne attendit patiemment qu'il reprenne la parole.

Sortant de son mutisme l'édile dit enfin :

— Bien, j'approuve vos propositions, hâtez-vous de les instaurer. Les travaux doivent reprendre sans tarder.

L'autre s'inclina et quitta les lieux, le laissant seul.

Après le départ de son subalterne, il lut une seconde fois les conclusions écrites. Parcourant des yeux la fine calligraphie cunéiforme, une réelle joie l'envahit.

Ce langage châtié, la forme poétique, cryptique de cette prose, de même que la maitrise de cet alphabet particulier, c'est sa famille qui l'avait imposé au concordat planétaire.

Par pur plaisir, il récita à haute voix les phrases, les mots retranscrits sur le rapport, sans se préoccuper de leur signification.

Les sonorités l'enchantaient, elles résonnaient dans l'espace de sa cabine comme une musique à ses sens.

Quelle fierté pour lui de faire partie de la grande civilisation Animalienne.

L'euphorie disparue, la crainte et la honte remplacèrent l'orgueil. Qu'allait donc penser l'Absolu de cette énième complication ?

L'extraction des ressources prenait un retard considérable sur les prévisions.

Les humains au fil du temps s'avéraient beaucoup moins malléables que prévu.

Si cela continuait, malgré sa parenté proche avec l'Absolu, il risquait d'être limogé et remplacé.

Il se détourna du rapport, se leva, se plaça devant l'écran panoramique, celui-ci lui renvoyait l'image de Terra 1. Son vaisseau minier orbitait autour de ce monde depuis près de cinquante cycles. Une période trop longue, pour une mission qui n'en devait durer que dix.

Rêveusement, il contemplait la sphère brunâtre. Récupérer sa richesse principale, l'eau, avait été facile, le reste moins.

La dernière ligne droite, l'exfiltration du magma, devenait de plus en plus problématique. Outre les aléas matériels et les perturbations sismiques qu'il générait, les attaques visant les installations n'arrangeaient rien.

Son regard doré se chargea d'inquiétude, ses pupilles s'étrécirent, ses oreilles subulées s'agitèrent, un feulement sourd monta dans sa gorge, un rictus de colère découvrit ses canines.

Une terrible éventualité s'imposait à lui : que sa mission se termine par un échec cuisant et qu'il devienne par la même l'artisan du déclin de la Noble Maison Caracallis : Sa Maison.

Alors que cette crainte l'envahissait, sur Terra 1, toute une série d'autres attentats secouait les sites d'exploitation...

Note De L'Auteur : Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

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