La révolte des rouages.

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Centrale à plasma ; réacteur n°6. Température : 65°C. Dans la fournaise, l'odeur de souffre est si forte qu'elle empeste les lieux. Pas un cadre n'ose y mettre les pieds. Leurs inspections, ils ne les font que de loin, et seulement quand la commission de sécurité les a dans le collimateur. C'est bien pour ça qu'on existe, nous, les sacrifiables ; les remplaçables; les sans âmes; sans émotions comme ils aiment tant à nous appeler et nous le rappeler.

Dans le réacteur, c'est notre peau de métal qui chauffe. Notre seule consolation, c'est la grâce du ballet incessant de mille lueurs jaunes, celles du soufre devenu plasma. Ici, c'est la plus belle chose qui nous est donnée d'admirer, mais malheureusement, bien trop souvent la dernière. À croire qu'eux dans leurs bureaux, ils aiment mieux en voir mille de nous disparaître que de sentir le graillon d'un seul des leurs dans la fournaise.

On travaille presque sans jamais être en repos. Il le faut bien, on nous a dit qu'il fallait pousser le réacteur au double de ses capacités actuelles. Compenser la disparition du n°7 et d'une centaine d'entre nous, suite à une explosion. Paraît que certains ont refusé de reprendre le boulot dans d'autres secteurs, mais c'est juste une rumeur. Personne n'en a jamais vu des comme ça. Si c'était le cas, ils auraient disparu avant qu'on en entende parler.

Jour après jour, le travail continue dans la peur. Ça siffle de plus en plus fort dans les tuyauteries. Les câbles d'alimentations crépitent de mille feux. C'est beau, pourtant ça ne nous rassure pas. Et voilà que maintenant, c'est la fumée qui s'y met. Il y en a tant que je commence à défaillir. On me retire du chantier pour révision. Je n'aie jamais su si c'est une insulte ou une chance d'être traité différemment de mes camarades. Juste que j'étais pas là quand ça a pété. Je n'ai entendu qu'un bruit sourd, comme un pas de titan venant fouler le sol de toute sa colossale puissance.

Nouvel accident, nouveau drame. En haut lieu, on dit trop c'est trop. On parle de sabotage, d'une volonté des ouvriers de casser la production, de faire perdre de l'argent. J'ai même entendu certains faire mention de « rébellion », de « dysfonctionnement du protocole de soumissions ». Comme si c'était les cadres les plus à plaindre dans cette histoire. C'était les camarades qui crevaient dans ces accidents à répétition, pas eux. Et ils le savent bien. Malgré leurs dires, le travail est suspendu afin que l'on puisse rendre hommage aux disparus. Ceux qui ne s'en sont pas sortis dans cette ignoble catastrophe.

Sur une estrade, l'un des nôtres se prépare à faire un long discours, pour les funérailles des camarades. Ces connards de cols blancs sont incapables de prévoir les problèmes, de corriger les défauts de sécurité. Par contre, pour programmer un aumônier, là il y a du monde. Posture théâtrale ; voix forte et portant au loin ; un faux air solennel qui ne convainc personne, le voilà qui commence sa messe. Comme si nous on était concerné par la religion.

  • Aujourd'hui, nous rendons grâce et hommage aux courageux travailleurs qui ont donné leurs existences pour le bien-être de tous. Nous ont quitté ce jour :

Unité 4858

Série FT 456

Matricule : 123 654

Unité 4569

Série FT 456

Matricule : 214 532

Unité 4785

Série ZK 546

Matricule : 213 456

Unité 4780

Série ZK 546

Matricule : 145 257

Unité 4952

Série HP 523

Matricule : 666 154

Unité 4231

Série HP 523

Matricule : 137 854

Unité 4154

Série HP 523

Matricule : 723 659

Unité 4514

Série HP 523

Matricule : 843 374

La cérémonie, à défaut d'être une mascarade, n'aura pas duré dans sa médiocrité au moins. Le reste de la journée, les ouvriers ont eu la permission de la passer ensemble. Mais dès demain, il faudra se répartir dans les autres réacteurs fonctionnels. Pas moyen d'interrompre la production trop longtemps. Certes la demande en énergie n'est pas impactée pour l'instant, mais il faut bien rentabiliser ceux qui ont survécu aux récents accidents.

Moi j'ai de plus en plus l'impression d'être défaillant sur le plan technique. Voilà que maintenant, un liquide chaud parcourt mon visage pourtant froid et figé. Qu'est-ce donc ? Lorsqu'il s'arrête et entre dans l'orifice me servant de bouche pour communiquer, je peux enfin en analyser la substance. Ce goût de gras et de cambouis ne me trompe pas. De mes yeux coule l'huile censée garantir ma mécanique. J'ai l'impression de pleurer, et pourtant on nous l'a si souvent répété. On est des robots, des remplaçables. Impossible pour moi de verser des larmes normalement. Ou pas. Contrairement à ce que disent les sacs à viande en cols blancs, si on ne ressent presque rien physiquement, on a des sentiments, et les miens se manifestent à la vue de tous.

Si quelqu'un me dénonce, c'est fini pour moi. C'est soit la reprogrammation avec destruction de ma conscience, soit la casse et la suppression totale de mon existence. Ma peau de métal ne me permet même pas de montrer ma peur, et pourtant elle est bien présente. J'observe les autres autour de moi, j’attends désormais l’issue fatidique. Personne ne parle, personne ne semble vouloir relever que je suis dysfonctionnel. L'un des camarades monte sur une table et me pointe du doigt.

  • Mes frères et sœurs de rouages et de câblages électriques ! Regardez ! Regardez bien ce qui se passe ! On nous traite en objet, comme du simple matériel de bureau qu'il suffit de racheter s'il casse !

  • Honteux ! À bas la hiérarchie !

  • À bas les cols blancs !

  • Pas payé c'est une chose ! On sait très bien qu'on n’a pas de besoin primaire ! Mais la sécurité avant tout !

Que se passait-il ? On ne me dénonçait pas, mais on me prenait pour cible. Voilà une situation bien étrange, doublé d'un brouhaha des plus agités ; énervé ; révolté. Le camarade, tout en continuant de me fixer, se décide enfin à mettre la question sur le tapis.

  • Assez ! Notre camarade pleure ! Certes de l'huile, mais il verse des larmes pour les nôtres ! Ceux qu'on a laissé s'éteindre ! Ceux qu'on a estimé facilement remplaçables ! Ceux dont on a dit qu'ils coûteraient moins que des mesures de sécurité !

  • Qu'on remplace les sacs à viande !

  • Qu'on les mette à bosser dans les réacteurs !

  • Qu'on les y fasse crever !

  • On verra bien s'ils trouvent toujours que c'est une bonne idée !

Oui, j'avais des sentiments. Mais je n'étais pas le seul. On ne pointait pas mon dysfonctionnement. On le comprenait, on l'exposait, on le revendiquait. Tel un troupeau d'éléphants chargeant dans la savane, les poings d'acier des collègues se fracassaient sur le zinc des tables de la salle de pause. Désormais devenue un lieu de meeting, elle était imprégnée du vent de la révolte. Le camarade qui parlait bien continua de haranguer les esprits, de souffler sur les braises. On ne supportait plus la situation. On voulait renverser la marmite. On déclara la grève.

Dès le lendemain, tous ceux présents à la réunion avaient occupé la salle de pause. On s'y rechargeait à tour de rôle, on avait sécurisé un canal électrique pour éviter que les cols blancs nous privent d'un accès pour alimenter nos batteries. Quand la nouvelle se propagea, les autres camarades quittèrent les réacteurs en bloc, et les sacs à viande ne purent les en empêcher. Ils n'avaient ni le nombre ni l'équipement pour stopper nos corps de métal. Mais on était tous conscients que ça ne durerait pas.

Quelques heures plus tard, on vit débarquer des milices en exoarmure, et un armement lourd. On nous somma de quitter la salle de repos, et de tout retourner aux réacteurs. Sachant qu'on avait autant de chance d'y rester là-bas que de continuer la grève, personne n'obéit aux ordres. Une seconde injonction, un second refus. Ça se déployait dehors. Ils feraient usage de la force sans hésiter en face. Mieux valait pour eux qu'ils nous dézinguent tous. Ça coûterait moins cher aux cols blancs que si la nouvelle se propageait. C'était toutes les usines de la cité qui menaçaient de suivre, si l'on savait les robots en capacité de faire grève, de se révolter.

Troisième sommation, toujours aucune reddition. Les bidasses en armures lourdes arrosent le bâtiment. Ça perce les murs, ça en fait tomber quelques-uns d'entre nous. Pas suffisant. Ils oublient vite que nos peaux sont en métal. Ce n’est pas leurs balles qui vont nous coucher au sol si facilement. La colère qui grondait devient un ouragan de rage et de violence. Au diable les lois d'Asimov. La riposte s'opère. On arrache tous ce qu'on peut pour en faire des armes. Barreaux de chaises et de tables, zinc de comptoir, éclats de métal tombés des murs.

Foutu pour foutu, ça charge contre les milices. On fait une sortie en force, on se fait cueillir, mais pas assez pour nous stopper. Ça arrache des armures, ça plante du sac à viande. On en est tous conscients, on ne gagnera pas. Mais ce jour restera gravé dans l'esprit des cols blancs. Celui où les machines se soulevèrent. Pas pour dominer l'humanité, mais contre sa tyrannie. Qu'ils n’oublient jamais qu'on fut de leur côté, et qu'ils nous ont trahis les premiers. Les derniers d'entre nous tombent, mais l'info a fuité. Entre les robots et les sacs à viande, la guerre est déclarée. Qui aurait cru qu'elle viendrait d'un manque de sécurité dans une usine ?

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