Win observa le cadavre de la panthèrogre, vaguement consciente que cette victoire signait la fin de son apprentissage.

— Roselune a remporté la cinquième épreuve, l’épreuve du courage ! Tu es dorénavant un Démon. Félicitations, clama la voix sonore de Querv, un arbitre du Tournoi. Ses paroles résonnèrent longtemps contre les parois de la grotte.

La jeune fille leva les yeux et inclina la tête à l’attention du vieillard qui la surplombait, du haut de son balcon de roche. Toute l’arène avait été creusée à même la montagne. Quelques torches disséminées çà et là répandaient des flaques jaunâtres sur la pierre grise.

Querv répondit à son salut d’un signe de la main avant de disparaître dans les ombres.

Win balaya les autres balcons et niches qui parsemaient les contours de l’arène. Dans la pénombre vacillante, elle devinait l’esquisse de silhouettes noires. Tous les Démons présents sur l’île étaient venus regarder le terrible Tournoi et la naissance de nouveaux Démons. L’adolescente rengaina ses griffes et tourna les talons, sans un regard pour la dépouille de son adversaire. Sa jambe droite l’élançait mais elle ne la ménagea pas. Cette blessure et cette douleur, elle les avait méritées. Jamais une panthèrogre n’aurait dû pouvoir ne serait-ce que l’égratigner.

L’immense porte de chêne cloutée se referma derrière elle. Les ténèbres des corridors de Fort-Lame l’enveloppèrent.

Win s’adossa aux battants, oscillant entre déception, colère et joie.

Quand je songe à toutes les créatures que j’ai affrontées, me faire saigner par un félin ! Je suis décidément tombée bien bas !

Elle repensa à toutes ces fois, durant les entraînements, où elle s’était retenue, où elle avait fait exprès de ne pas dévier un coup, où elle s’était laissée taillader afin de simuler une progression au fil des années. Mais, pour ce dernier combat en tant qu’apprentie, elle voulait montrer la véritable Win, celle que tous craignaient et dont la légende circulait même parmi les membres de l’Ordre des Démons. Dire qu’une imbécile de panthèrogre lui avait ouvert la jambe quand un géantspectre n’était jamais parvenu à l’atteindre !

La jeune fille fit crisser ses crocs. Elle s’imagina retourner dans l’arène pour réduire le cadavre du félin à l’état de bouillie informe. Une option tentante… qui ne serait pas très bien vue par ses aînés.

Win soupira, déchira un pan de sa tunique et se fit un garrot improvisé.

La plaie était assez profonde mais superficielle.

L’adolescente poussa un second soupir.

C’est fini. Je suis désormais un Démon à part entière.

Elle sourit ; la joie balaya sa déception et sa fureur.

Bientôt elle reverrait le monde extérieur.

Enfin ! grogna la voix de son Seigneur aux abords de son esprit.

La ferme, Fafnir !

D’une pensée, elle envoya le Seigneur bouler loin de sa conscience. L’écho d’un hurlement fit trembler son esprit quelques battements de cœur, puis le silence revient.

Il était temps : des pas furtifs ricochaient contre les parois du couloir.

Une torche fendit bientôt l’obscurité, révélant un homme robuste, à la peau basanée. Sa longue chevelure blonde foncée était relevée en queue de cheval approximative.

— Bien joué, fillette ! Tu nous en as mis plein les mirettes ! Quel beau spectacle ! Du grand art ! tonna le nouveau venu.

— Ress, voyons, sois plus honnête ! Ce n’était pas un « beau » spectacle, mais la plus époustouflante des prestations jamais effectuées ! rétorqua Win en songeant à ce qu’il aurait vraiment pu en être.

Mais même pour le plus talentueux apprenti Démon, une panthèrogre incarnait l’adversaire le plus redoutable, juste après le griffonix. La Win qu’elle s’était créée pour suivre l’entrainement des Démons devait montrer une fierté incommensurable, qu’elle était très loin de ressentir.

L’homme grogna, faussement agacé.

— Quelle humilité, chère élève ! lâcha-t-il finalement sur un ton de reproche.

— Que voulez-vous, j’ai eu le meilleur des professeurs en la matière, contra la « chère élève ».

Cette fois Ress éclata franchement de rire. Le corridor vibra plusieurs minutes de de son hilarité.

Win se contenta d’un sourire. Son maître exprimait ses émotions avec une facilité déconcertante, surtout pour un Démon aguerri.

Reprenant son sérieux aussi vite qu’il l’avait perdu, son entraîneur la dévisagea, une lueur d’inquiétude sincère brillant au fond de ses prunelles.

— Ça va ? s’enquit-il doucement.

— Ouais, je me suis juste fait arracher la jambe.

Ress eut un rictus amusé. Il sortit d’une des poches de sa veste une petite gourde de cuir bleu et la lui lança.

La jeune fille attrapa l’objet, dévissa le goulot et but le contenu d’un trait. Le liquide, trop amer pour être de l’eau, remplit sa bouche d’une délicieuse fraîcheur.

Elle rendit la gourde vide à son propriétaire, qui la replongea dans sa poche sans cesser de fixer son élève.

— De l’élixir de lys noir, commenta Win, d’excellente qualité en plus.

— Son action n’est pas immédiate, vu la quantité de drogue qui circule dans ton organisme, mais d’ici trois petites heures, tu devrais te sentir mieux. J’espère que tu n’as pas trop faim par contre…

— De toute façon mon estomac refuserait tout aliment, quelque qu’il soit, mentit l’adolescente.

La drogue, administrée toutes les heures depuis trois jours, était censée l’empêcher de dormir plus d’un quart d’heure en créant une migraine atroce ainsi que de se nourrir sous peine d’abominables maux de ventre. L’apprenti avait donc deux options. Soit il essayait tout de même de manger et de se reposer, malgré la souffrance, soit il ne dormait pas au-delà de la limite imposée par le pseudo-poison et ne mangeait pas. Dans le premier cas, il s’épuisait pour rien, et à trop solliciter la drogue, son esprit s’embrumait. Dans le deuxième, la victime était, certes diminuée, mais lucide. Si Win avait été une véritable elfe ou bien une simple kobol, la drogue l’aurait affectée comme n’importe qu’elle autre créature. Mais Win n’était pas une elfe, malgré ce qu’elle affirmait, et n’avait jamais été une simple kobol. Son corps dissipait la drogue presque aussi vite qu’on la lui administrait et, si elle avait joué le jeu en jeûnant et en ne dormant qu’un quart d’heure d’affilé, elle se sentait capable d’engloutir une baleine.

Je vais devoir attendre le banquet de ce soir pour me restaurer… autant dire dans une éternité !

Son entraîneur et elle commencèrent à avancer. Le parfum humide et minéral de la pierre autour d’eux se mêlait à l’odeur âcre de la fumée que dégageait la torche.

Cette dernière était d’ailleurs parfaitement inutile : ils savaient tous les deux se déplacer dans le noir le plus total. Toutefois, le sol étant régulier et vu sa blessure, Win supposait que son maître voulait lui épargner un effort supplémentaire.

— N’empêche, tu t’en es très bien sortie, reprit Ress en voyant qu’elle restait muette. Affronter une panthèrogre adulte dressée pour tuer… C’était un ennemi redoutable.

— Merci. Mais je pense avoir eu de la chance…

— De la chance ? reprit son interlocuteur en haussant un sourcil interrogateur.

— J’aurai pu tomber sur le griffonix…

Un long silence accueillit cette dernière remarque. À l’expression de son maître, la jeune fille devinait que ses pensées n’étaient pas très optimistes. Dans son rôle d’ancienne apprentie fraîchement promue, elle ne pouvait lui avouer qu’elle avait espéré affronter le griffonix… et encore moins lui laisser voir que son pessimisme l’irritait. Car, aussi puissant et redouté soit-il, un griffonix demeurait un oisillon comparé à un géantspectre.

Win refoula son agacement au plus profond d’elle. Maintenant, seuls comptaient l’avenir et son retour dans le monde !