Duel

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Emerson remonta le couloir affolée et déboula à bout de souffle dans la loge où se trouvait la machine à café.

— Quelqu'un, vite ! Elle fait une crise de spasmes !

L'infirmière qui était assise à la table – une autre que celle qui l'avait reçue la veille – leva les yeux sur elle sans bouger de sa chaise.

— Ça arrive, oui. On ne peut rien y faire.

— Comment ça ? C'est votre boulot, non ? Faites quelque chose ! Vous allez pas la laisser comme ça ? Vous allez pas juste attendre sans bouger votre cul ? Vous êtes infirmière ou branleuse professionnelle ?

— Cette salle est réservée au personnel, Mademoiselle. Je vais devoir vous demander de sortir.

L'infirmière poussa Emerson dans le couloir et verrouilla la porte derrière elle. Jamais on ne l'avait rembarrée avec autant de condescendance. Emerson jura. Elle poursuivit son invective pour elle-même, pestant en solitaire contre un battant clos à la façon d'un clochard ivre qui braille tout seul au milieu de la ruelle et s'imagine qu'une bonne étoile le prend en pitié quelque part là-haut. Derrière les nuages, pourtant, c'est un vide bien plus profond que celui d'une ruelle ou d'une chambre d'hôpital qui domine le cosmos. Les étoiles qui y baignent ne sont rien de plus que des lueurs d'espoirs, pour la plupart déchus, perdues dans le néant. Les étoiles isolées comme les âmes esseulées n'entendent pas les appels du monde qui lutte au loin. Elles se replient sur elles-mêmes jusqu'à se consumer.

— Mademoiselle Henson ?

Sloane Berjäk venait de faire irruption dans le corridor. À l'aube, elle s'était retirée dans une chambre pour dormir, mais elle n'était pas parvenue à trouver le sommeil, ce même sommeil qui rongeait sa patiente à l'autre bout du département. Les jurons d'Emerson avaient attiré son attention et réveillé ses remords. Elle avait beau côtoyer à longueur de temps des familles et des proches ravagés par l'angoisse, le désespoir de la jeune femme la touchait profondément. Sloane se demandait souvent si elle avait les nerfs pour exercer son métier. Sa volonté, pourtant, avait raison de ses faiblesses.

À l'appel de son nom, Emerson se retourna.

— Où est-ce que vous étiez ? Votre connasse de collègue vient de me claquer la porte au nez !

— Croyez bien que je comprends votre situation et votre tristesse, Mademoiselle Henson, mais ça ne vous dispense pas d'un minimum de respect.

— Ouais, dîtes ça à cette grosse vache ! C'est elle qui devrait apprendre le respect ! J'ai laissé la vie de Seth entre vos mains. Vous comprenez ? Si elle s'en sort pas...

Un sanglot étouffa ses mots. Elle le ravala dignement.

— C'est vrai que je la déteste. Mais si elle s'en sort pas, je vous jure que je ferai de votre vie un putain de cauchemar !

Profondément atteinte par sa détresse Sloane saisit sans réfléchir les mains de la jeune femme. Un instant, elle fut tentée de prendre sa voix la plus douce, de la réconforter et de la rassurer, de lui promettre de sauver sa bien-aimée. Pourtant, Sloane savait qu'à terme l'effroyable vérité dévasterait Emerson. Elle ne pouvait pas lui mentir.

— Emerson... Je peux vous appeler par votre prénom ? ... Bien. Je ferai tout mon possible, vous savez, pour sauver votre amie...

— Ce n'est pas mon amie.

— Mais malheureusement le SRS est encore un mystère pour nous à ce jour. On en ignore trop pour être en mesure de soigner les sujets qui en sont atteints.

— Parlez pas de sujet. C'est pas un foutu rat de laboratoire.

— Je ne peux pas vous promettre de sauver Seth Eccles. Je n'ai pas le droit de vous donner de faux espoir, alors que personne n'a survécu au SRS. Je vous l'ai déjà dit, Emerson, elle va y passer tôt ou tard.

— Mais vous pouvez ralentir la progression de la maladie, n'est-ce pas ? Vous pouvez lui donner un peu plus de temps ?

La nuit, visiblement, avait fait son ouvrage. L'indifférence qui la veille armait le discours d'Emerson avait commencé à battre en retraite. Les masques effrités menaçaient de dévoiler les visages véritables réfugiés au-dessous. Emerson Henson, soudain, sembla prendre conscience d'avoir baissé sa garde. Elle chercha aussitôt à justifier les craintes qu'elle avait laissées poindre :

— Elle a besoin de temps, pour finir ses travaux. Seth supporterait pas de laisser ça en plan. Et moi, je vais pas continuer à nourrir ses bestioles pendant cent-sept ans. Ça ruinerait toute sa thèse. Non, elle supporterait pas ça.

— Dans ce cas, c'est à Mademoiselle Eccles de faire le nécessaire pour se donner du temps.

— Comment ça ? C'est à vous de l'aider.

— Vous savez, Emerson, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut rien pour un patient qui ne veut pas guérir. C'est quelque chose d'assez fréquent chez les rêveurs seuls : ils préfèrent souffrir que revenir parmi nous. Il n'arrêtent pas de dire qu'ils doivent se rendormir, qu'ils veulent se rendormir, qu'ils veulent rêver encore, qu'importe si ça fait mal. Seth doit trouver le moyen de se réveiller. Mais elle seule peut le trouver. Si elle veut bénéficier de mon aide, à vrai dire, elle doit d'abord me donner les moyens de l'aider. C'est ce qu'elle fait actuellement : Seth a replongé de son plein gré. Elle va me fournir des informations sur la nature du SRS. Si elle y parvient, alors peut-être que de mon côté je réussirai à ralentir la maladie.

Emerson recula, arrachant ses mains de celles de l'infirmière. Le regard de la jeune femme était glacé par l'effroi. Et dans cette pupille froide, Sloane Berjäk crut déceler une étincelle : amorce de la colère qui allait éclater.

— Vous déconnez ? aboya Emerson. Vous n'êtes pas sérieusement en train de me dire que vous vous servez de ma copine comme d'un petit cobaye ? Tout ça parce que vous êtes pas foutue de trouver ce qu'elle a !

Sloane Berjäk conserva un calme exemplaire, sans doute, mais surtout inhumain, et rétorqua illico :

— Si vous vous sentez plus à même de résoudre le cas des rêveurs seuls, je vous en prie, Emerson, occupez-vous de la patiente. On verra si vous obtenez des résultats plus probants que ceux du département 24. Ne vous inquiétez pas, ça ne blessera pas mon ego. Au contraire, je serais vraiment ravie de vous voir sauver le monde. Mais les choses sont ainsi faites : il n'y a pas de héros, il n'y a qu'une poignée de personnes insignifiantes, comme vous et moi, qui triment comme elles peuvent pour essayer de faire le bien autour d'elles. La volonté, c'est bien joli, mais ça n'implique pas nécessairement de réussir. Sachez que Seth a accepté de son propre chef de coopérer avec le département dans les recherches sur le SRS. Ce qu'elle fait, Emerson, elle le fait pour vous.

— C'est ça, essayez de me prendre par les sentiments. J'en ai fini avec Seth, vous avez pigé ?

— Ce n'est pas vraiment l'impression que vous donnez.

— Ce n'est pas parce que je ne peux pas l'aimer que je ne veux pas son bonheur. Si son but dans la vie c'est d'élever des saloperies de cloportes, si ça la rend heureuse de faire sa putain de thèse, je veux qu'elle aille au bout. Vous comprenez ? Je veux au moins qu'elle puisse se consacrer aux travaux pour lesquels elle a foutu en l'air notre relation !

— Je sais que c'est un sacrifice difficile, Emerson. Mais il est nécessaire. Attendre que le syndrome l'emporte ou tenter de lutter, ce sont les seules options qui se présentent à Seth. Vous ne pensez pas que la seconde lui donne un peu plus de mérite ?

Emerson baissa les yeux. Sa colère s'était muée en une profonde rancœur, une rage calme, même muette. Pour éviter d'exploser, elle avait résolu de se replier dans son épaisse coquille. Se replier, toujours. Se renfoncer jusqu'à s'en oublier. Étrangler ses sentiments. Les paroles glissèrent entre ses dents comme un gaz toxique :

— Entre Seth et vous, franchement, je ne sais pas qui est la plus égoïste.

— Nous sommes tous égoïstes. Vous n'êtes pas une exception.

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