Les passeurs

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La mer était noire. Le ciel était sombre. Un oiseau fendit les nuées opaques qui saturaient l'horizon. Il poussa un cri strident, et soudain retentit la sirène d'un bateau. La coque en métal brun vint s'accoler à la digue. Les grandes rames qui brassaient les flots se rétractèrent et le buste de femme à la queue de serpent qui ornait la poupe s'immobilisa sous les yeux de Seth. La jeune femme ne broncha pas. Elle entrevit une rampe qui se déployait, quelque part dans le brouillard, la distance tronquée par les songes, et des silhouettes descendirent de l'embarcation : des hommes, des femmes, des enfants et d'autres dont le dos voûté semblait attester de l'âge avancé, tous drapés de vapeur, les figures rongées par la nuit.

Seth s’avança prudemment dans leur direction. Sa main glissait doucement le long de la coque froide. Le vent marin balaya dans une vibration indescriptible la voix rauque d'un homme. Il commandait à un petit groupe de fouiller les quais, tandis qu'une file de silhouettes sans visages s'éloignait en traînant des pieds. Une à une, elles s'évanouirent dans l'obscurité, évaporées dans les ténèbres.

— Eh, toi ! cria un gosse sapé comme un pirate à l'intention de Seth.

Il s'approcha et découvrit sa mâchoire édentée. Il la toisa du haut de ses un mètre vingt.

— Ça t'dit d'met' les voiles de l'aut' côté ?

L'autre côté ? répéta Seth, comme une somnambule.

Une main velue vint se plaquer sur l'épaule du gamin. Un rire gras explosa et satura l'espace autour d'eux. C'était le timbre d'un homme. Seth pouvait deviner les contours de son corps à travers la brouillasse. Et pourtant, quand son visage émergea de la grisaille, ce fut la tête d'un chien au poil fauve et hirsute qui se dévoila, avec ses yeux verrons et les oreilles trouées.

Seth haussa à peine les sourcils.

— C'est l'première fois, s'pas ?

Le chien bavait tout en articulant. Sa voix tenait davantage du grognement. Mais il portait une veste sertie d'écussons qui lui donnait, malgré tout, une allure respectable.

— Je remets pas votre tête, s'excusa Seth. Vous faites quoi dans mon rêve ?

Le chien bleffa une gerbe en toussant de rire. Il donna un coup de coude au gosse qui vacilla.

— Ahah ! pouffa celui-ci. Elle pense qu'elle rêve la d'moiselle !

— T'm'avais l'air plus futée qu'ça, m'grande ! renchérit le chien.

Elle souffla.

— C'est ça, gloussez. Ça fait des plombes que j'attends là, moi. J'attends qu'il se passe quelque chose dans ce rêve et tout ce qui vient c'est un môme et un clébard. Tu parles d'une aubaine ! Vivement que le réveil sonne !

— Et tu f'ras quoi, dis-nous, quand tu t'seras levée ? demanda le chien.

— Je...

Elle se tut. Elle n'en savait rien. Elle s'appelait Seth et le reste, elle n'en savait rien. Ce qu'elle faisait dans la vie, son aspect dans la glace, les noms de ses parents et amis – en avait-elle seulement ? – elle avait tout oublié.

— Trêve de taquineries, bande de brutes épaisses. Laissez la fille tranquille, qu'elle considère sérieusement un choix si capital.

La voix qui avait parlé était quiète et suave. Bientôt, les nuées se dissipèrent dans une gracieuse spirale et un être singulier fit son apparition. À en juger son timbre et ses courbes, il s'agissait d'une femme. Cependant, son anatomie était soigneusement dissimulée sous une longue cape. Le tissu qui traînait par terre couvrait jusqu'à ses pieds et l'épaisse capuche rabattue sur sa tête empêchait de distinguer quelque trait de son visage. Seth crut apercevoir l'éclat d'une pupille, au fond du mystérieux vêtement.

— Vous êtes qui, vous ? demanda-t-elle..

— Ces deux malpropres sont connus ici sous le nom de passeurs. Il y en a bien d'autres dans leur genre. Quant à moi, très chère, tout le monde m'appelle Le Mage. Personnellement, je me considère comme le libérateur des âmes. Cet endroit où nous nous trouvons n'est accessible qu'à certains d'entre nous. Dans l'autre monde, ils nous appellent les Rêveurs Seuls. Seuls, le sommes-nous vraiment ? À toi d'en juger. À toi de savoir si oui ou non tu souhaites découvrir le monde qui s'étend par-delà cet océan. C'est un monde effrayant, au premier abord. Aucune enveloppe charnelle aussi impure et fade que la tienne ne s'y promène. Là où nous vivons, nous autres, les Rêveurs, les âmes sont mises à nu et déambulent librement, arrachées aux corps terriens qui les étouffent là d'où tu viens. Seras-tu du voyage, Seth ?

La jeune femme considéra son interlocutrice avec le plus grand sérieux. Elle dénombra les plis de sa cape, de bas en haut, et plongea son regard dans ce qu'elle croyait être le fond d'une pupille.

— Vous voyez mon âme, de là-dessous ?

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