Chapitre 23. Le bon en avant

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- Maria, j’ai besoin de tes conseils… Je suis un peu paumé, moi, dans tout ça...

Le mot était faible. Un euphémisme éhonté. Et, en même temps, c’était seulement à moitié vrai. J’étais revenu d’Amérique du sud, il y a trois mois déjà, avec les idées plus claires qu’à mon départ. D’une part, j’avais désormais la certitude de ne rien avoir à vivre de plus avec Alvaro, sentimentalement parlant. Nous avions fait le tour des horizons possibles. Une drôle d’aventure, ponctuée de séances de galipettes mémorables, mais, au final dénuées d’affect. Nous étions donc un cas désespéré, une histoire qui ne démarrerait jamais, éclipsée par les plaisirs du sexe. Je ne regrettais pas de l’avoir rencontré, et même d’en avoir fait un ami, sur lequel je pensais pouvoir toujours compter. Nous étions peut-être allés un peu trop loin pour que notre relation n’en sorte indemne... Mais, avec l’aide de Maria, j’avais foi en la possibilité de se retrouver tous les trois, à l’avenir, sans que ça ne provoque un quelconque malaise, pour lui ou pour moi. Je lui avais d’ailleurs fait connaître mes intentions, par un message envoyé quelques semaines après mon retour en Europe, auquel il avait répondu avec finalement beaucoup de philosophie, disant comprendre ma position et ne pas vouloir insister plus, pour ne pas endommager notre amitié, qu’il disait être un bien précieux, pour lui et pour Maria.

Il faut dire que j’avais un argument imparable. Je ne lui demandais pas de mettre un terme à l’entre-deux inconfortable dans lequel nous nous étions complu l’un et l’autre pendant plusieurs mois, plusieurs années, sans y opposer une bonne raison. J’avais trouvé l’amour. Enfin, j’en était quasiment sûr. En effet, là était le deuxième enseignement de mon périple sud-américain : j’aimais Luiz. Je n’avais sans doute jamais complètement cessé de l’aimer, d’ailleurs. Mes sentiments s’étaient simplement cachés, tapis dans l’obscurité, pendant la longue traversée du désert qu’il m’avait imposé pendant près d’un an sans me contacter. Prêts à resurgir à la moindre occasion. Ce qui avait fini par se produire. En deux temps, cette fois. Comme un vaccin avec rappel. D’abord, à New York, l’espace d’un bref instant, quelques heures à peine, qui avaient suffi à ouvrir une première brèche dans mon cœur endurci. Puis, à São Paulo, où nous avions pu laisser à nos sentiments un peu plus de temps pour prendre racine, et donner quelques fruits. Pas encore totalement mûrs, au moment de mon départ. Mais que la distance n’avait pas réussi à faire pourrir, bien au contraire.

Depuis mon retour, nous nous parlions sans cesse. Par message, la journée. Par téléphone, le soir. Par Skype, le weekend. Quelques semaines auparavant, Luiz m’avait même demandé s’il était en droit de considérer que nous étions désormais dans une relation à distance. Et donc, s’il pouvait prétendre au titre officiel de « petit-ami » qu’il convoitait tant. J’ai dit oui, bien entendu. Trop heureux de constater que Luiz et moi étions sur la même longueur d’ondes. Et qu’il convenait désormais de trouver un moyen pour combler ce vide de onze mille kilomètres qui nous séparait.

Des nuits durant, j’avais ressassé d’innombrables formules dans ma tête. Jusqu’à l’insomnie. Luiz aurait pu s’installer ici, à Bruxelles, et devenir le correspondant européen de son journal. Un journaliste, c’est fait pour bouger... C’était presque trop beau pour être vrai. Et il y avait quelque chose qui, inexplicablement, me dérangeait dans cette solution trop parfaite. Les affaires européennes, ce n’était pas la spécialité de Luiz. Ce dernier était un reporter activiste, centré sur les questions climatiques, à la renommée grandissante au Brésil. Il enchaînait les papiers dans les grands quotidiens du pays. Il avait même été invité sur un plateau télé, quelques jours auparavant. Il aurait été égoïste et cruel de le déraciner. De le faire tout quitter pour recommencer à zéro en Europe, lui qui avait déjà risqué sa vie pour défendre ses convictions. Notre relation s’en serait retrouvée biaisée dès le départ, et, qui sait, peut-être n’aurait-elle tout simplement pas survécu aux inévitables frustrations qui en aurait découlé. C’était trop risqué... Trop facile, mais trop risqué... Il fallait trouver une autre solution.

Mais, j’avais beau me creuser les méninges, et retourner le problème pour l’examiner sous toutes ses coutures, je ne parvenais pas à trouver une issue. Impuissant. Je manquais de recul. Il me fallait un avis externe. Celui d’une personne suffisamment pragmatique pour ne pas dire de « tout quitter pour aller le retrouver » sans plus y réfléchir, mais qui tenait trop à mon bonheur pour me dire de « simplement l’oublier pour me concentrer sur le plus important, c’est-à-dire, ta carrière ». En gros, il me fallait l’avis de Maria, et pas celui de mes parents.

- Loïc, ce n’est pas un cadeau, ta question… avait protesté la belle espagnole, avec une grimace.

- Je sais bien. Et surtout, je ne te demande pas de faire un choix à ma place. J’ai bien conscience que c’est une décision qui ne regarde que moi. J’ai juste besoin de tes conseils !

- Mais tu vas me détester si je t’en donne un mauvais…

- Je te promets que non, lui ai-je assuré. Je te le jure, même. Si tu veux, on peut même rédiger une décharge qui dit que je n’ai pas le droit de t’en vouloir, quel que soit l’issue de cette histoire… Je le signe dès ce soir, on fait authentifier ma signature par un notaire demain matin, et hop, tu peux me donner ton avis sans craindre mes représailles.

- Oh toi, tu sais parler aux juristes…

Nous avons ri, sans doute plus pour dédramatiser la situation que parce ma plaisanterie était véritablement drôle.

- En vrai, Maria, j’ai réellement besoin de ton aide… ai-je insisté.

- Bon, ça va, concéda Maria. Dis-moi quelles sont tes options.

- Ok, j’en ai trois. La première, je demande à Luiz de me rejoindre à Bruxelles. S’il dit oui, c’est super, dans un premier temps, mais il risque de finir par me détester, parce que je l’aurais forcé à quitter un boulot qu’il adore, et un pays qu’il s’est engagé à changer. S’il dit non, on en reste là, je pleure pendant quinze jours, et la vie continue.

- Bof, pas terrible...

- La deuxième, je plaque tout pour aller retrouver Luiz au Brésil. Je dois me débrouiller pour apprendre le portugais, pour trouver un job, et je croise les doigts pour que Luiz ne change pas d’avis me concernant au bout de six mois, avant de me mettre à la porte en s’excusant platement. Si c’est ce qui arrive, je reviens en Europe la queue entre les jambes, et je supplie Kata pour qu’elle me reprenne.

- Un peu risqué, mais je préfère déjà…

- La troisième, je laisse faire le destin, passivement. Et espère qu’un miracle nous rapproche l’un de l’autre, par opération du Saint Esprit. Et si ça n’arrive pas, le temps se chargera de nous faire oublier la douleur de ne s’être jamais retrouvés…

- Tu es carrément glauque, là, Loïc. Ce n’est pas vraiment une option, non ?

- Non…

- Ecoute, je vois bien ton dilemme. Il y a tellement d’inconnues, dans toutes ces équations, c’est impossible de prendre une décision purement basée sur la rationalité. Donc il faut que tu essayes de voir le problème autrement.

- Comment ?

- Déjà, pas en te basant sur des scénarii. Tu ne peux pas prédire le futur, Loïc, donc ça ne sert à rien de perdre ton temps avec ça. La seule certitude que tu puisses avoir, c’est celle sur tes sentiments. Si j’étais toi, c’est là-dessus que je baserais ma décision.

- Je t’écoute…

- Pourquoi ne pas essayer de partir de ce que tu sais pour calculer les risques que représente chaque décision ?

- C’est-à-dire ?

- Est-ce que tu aimes Luiz ?

- Oui.

- Donc le perdre, c’est un grand risque. Est-ce que tu aimes ton travail ?

- Je crois que oui.. Enfin, je ne m’en plains pas. Mais ce n’est pas le job de ma vie, ça c’est sûr.

- Donc le perdre, c’est un aussi risque, mais un peu moins grand, non ?

- Certes.

- Et est-ce que tu aimes ta vie ici ?

- Disons que… j’y vois beaucoup d’avantages et de confort. Je t’ai toi, déjà, et Ulysse, aussi. Je ne suis pas si loin que ça de mes parents.

- Tu ne rentres jamais en Bretagne, Loïc…

- C’est vrai…

- Et moi, qui te dit que je serais toujours ici ? Si ça trouve, dans six mois, une fois le traité avec le Royaume-Uni signé, je claque la porte du ministère pour retourner en Espagne, ou ailleurs, peu importe. Tu ne peux pas baser ton choix sur la peur de me perdre, ça n’a aucun sens...

- Non, tu as raison.

- Bon, eh bien je crois que tu as ta réponse, Loïc.

*

J’ai passé la nuit sur mon ordinateur, à rédiger ma lettre de démission, avec un mélange d’appréhension et d’excitation. Et l’impression de vivre l’un de ces moment lors desquels la vie s’accélère. Et bascule. Le lendemain, à la première heure, je me suis rendu au ministère avant tout le monde, afin de pouvoir imprimer la lettre en question, la relire sur papier, et la signer. Seul face à moi-même, dans le silence de mon bureau, j’ai testé ma détermination à plusieurs reprises. Sans jamais ciller. Ma décision était prise, et était irrévocable.

A neuf heures précises, le cœur battant, j’ai quitté mon bureau d’un pas décidé, en direction de celui de Kata. La lettre à la main, pliée en deux, par pudeur. En pénétrant dans l’anti-chambre du bureau de ma cheffe, j’ai croisé le regard d’Ewelina, fidèle au poste, comme toujours, que j’ai salué du ton le plus neutre dont j’étais capable. Le regard fuyant, le ton évasif, l’esprit concentré sur ce que je m’apprêtais à dire à mon intimidante cheffe. Expliquant ma décision. La seule qui compte. La première que j’aie véritablement prise en mon âme et conscience, et en connaissance de cause, depuis longtemps. Peut-être même depuis toujours. Tout le reste, tous les événements successifs qui m’ont mené jusqu’ici, de mes études au concours d’accès à la fonction publique internationale, de ma prise de poste à Genève à ma promotion déguisée pour New York jusqu’à mon transfert à Bruxelles, je n’ai pas véritablement l’impression d’avoir eu mon mot à dire. Si j’ai bien fait des choix, c’était plus par convention que par conviction. Pris dans un inexorable chemin de dépendance, dont il m’a coûté plusieurs années d’échecs personnels avant de trouver enfer le courage de m’écarter. Et, alors que je pénètre dans l’antre du monstre nordique qu’est ma supérieure, je n’ai jamais été aussi calme, ni aussi sûr de moi.

Le regard perçant de Kata, qui, interrompant la lecture d’un rapport de mission l’espace d’un instant, lève ses yeux clairs vers moi pour entendre ce que j’ai à lui dire, n’y change rien.

- Je t’écoute, Loïc ? dit-elle d’un ton qui suggère qu’elle n’a que peu de temps à me consacrer.

- Kata, je viens te présenter ma démission, réponds-je sans fléchir.

Une lueur de surprise traverse le regard glacial de ma cheffe. Puis, mettant un point d’honneur à rester maître d’elle-même en toutes circonstances, Kata se reprend, et me demande d’une voix calme et posée :

- Je peux savoir quels en sont les motifs ?

- C’est… une accumulation de pleins de choses, finis-je par dire, sans m’étaler plus longtemps sur les raisons m’ayant poussé à prendre cette décision. Mais, en fin de compte, c’est surtout une décision personnelle. J’ai été très honoré de travailler avec toi, mais ma vie est ailleurs.

- Je vois.

Kata marque une pause. Puis, poursuit, d’un ton plus solennel qu’à l’accoutumée :

- Loïc, j’accepte ta démission. Je tiens à te remercier pour le service rendu, et pour ta contribution au projet européen. Tu n’en mesures sans doute pas la portée, ou du moins pas encore, mais ton travail a posé la première pierre de ce qui deviendra l’édifice de la politique étrangère de l’Union pour les décennies à venir. Une puissance responsable, altruiste. Qui exporte son modèle universel sans l’imposer. Pour créer un espace de prospérité et de justice à l’échelle du globe, où le respect de l’humain et de la nature prime sur le profit. Et, si tu me permets, je veux aussi saluer ton courage, qui n’appelle qu’à mon admiration. Il faut sacrément de culot pour partir, et ça ne fait que renforcer la très haute opinion que j’ai de toi. Bon vent, Loïc.

Je n’en reviens pas. Je ne m’attendais certainement pas à tant d’éloges de la part de la finlandaise, d’ordinaire si avare de compliments. Je m’étais préparé à des vociférations, des reproches, peut-être même du chantage, ou au contraire, à du dédain, de l’indifférence malveillante… Mais pas à ça. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Kata m’a coupé l’herbe sous le pied.

*

Je quitte le bureau de Kata avec une drôle de sensation dans le ventre. Quelque chose que je ne crois pas avoir déjà ressenti. Ou alors, pas depuis très longtemps. De la légèreté. De la liberté, même... Je suis libre, enfin... Libre de faire ce que mon cœur m’ordonne. Donc, si on y réfléchit bien, peut-être pas totalement libre non plus ! Esclave de mes sentiments, de mon amour naissant pour Luiz, qui m’attend de pied ferme, à quelques milliers de kilomètres de là, par-delà de l’océan et de l’équateur, dans un appartement encombré de papiers et de livres,. Pour le libre-arbitre, on repassera. Mais s’il y a un maître que je suis prêt à accepter, désormais, c’est bien celui-là.

J’ai presque envie de rassembler mes affaires tout de suite, et de quitter définitivement le bureau austère que j’occupe au ministère. Et puis de quitter Bruxelles. De prendre le premier avion qui m’emmènera au Brésil. Mais il me faut redescendre sur terre... Le préavis de départ est d’un mois, j’ai encore quelques semaines pour mettre de l’ordre dans mes dossiers et préparer une note de suivi pour la personne qui prendra mon poste. Ma carrière européenne ne se terminera pas si abruptement. Même si, dans ma tête, je suis déjà parti, et loin.

Pourtant, il me reste quelque chose à faire. Une dette à payer. Je ne pourrais partir la conscience tranquille sans soulager ma conscience sur ce plan-là. Je me dirige donc d’un pas décidé vers Ewelina, qui, pourtant installée dans l’anti-chambre du bureau de Kata, ne se doute encore de rien. Je lui fais signe de m’accompagner à la cafétéria. Elle doit lire une expression particulière sur mon visage, de la solennité, de la gravité, car elle n’hésite pas un seconde, et se lève d’un trait pour me suivre dans le couloir du ministère.

- Ewelina, je dois t’avouer quelque chose… dis-je à la belle polonaise, une fois que nous sommes assis dans un coin tranquille, un café à la main. Je viens de rendre ma démission à Kata...

- Quoi ?! s’écrie Ewelina, l’air interloqué. Loïc, tu plaisantes j’espère… Tu me laisses toute seule avec cette vieille folle ?

- Je sais, c’est lâche… Mais, je ne pouvais pas rester plus longtemps. J’ai rencontré quelqu’un, en fait… Un garçon… Qui habite loin, très loin. Au Brésil, pour être exact. J’ai eu beau essayer de me faire une raison, je n’ai pas envie de vivre sans lui… Et pour être franc, je ne crois pas que je suis fait pour travailler ici toute ma vie. Je m’ennuie un peu, et même si j’ai fini par dompter Kata, je ne peux pas dire qu’il soit particulièrement agréable de travailler avec elle…

Le beau visage d’Ewelina est traversé par une expression de douceur, presque maternelle. Par un élan d’empathie. J’y décèle également une pointe d’envie. Elle cherche ses mots pendant quelques secondes, puis finit par répondre d’une voix douce :

- Loïc, je… Je te comprends, et c’est formidable ! Tu mérites d’être heureux, et crois-moi, tu fais le bon choix ! Regarde-moi, par exemple, je n’aurais jamais dû venir ici juste pour avoir la sécurité de l’emploi. J’ai agi sous l’effet de la peur, pas de la raison. Et maintenant, je suis malheureuse. Je n’aime pas le job. Je n’aime pas la ville. Je n’aime pas la cheffe…

- Je sais… Et c’est aussi de ça que je voulais te parler. Je n’ai pas oublié ce que tu as fait pour moi à New York, Ewelina. Et je ne pourrais jamais assez te remercier.

- Rrro… me coupe-t-elle avec un signe désinvolte de la main, pour minimiser son acte.

- Si, si, j’insiste. Ecoute-moi, tu te rappelles de l’ouragan Gisele, qui vient de mettre les Caraïbes à feu et à sang ?

- Euh, oui… hésite-t-elle. Enfin, je n’ai pas bien suivi, mais je sais que plusieurs îles ont été complètement ravagées…

- Exact, surtout Sainte-Lucie…

Pas besoin d’être expert en langage corporel pour lire l’incompréhension la plus totale dans la réaction d’Ewelina. Il est vrai que la belle polonaise n’a jamais été très douée pour retenir le nom des micro-états, et encore moins pour situer sur une carte les petites îles perdues au milieu des Caraïbes ou du Pacifique. Je l’aide donc un petit peu, en grossissant le trait :

- L’ouragan à tout emporté, à Sainte-Lucie. Tout. Il ne reste rien. Que des tas de tôle et des cocotiers renversés. Donc, pour remettre un peu d’argent dans les caisses, le gouvernement a lancé un nouveau programme « passeport-contre-investissement ». En soi, ce n’est pas nouveau, mais cette fois, le prix d’appel est vraiment ridicule ! Pour cinq-mille dollars, tu peux obtenir la nationalité de Sainte Lucie.

- Loïc, tu m’as complètement perdue, là… avoue Ewelina, la mine désespérée. Je ne vois pas du tout où tu veux en venir…

- J’y arrive ! Sainte-Lucie est toujours membre des Nations Unies. Donc, pour cinq-mille dollars, tu peux obtenir la nationalité d’un pays membre de l’ONU, et retourner travailler pour Idriss à Montevideo. Tu as entendu Catherine, pendant la réception d’Idriss : ils meurent d’envie de nous réembaucher…

Le visage d’Ewelina s’éclaire sous l’effet de ma révélation. Mais, une demie seconde après avoir assimilé l’information, l’intégrité de la belle polonaise reprend le dessus, et sème le doute dans son esprit tiraillé entre la morale et le bonheur.

- Loïc, je ne sais pas… souffle-t-elle. Ça me semble un peu... malhonnête.

- Je sais que tu es quelqu’un d’intègre, Ewelina. Avec des valeurs, des principes. Et que tu n’aurais sans doute donc pas pensé à un plan aussi tordu par toi-même… Et évidemment, c’est à toi de choisir, en ton âme et conscience, après avoir pesé le pour le contre. Mais réfléchis-y ! Ou, en tout cas, conserve l’idée dans un coin de ta tête. Pour les jours plus difficiles que les autres, quand Kata devient vraiment trop insupportable… Tu l’as dit toi-même, ça ne sert à rien de rester malheureuse comme ça !

*

Cinq ans plus tard. Université de São Paulo, Brésil.

- Pour la semaine prochaine, je vous rappelle que vous devez me remettre un rapport d’avancement de vos travaux… Je compte sur votre ponctualité. D’ici là, bon weekend à toutes et à tous !

Je prononce ces derniers mots dans l’indifférence quasi-générale des étudiants, dont la moitié a quitté la salle dès que la sonnerie a retentit dans l’amphithéâtre. Seuls les plus appliqués sont restés les cinq minutes supplémentaires qu’il m’a fallu pour expliquer le Traité de Westphalie. Ce n’est pas vraiment surprenant : il ne s’agit que d’élèves de première année, et le cours d’introduction aux relations internationales que je donne pour la seconde fois depuis mon entrée en poste à l’université est somme toute plutôt basique. Ou, pour parler franchement, un peu chiant. En parfaite conformité avec les préconisations de l’administration, qui supervise le programme du diplôme. J’ai eu beau en avertir le recteur, à la fin de la précédente année académique, l’heure n’est pas à l’innovation pédagogique, à l’université de São Paulo. Peu importe, le weekend est arrivé, j’ai plus urgent à penser que de révolutionner l’enseignement universitaire brésilien.

Une fois mes affaires ramassées, je quitte la classe, et, quelques minutes plus tard, enfourche mon vélo pour relier le centre-ville, situé à quelques encâblures du campus. Une piste cyclable dédiée a été inaugurée à la rentrée, et je dois dire que j’apprécie plutôt ces trajets au vert, qui, en plus de n’émettre aucun CO2 autre que celui que j’expire de mes poumons, présente l’avantage de renforcer mon endurance physique, quelque peu mise à mal par les trois ans de doctorat qui ont suivi ma démission du ministère européen des affaires étrangères. Trois années passées à étudier le matin, enseigner l’après-midi, et apprendre le portugais le soir, qui, je crois, resteront à jamais gravées dans ma mémoire comme les années les plus difficiles de ma vie. Autant vous dire que j’ai été plutôt privilégié, jusqu’à présent... Je l’admets sans aucune honte ! Une chose est sûre : je ne me serais pas imposé une telle épreuve sans avoir un objectif qui en vaille la peine. Luiz. Mon Luiz. Et je dois dire que mes efforts ont payé.

Depuis cinq ans, maintenant, nous vivons ensemble dans un bel appartement, situé au dix-huitième étage d’une tour résidentielle, dans un quartier huppé de São Paulo. La carrière de journaliste de celui que j’appelle toujours mon « petit-ami », même après cinq ans, a pris de la vitesse, depuis ses débuts comme simple reporter dans un obscur journal de São Paulo. Il est désormais un correspondant régulier pour le plus grand quotidien du pays, et participe à la réalisation du programme phare de la télévision brésilienne « Cidades e Soluções »*, qui traite principalement des questions environnementales. Depuis quelques mois, il aide également Fábio Martins, le candidat du parti vert du Brésil à l’élection présidentielle, à tourner un reportage sur la déforestation en Amazonie. Il était en tournage dans le nord du pays pendant toute la semaine, je suis donc plutôt content de le retrouver.

Une fois arrivé à l’appartement, je me débarrasse de mon accoutrement de professeur de relations internationales – un pantalon kaki et une chemise en lin – et file à la douche pour me rafraîchir. J’en ressors revigoré, et prêt à m’atteler à la préparation du dîner de ce soir, en attendant que Luiz rentre de l’aéroport. Après quelques minutes à fouiller dans les placards et à contempler l’intérieur du frigo d’un regard vide, en panne d’inspiration, j’opte pour la simplicité, et sors un paquet de pâtes. Je me contenterai de faire la sauce. Ça compte comme « cuisiner », non ?

L’eau bout. Je vérifie mon téléphone, au cas où Luiz m’aurait envoyé un message pour me prévenir de son arrivée imminente. Pas de nouvelles de sa part... En revanche, Maria m’a écrit. La belle espagnole, retournée à Madrid quelques mois après mon départ de Bruxelles, y dirige désormais un cabinet d’avocats spécialisé dans les questions environnementales, qu’elle a elle-même fondé. Souvent débordée, mais jamais tête en l’air, elle a eu l’élégance de toujours garder le contact avec son vieil ami Loïc, à mon grand soulagement. Elle est même venue nous rendre visite en décembre dernier, autant pour nous voir, Luiz et moi, que pour « vivre toute l’année en été », pour reprendre sa formule. Malgré tout, il semble que la patience de mon amie soit mise à rude épreuve par mon refus catégorique de m’intéresser aux nouveaux réseaux sociaux qui pullulent depuis que le roi Facebook est tombé en déchéance. Une fois de plus, elle essaye de me convaincre de m’y mettre :

« Loïc, je t’en supplie, télécharge OneFeed, plus personne n’utilise Whatsapp. D’ailleurs, prends ça comme un ultimatum : le prochain message que je t’écrirai, ce sera sur OneFeed ».

Je lui promets de regarder ça de plus près, sans vraiment y croire.

*

Une demi-heure plus tard, Luiz franchit enfin le seuil de la porte d’entrée, son beau visage épuisé par le voyage. Il a le teint basané, les cheveux en bataille, la barbe hirsute, la chemise débraillée et quelques piqûres de moustique aux poignets. Bref, un petit air d’aventurier qui, je dois bien avouer, ne me laisse pas totalement indifférent. Je m’approche de lui pour l’embrasser. Puis me saisis de son poignet pour y constater l’ampleur des dégâts.

- Foutus moustiques… dis-je en secouant la tête pour montrer ma désapprobation. Tu es sûr qu’il faille vraiment protéger la forêt amazonienne ?

- Loïc… répond Luiz, feignant d’être excédé par ma remarque qu’il sait caustique. L’idée, ce n’est pas de s’y installer, c’est de la laisser en l’état pour qu’on puisse respirer tranquille, dans nos maison, dans nos villes, à l’abri des bestioles en tout genre. Et puis, plus la forêt disparaît, plus les moustiques s’installent en milieu urbain, donc crois moi, ce n’est pas en rasant la jungle qu’on va se débarrasser de ces saletés…

- Je sais, je sais. Bon, quand tu auras fini de faire l’apologie de ces parasites ailés et suceurs de sang, va-donc te doucher, et on passe à table.

- Ça tombe bien , je meurs de faim… Et merci pour le dîner, gatihno*. J’arrive tout de suite !

Une fois le plat de spaghetti englouti – et il n’aura pas fallu longtemps – Luiz et moi traînons un moment sur le canapé, devant la télévision mais sans vraiment la regarder. Pour ma part, je suis trop occupé admirer le beau brésilien du coin de l’œil. Il a taillé sa barbe et lavé ses cheveux, qui retombent en de longues mèches soyeuses devant ses yeux d’ambre. Et, en ce qui concerne Luiz, il faut bien dire que, depuis qu’il y intervient régulièrement, regarder la télévision n’est plus un passe-temps qu’il apprécie particulièrement. Déformation professionnelle, j’imagine. C’est vrai que c’est un peu comme si je regardais des MOOC* pour me détendre pendant le weekend… Je peux donc comprendre que ce ne soit pas la panacée pour mon journaliste de petit-ami, qui, très vite, se désintéresse de l’écran, pour consacrer son attention à un loisir bien moins abrutissant : les câlins de rattrapage, après plusieurs jours d’abstinence forcée.

Ainsi, Luiz me caresse les cheveux, la nuque, le cou, la poitrine. Puis il passe la main sous mon t-shirt, et vient effleurer la peau de mon torse, de mon ventre. Il me décroche un baiser sur la joue. Une autre à la commissure des lèvres. Un dernier sur le menton. Son nez fin se frotte au mien. Ses doigts parcourent mon corps, avec douceur, tendresse et méthode, jusqu’à ce qu’ils parviennent à se glisser sournoisement dans mon pantalon, pour y réveiller ma queue encore endormie, qui ne met que très peu de temps à réagir comme il se doit aux sollicitations du beau brésilien. Et, à mesure que mon sexe enfle dans sa main, Luiz y applique un léger mouvement de poignet qui, en plus d’en accélérer l’érection, me procure un avant-goût du plaisir que je m’apprête à ressentir, une fois de plus, à travers nos ébats. J’en frémis d’avance.

Interprétant mon frisson comme un invitation à passer à la vitesse supérieure, Luiz déboutonne mon pantalon pour en sortir mon sexe, dressé vers le plafond, et en approche son visage, pour faire monter le désir d’un cran supplémentaire. Et ça marche. Ma queue se raidit un peu plus encore, et, satisfait par le spectacle, Luiz y appose ses lèvres retroussées, avant de gober mon gland, puis le reste de mon membre. La sensation de plaisir intense que j’éprouve alors me ramène des années en arrière. Ce n’est pas tous les jours que je ressens de nouveau le plaisir de me faire sucer par Luiz. Déjà, nous n’avons plus toujours le temps ou l’envie de faire l’amour quotidiennement, comme, je pense, beaucoup de couples après cinq ans de vie commune. Et je suis parfois un peu distrait, ou peut-être trop soucieux pour apprécier les talents de mon amoureux à leur juste valeur. Mais cette fois-ci, sans doute aidé par les quelques jours de séparation, je suis de nouveau subjugué par le plaisir de retrouver la tiédeur de la bouche de Luiz, qui engloutit mon sexe avec application et dévouement.

S’en suit alors d’interminables minutes de bonheur intense où, impuissant, la tête lâchée en arrière et la main posée sur le sommet du crâne de mon beau brésilien, je me laisse aller au rythme de ses va-et-vient, parfaitement synchronisés avec celui de ma respiration, poussant de petits jappements chaque fois que je sens la sève monter un peu plus en moi. Puis, une fois Luiz lassé – moi, je ne pense pas pouvoir l’être, tant il fait ça bien – je retrouve ses lèvres dans un long et doux baiser, qui se termine par une proposition de ma part : « on continue notre affaire au lit ? ». Luiz acquiesce avec entrain, et prenant soin d’éteindre la télévision en quittant le salon, nous nous installons plus confortablement dans le grand lit conjugal – je ne saurais dire matrimonial, Luiz et moi ayant toujours refusé de nous marier. Avant de passer sous la couette, nous retirons nos vêtements, craignant tout autant la chaleur implacable de ce mois de février que d’être gênés dans nos ébats à venir.

Je retrouve alors la douceur de sa peau, et de la toison brune qui recouvre son torse finement musclé. J’ai terriblement envie de lui. Une envie irrépressible de l’embrasser, de le prendre dans mes bras, et peut être même de le prendre tout court, s’il accepte. Et, pour le savoir, il ne me reste qu’à lui demander :

- Luiz, tu es en forme ou pas ? dis-je d’une voix douce, de manière à ce qu’il comprenne immédiatement où je veux en venir.

- Devine… répond Luiz avec une moue amusée. J’ai souffert le martyr toute la semaine sur un tournage au beau milieu de l’Amazonie, à me faire bouffer par les moustiques, les araignées et sans doute d’autres saloperies dont je ne préfère même pas imaginer l’aspect ! Tu serais en forme, toi, à ma place ?

- Un simple « non » aurait suffi, monsieur da Silva…

Le ton de ma réponse est suffisamment suggestif pour que Luiz n’ait pas à réfléchir plus longtemps. Je roule vers lui, et atterris à plat ventre sur le matelas, embrasse rapidement ses lèvres fines, avant de l’inviter d’un simple signe de la tête à grimper sur mon dos, et ainsi, endosser le rôle que j’espérais jouer, quelques secondes plus tôt. Sans rancune. Il y aura mille occasion de prendre ma revanche... Tenté par ma manœuvre, Luiz mouille le bout de ses doigts d’un peu de salive, et, une fois à califourchon sur mes cuisses, commence à me masser le trou pour le détendre. Ce qu’il fait assez vite, aidé par le désir irrépressible que m’inspire le beau brésilien, encore et toujours, après toutes ces années. Je suis donc rapidement prêt à l’accueillir, lui et sa jolie queue, courte et épaisse, qui m’a tant manqué lors de ces quelques jours de séparation.

Luiz ne tarde pas à exaucer mon vœux. Et, après avoir enduit son membre d’un peu de lubrifiant, me pénètre d’un trait, de toute la longueur de sa queue, en laissant échapper un petit gémissement de plaisir. Je ne suis pas mécontent qu’il trouve un peu de réconfort dans mon derrière, après une semaine aussi éprouvante. Je me cambre donc légèrement pour l’inciter à amplifier le mouvement, ce qu’il fait, s’allongeant sur moi, recouvrant mon dos nu de la chaleur moite de son torse. La sensation est divine. Une fois passée la pudeur des premiers à-coups, Luiz augment la cadence de ses va-et-vient, qu’il accompagne de baiser sur ma nuque, et de petites tapes sur mes fesses. Espiègle. Je joue le jeu, amusé par la puérilité de celui qui paraîtra toujours si sérieux à ceux qui ne le verront qu’à la télévision, lorsqu’il parle du changement climatique avec gravité et éloquence. Cette image provoque en moi une violente bouffée d’excitation, et je jouis dans les draps sans m’en apercevoir. Quelques secondes plus tard, c’est au tour de Luiz d’exulter, déversant son jus tiède dans mon derrière rougi par le feu de nos ébats, une sensation qui m’est désormais familière et réconfortante. Ce fut bref, mais intense...

*

Luiz et moi nous sommes endormis peu après avoir joui. Dans les bras l’un de l’autre. Une douce étreinte, tiède et familière, qui nous a bercé jusqu’au beau milieu de la nuit. La chambre est plongée dans une quasi-obscurité. La lumière orangée des lampadaires atténuée par les dix-huit étages de l’immeuble. Et la lune disparue sous un ciel d’orage. Dehors, pas un bruit. La rue est calme, il n’y a que très peu de circulation après minuit.

Mais soudain, nous sommes réveillés par la sonnerie du téléphone de Luiz. Le mien est toujours en mode avion, la nuit. Ça ne peut être que lui. Je peste contre lui, encore à moitié endormi. Luiz cherche le téléphone à tâtons, en vain. Le téléphone n’arrête pas de sonner. Ça a l’air important. Ou urgent, en tout cas... Finalement, Luiz se résout à allumer la lampe de chevet, et prend l’appel. Le « allô » qu’il prononce avec une voix d’outre-tombe parvient à me décrocher un sourire. Je déchante vite. Le visage de Luiz, éclairé par la fiable lumière de la lampe de chevet, se décompose au fur et à mesure de l’appel. Je n’entends que des bribes de conversation. Et les réponses de mon petit-ami, qui, lui aussi, peine à comprendre ce qu’on est en train de lui dire.

« Qu’est-ce que tu racontes ? »

« C’est pas vrai, c’est de la folie ! »

« Qu’est-ce que disent les médecins ? »

« Je vois ».

« Quoi ? J’espère que tu es en train de te foutre de moi… »

« Bon, je réfléchis et on en reparle demain ».

Luiz raccroche. L’appel a été très court, il n’a duré que quelques secondes. Peut-être une minute, deux tout au plus. Et pourtant, je devine que l’heure est grave. Je n’ai aucun mal à déchiffrer le visage du beau brésilien : ce qu’il vient d’entendre est lourd de conséquence. Pour lui. Pour nous. Peut-être même pour le pays tout entier. L’histoire est en route.

- C’était Mourinho, dit finalement Luiz dans un soupir, en se référant au directeur de campagne de Fábio Martins. Fábio vient de se faire tirer dessus pendant le meeting de Belo Horizonte… Il est mort. Le parti veut que je reprenne le flambeau. Si j’accepte, je suis candidat à la présidentielle…

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