Entre-deux

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Il y eut le noir total. L'intérieur des paupières closes. Puis apparurent des taches de lumière colorées, mi-rêves mi-photons, une persistance du monde physique dans les songes naissants, des empruntes lumineuses accrochées à ses orbites. Mais ses orbites, elle n'en aurait bientôt plus besoin, se disait Emerson. Il lui fallait franchir le mur de la réalité, passer de l'autre côté. Plonger dans l'inconnu pour y rejoindre Seth.

Seth.

Seth.

Seth, mon amour.

Elle ne gardait que son nom à l'esprit, que son idée, ses contours, ce qu'elle aimait ou détestait profondément en elle. Ainsi, espérait-elle, elle serait en mesure de la retrouver.

Seth... Seth...

Mais Emerson n'avait pas le SRS. Jamais elle n'avait ressenti le besoin de se libérer du monde physique, jamais elle ne s'y était sentie opprimée. Elle ne pouvait manquer d'y trouver sa place, puisque les démons grouillaient ici-bas et l'invitaient à se précipiter, tel un preux chevalier, au secours de toutes les pauvres âmes qu'elle pourrait croiser. Des places, il n'y en avait que trop pour elle dans ce monde-ci. Pourtant, elle s'était mise en tête de sauver Seth. Pourquoi ? La gloire de venir à bout d'un cas désespéré ? Par amour pur ? Les deux, sans doute. Par égoïsme, dans tous les cas. Car en effet, si elle ne combattait pas un quelconque fantôme mais le passé tout entier qui l'avait forgée, si elle s'évertuait à sauver Seth d'elle-même, cela ne revenait-il pas simplement à la détruire, à réduire à néant son ego même ?

Pourquoi tu ne peux pas te faire au monde, Seth ?

Pourquoi tu ne peux pas m'aimer assez pour ça ?

Encore ce putain d'égoïsme...

Les somnifères commençaient à faire effet. Emerson sombrait irrémédiablement dans un profond sommeil. Voilà qu'elle se laissait engloutir par sa nuit intérieure. Sans lutter, d'abord parce qu'elle s'en trouvait bien incapable, mais évidemment car c'était la seule façon d'atteindre l'autre côté.

SETH !

C'était vain. Seth avait sans doute raison : elle n'en valait pas la peine ; jamais ce mystérieux Mage ne l'inviterait sur son bateau de malheur. Elle n'avait même aucune chance de se frayer un chemin jusqu'au quai. Car pour cela, sans doute, il lui fallait accepter de lâcher prise, accepter de renoncer à ni plus ni moins qu'à l'entièreté de sa réalité vécue. Était-ce seulement possible, quand bien même on le ferait par amour ?

Assez, je ne penserai plus à toi. Ni à toi, ni à tes souffrances incompréhensibles

– incompréhensibles parce que tu refuses farouchement de t'ouvrir aux autres.

Ni à tous les tourments que tu me causes. Voilà, je m'en fiche bien.

Ni même à tes cloportes, tiens ! Qu'ils continuent de s’entre-tuer, tes putain d'insectes !

Non... de crustacés.

Des parasites, comme toi, qui se foutent de la gueule du monde dessous leur carapace.

Ça y est, je ne pense plus à toi !

Un instant à peine, elle se laissait aller et un rêve germait en elle ; un rêve teinté des couleurs de sa vie, parsemé de visages familiers. Et immédiatement, elle le réprimait. Le monde matériel devait rester à sa place, bien en-dehors du rêve. Avec pour seul dessein de l'exclure de ses songes, Emerson s'entêtait à mettre en pièces, rêverie après rêverie, tout ce qui pouvait lui paraître déplaisant. Les devantures ternies des bâtiments de la ville. Le vieil homme qui boitait aux abords du métro en dévisageant les passants. L'odeur écœurante du ragoût de mouton de sa grand-mère. Les cicatrices irritées qui couvraient les bras de Phebe et les tenues désinvoltes qu'elle portait pour essayer de se donner un genre – Il faut toujours que tu enfonces le clou, Phebie ! Rien ne te satisfait plus que de rappeler au monde comme tu es incomprise ! Les remarques déplacées de sa génitrice sur la quasi totalité de ses décisions. Les bruits de couloirs de l'Académie auxquels s'abaissaient même quelques professeurs éminents. L'insupportable froideur de son matelas le soir, et jusqu'au souffle pesant de sa propre respiration lorsqu'elle demeurait seule dans son appartement.

Quand on avait évincé tous les menus désagréments du quotidien, il ne restait que peu de branches auxquelles se raccrocher. Ces quelques brindilles ne consistaient qu'en une poignée d'utopies mises à mal : une réussite professionnelle aussi lointaine qu'improbable, une idylle amoureuse souillée par l'indifférence et ce besoin compulsif de sauver de leurs démons d'autres qui n'avaient pour sa bienveillance qu'un pâle dédain. Il semblait soudain que rien dans ce monde-là ne valait la peine qu'on s'y attardât.

Alors, j'ai perdu mon temps...

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