Fer-blanc

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Sloane Berjäk s'approcha de la patiente endormie. Le sommeil de Seth était agité. Comme Emerson Henson le lui avait décrit, la rêveuse était prise de violentes convulsions.

— Malheureusement, déclara l'infirmière, il n'y a rien à faire. Je pourrais éventuellement lui donner de la morphine. Mais, croyez-moi, ça ne lui faciliterait pas la tâche.

Emerson baissa les yeux.

— Vous m'offrez un café, Mademoiselle...

Dans l'obscurité de la chambre, elle peinait à déchiffrer le nom inscrit sur le badge de l'infirmière.

— Berjäk.

— Original comme patronyme.

Sloane tira sur la poignée et lui tint la porte. Puis elle escorta la jeune femme dans le corridor.

— Vous n'avez pas envie de me faire la conversation, Emerson. N'est-ce pas ?

— Vous savez ce qu'on dit : on se méfie uniquement de ce qu'on ne connaît pas. Il faut donc, en toute logique, que j'apprenne à vous connaître pour estimer si ma méfiance est justifiée ou non.

L'argument fit mouche, en ce que Sloane, habituée dès son plus jeune âge aux affrontements perpétuels qui rythmaient le monde de la nuit, ne trouva pas de quoi le contester. Si elle accepta d'offrir le dit café à Emerson Henson, cependant, ce fut davantage par sympathie que par contrainte. Obligée, elle l'était certainement. Mais, si elle n'avait pas eu la chance d'être dotée dès la naissance d'un cœur trop large pour se soustraire à l'empathie, jamais elle n'aurait pu se plier aux contraintes de son métier. À moins d'y trouver un quelconque intérêt, Sloane Berjäk n'avait d'ailleurs pas pour habitude de travestir ses sentiments et quiconque l’insupportait s'en voyait assez rapidement informé.

Lorsqu'elle passa la porte de leur salle de repos, sa collègue, l'acariâtre Steely Seadus, adressa à la jeune infirmière un regard désapprobateur. Bien que les humeurs et la rigidité de sa collèguelui déplussent au plus haut point, Sloane admirait l'expressivité avec laquelle le visage de cette dernière traduisait la moindre de ses pensées. Steely Seadus n'avait jamais besoin d'ouvrir la bouche ; ses traits seuls imprimaient de façon explicite chacun des reproches qui lui brûlaient les lèvres – il était exceptionnel que ce qu'elle eut en tête fût autre qu'un reproche. À ce moment, son regard, qui déjà glissait, plus rude encore, sur l'invitée qui avait suivi Sloane jusqu'à la machine à café – « l'intruse », martelaient ses yeux – , énonçait très clairement : « Cette salle est strictement réservée au personnel hospitalier. Nul individu extérieur n'a le droit d'y pénétrer. ». Les critiques muettes de Steely Seadus étaient d'autant plus blessantes qu'elles se limitaient souvent à l'énoncé académique, presque dogmatique, de la règle suprême. Sloane rejetait rageusement l'autorité des dieux institutionnels, des avatars qui n'avaient pour la foi qu'une froide indifférence. Ouvrir à Emerson Henson la porte de la loge sacrée des infirmières constituait l'acte ultime d'une rébellion hérétique ; impiété dont Sloane se délectait fièrement.

— Vous devriez rentrer chez vous, Steely, affirma la jeune femme.

— On m'a mobilisée pour assurer la garde durant vos heures de repos, opposa son aînée.

— En effet, et comme vous le constatez j'ai repris mon service.

— Vous êtes officiellement en pause et, de toute évidence, vous n'êtes là que pour prendre le thé en compagnie d'une personne étrangère au service... et dont la place, si je puis me permettre, n'est manifestement pas à cette table.

— Épargnez-moi votre rengaine condescendante, Steely. Je connais mon métier mieux que personne et son éthique m'oblige tout autant envers mes patients qu'envers leur proches. La présence de Mademoiselle Henson dans cette pièce est donc tout à fait justifiée. Davantage que la vôtre, d'ailleurs ! Assurer la garde, comme vous dîtes, le cul posé sur votre chaise, dans une salle qui ne dépend même pas de votre service, ça m'a tout l'air d'un abus de privilèges.

La règle suprême n'étant plus de son côté, Steely Seadus, conformément à ses principes, interrompit son service et quitta le département 24.

Sloane Berjäk fit asseoir Emerson et lui apporta un gobelet en carton rempli de café chaud.

— Lait ? Sucre ?

Emerson fit non de la tête. Elle préférait ressentir jusque dans ses boyaux l'amertume qui depuis la veille gangrenait son âme. Les deux mains sur le gobelet, elle avala une gorgée du breuvage noir. Sloane prit place face à elle, à la même place que la veille lors de leur entretien. L'infirmière versa dans son thé une dosette de sucre et du lait en poudre. Depuis le coin de la pièce, Emerson l'observait en silence.

— Sloane Berjäk. Quelle étrange personne vous faîtes. Qui êtes-vous, au juste ? L'optimiste entêtée qui persiste à soigner un mal devant lequel tous les autres ont fui, ou bien une espèce d'arriviste prête à tout sacrifier pour triompher du SRS ?

— Vous avez l'air de penser que ces deux réponses sont incompatibles. Je ne suis ni une sainte, ni un monstre, juste une femme parmi tant d'autres, prête à faire des sacrifices dans l'espoir que le bien commun fera son propre bonheur. En fin de compte, je suis d'une banalité affligeante.

Emerson Henson reposa sur la table son gobelet vide.

— Vous comptez me faire gober ça ? Allez, racontez-moi votre histoire.

— Il n'y a rien à raconter. Vous savez, Emerson, si vous passez votre temps à fantasmer sur le caractère extraordinaire de toutes les personnes que vous rencontrez, vous serez nécessairement déçue. Mon histoire, c'est celle de tout le monde : les hauts, les bas, la famille qui part en vrille, les complexes d'adolescente, une poignée de cœurs brisés, des rêves qu'on poursuit sans savoir où l'on va, qui parfois se concrétisent et d'autres fois virent au cauchemar, tout ça pour finir ici. Mais est-ce que tout ça vaut la peine d'être raconté ? Cette histoire-là, tout le monde la connaît. Vous, c'est quoi votre histoire ?

— Une éternelle fuite en avant. Je crois que, faute d'avoir mes propres démons, j'ai fini par me prendre de passion pour ceux des autres. Une passion dangereuse, sans doute, mais c'est ce danger-là qui me tient en haleine.

— Un exorciste, en somme ?

— Un exorciste qui serait tombé amoureux du mal qu'il combat, oui.

— Je vois. Votre problème, Emerson, ce n'est pas tant d'idéaliser vos semblables. C'est de croire qu'ils ont tous autant de vertu que vous.

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