-Chapitre 18-

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Le changement d'ambiance était radical, si bien qu'il me fallut plusieurs minutes pour arriver à m'adapter à la situation présente. Une foule de questions se pressaient, fourmillaient dans ma tête tandis que ma langue brûlait d'envie d'exprimer ce que ma raison redoutait franchement.

Je ne devais pas avoir l'air fameux face à cette femme si déroutante, si bien que je ne fus pas tellement étonné quand cette-dernière ricana en me dévisageant avec convoitise.

L'insistance dont elle faisait preuve en me scrutant comme elle le faisait à cet instant-là me mit rapidement mal à l'aise. Je n'étais pas un putain de bonbon à ce que je sache !

Puis, comme si de rien n'était, elle adopta un ton léger tandis qu'elle tournait et retournait ses mains devant elle avec une pointe d'admiration pétillant fortement dans ses grands yeux bleus.

« Voilà fort longtemps que je n'avais point ressenti pareil sensation. C'est tellement grisant... »

A ces mots, le petit Captain (Minho) se mit à sourire de plus belle. Il paraissait sincèrement heureux de ce retournement de conjoncture, contrairement à moi qui me sentais littéralement à côté de la plaque.

Aussi, pour ne pas laisser Tara jubiler plus longtemps face à mon impuissance que je n'appréciais pas des masses, je me tournais vers lui, avide d'informations.

« Tu veux bien m'expliquer ce qui se passe avec ta mère ? »

Cela eut le mérite de faire rire d'autant plus la jeune femme qui décida de me répondre à la place de l'enfant. Et sincèrement, j'aurai beaucoup plus apprécié que ce soit lui qui s'occupe de m'aider dans la compréhension de cette affaire.

« Je peux m'en charger si tu veux, mais je pense que tu devrais d'abord te relever avant. C'est très flatteur pour moi que de te voir agenouiller de la sorte, mais je ne suis pas sûre que cela soit très valorisant pour ta personne. A moins que tu ne fasses une demande en mariage bien sûr... »

Elle adopta presque aussitôt une moue espiègle qui me fit sérieusement douter.

Était-ce la même personne que celle que j'avais tenue dans mes bras pour la réconforter ? La même personne qui avait pleuré face au constat de la nature de son fils ? Celle qui avait révélé bien des choses sur le père biologique de Minho ?

Ça restait à voir.

Du peu que je connaissais la jeune femme, jamais elle n'avait paru aussi désinvolte. On aurait pu croire que c'était d'ailleurs un tout autre individu que j'avais sous les yeux.

Je finis par me rappeler de ce qu'elle venait de dire et, en toute hâte, je me relevais sans omettre de jurer intérieurement face à ma gaucherie inhabituelle. Son attitude hautaine me déplaisait.

Elle ne faisait pas le poids face à moi, de quel droit venait-elle me faire la leçon en me parlant comme si je n'étais qu'un gosse ? Ma colère ne lui échappa pas, mais de nouveau, elle trouva le moyen de me tourner en ridicule.

« Pauvre chou qui ne comprend rien à la vie. Si tu souhaites la passer aux côtés de Tara, saches que tu devras également me supporter.

-Si je résume bien, vous dites être une autre personne que Tara, c'est cela ? demandai-je avec fermeté pour ne pas lui laisser le dernier mot. Alors qui êtes-vous dans ce cas ?

-Elle est moi et je suis elle. Pourquoi cherches-tu à compliquer la situation ? »

Ça faisait beaucoup de données à assimiler. Non seulement Tara pouvait voir et communiquer avec les esprits, mais en plus, il semblerait qu'elle souffre d'un dédoublement de la personnalité. La déesse de la Lune se vengerait-elle de moi en m'envoyant une âme-sœur détraquée ?

Pourtant, en me concentrant sur celle-ci, je remarquai que le lien qui nous unissait n'était plus aussi actif quand cette facette de sa personne prenait le contrôle sur son corps. Jamais encore je n'avais entendu parler de pareil phénomène. C'était étrange et déconcertant à la fois, bien que je ne regrettais point le fait de ne pas dépendre de ce côté revêche de Tara.

Sur un coup de tête, je décidai de faire part de mes précédentes réflexions et remarques à la jeune femme. Celle-ci hocha la tête, sans se départir ne serait-ce qu'une seconde de ses manières que je trouvais beaucoup trop exagérées à de nombreux égards.

« C'est tout à fait normal, je suppose. Après tout, je suis ce que certains scientifiques qualifieraient d'entité parasite. A l'origine, je n'étais pas censée me retrouver là... »

De nouveau, je ne comprenais plus rien. A croire qu'elle le faisait exprès.

« Ça n'a pas de sens, dis-je en grognant. Vous ne pouvez pas dire que vous êtes Tara, et inversement, si vous n'étiez pas prévue dans l'équation à la base ! »

Ma remarque parut lui déplaire au plus haut point, si bien qu'elle abandonna rapidement son attitude raffinée pour adopter un comportement beaucoup plus disgracieux.

« Écoute-moi bien, gamin, j'ai bien plus d'années au compteur que tu ne sembles le croire, houspilla-t-elle. Alors ce n'est pas toi avec ton âge si ridiculement insignifiant, qui à côté du mien n'est rien d'autre qu'une fine couche de poussière, qui va m'apprendre le sens de la vie que j'ai moi-même vu naître ! »

Instinctivement, je me tassai sous le poids d'une force dont je ne parvenais pas à trouver l'origine. Les mots me manquèrent si bien que je me tus sans faire plus d'histoires. Je sentais l'animal en moi qui mourrais d'envie de déguerpir, la queue entre les jambes et pourtant, je me fis effort et restait à ma place initiale, face à cet aspect de mon âme-sœur.

S'il y avait bien quelque chose que j'avais retenu de cette discussion, c'était qu'il ne valait mieux pas sous-estimer Tara de manière générale. Elle recelait bien plus de secrets et de pouvoirs que ne le laissait entendre sa frêle constitution.

C'était un piège finement élaboré, présenté sous les traits d'une jeune femme charmante dont les yeux vous envoûtaient en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire.

Un peu comme les fameuses sirènes présentent dans de nombreux mythes et histoires, elle parvenait à vous charmer pour vous tuer ensuite sans que vous n'ayez le temps d'analyser ou de comprendre ce qui se passait.

Mon attitude fit rire Minho, me rappelant ainsi sa présence que celle de la femme à ses côtés avait réussi à me faire oublier, tellement celle-ci m'obnubilait. Elle s'accaparait petit à petit chacun de mes sens, comme si le simple fait de l'avoir sous le nez vous ensorcelait.

D'ailleurs, face à la gaieté de l'enfant, cette facette de mon âme-sœur (comment devais-je l'appeler maintenant ?) eut un sourire attendri qui souleva immédiatement d'autres questions.

Aussitôt, je me tournai vers lui pour mettre les choses au clair.

« Comment es-tu au courant ? Tara t'en avait parlé ? »

Il secoua la tête et ses boucles blondes commencèrent à danser en synchronisation avec son mouvement. Le petit Captain prit un air de conspirateur avant de m'avouer que sa propre mère ne savait même pas qu'il connaissait celle qu'il appelait « deuxième maman ».

« Elle venait me voir le soir pour vérifier si je dormais, expliqua-t-il. Quand j'étais réveillé, elle venait me rassurer pour me dire que Maman m'aimait mais que son travail lui prenait beaucoup de temps. Elle disait aussi que Maman faisait ça pour moi, pour que je sois heureux. »

Il lança un regard joyeux vers la femme avant de reprendre en gloussant face au clin d'œil qu'elle venait de lui adresser en retour.

« Au départ, elle avait essayé de se faire passer pour Maman, mais j'ai vite remarqué la différence. Maman paraît plus fatiguée, qu'elle et elle, elle sourit plus que Maman. »

Pas sûre que Tara apprécie vraiment les raisons qui ont permis à son fils de la discerner par rapport à l'usurpatrice. En repensant à elle, une idée horrible s'imposa à mon esprit. Une réflexion qui me fit avoir des sueurs froides.

« Mais Tara va revenir un jour, n'est-ce pas ?! Demandai-je précipitamment en me tournant vers la jeune femme.

-J'y compte bien. »

Malgré le calme avec lequel elle avait prononcé ces mots, le doute persistait tout de même. Avec incertitude, je me permis alors d'insister pour être totalement sûr.

« Donc, vous ne voulez pas prendre sa place... »

L'autre ricana. Puis, elle se tourna vers Minho et à l'aide de ses deux mains, boucha les oreilles du petit pour le protéger de ce qu'elle s'apprêtait à dire. Franchement, ça n'augurait rien de bon ce geste.

Pourtant, je tenais toujours à avoir ma réponse. Je tenais à Tara. Je tenais à son sourire. Je tenais à sa personnalité. Je tenais à son caractère de merde. Je tenais à elle, tout simplement.

Et je devais admettre que ce n'était pas seulement parce qu'elle était mon âme-sœur.

« Pour être franche, j'aurai aimé, dit-elle avec amertume. Vraiment. Mais je tiens, comme toi, à cette jeune femme. Je l'ai vu naître. Je l'ai vu grandir, souffrir à cause de ses parents et des idées qu'ils avaient sur la famille parfaite. Je l'ai soutenu quand elle avait besoin de moi. J'ai toujours gardé un œil sur elle et j'ai assisté à chaque événement qui ont fait d'elle la femme qu'elle est aujourd'hui.

-Alors pourquoi est-ce que vous êtes là ? Je ne suis pas certain que cela soit une initiative de Tara...

-C'est vrai. Je lui ai imposé mon choix. Je devais intervenir de toute façon. Mais j'ai également plusieurs choses à faire. Je dois tout d'abord la protéger en la laissant retrouver ses esprits loin du monde, loin de tout. Dans un endroit où elle pourra prendre ses propres décisions sans être influencer. Même pas par moi. »

Elle baissa alors la voix, me forçant ainsi à avoir recours à mes compétences acquises par ma part animale, tandis que son visage s'assombrit par le sérieux de son annonce.

« Et je dois régler certains points... »

Puis elle retrouva son sourire juvénile, comme si de rien n'était, tandis qu'elle ôtait ses mains couvrant toujours les minces oreilles du Captain Minho. Le petit garçon cligna des yeux, devant sans doute essayer de remettre de l'ordre dans tous les sons qu'il percevait.

Être un lycanthrope revenait aussi à supporter les inconvénients de ce statut, comme le fait d'avoir une audition très fragile, bien que précise. C'était d'autant plus dur pour un nouveau loup comme lui.

L'usurpatrice releva la tête, reportant toute son attention sur un point situé juste derrière moi.

« Mais si tu veux plus d'informations, pourquoi ne pas lui demander, dit-elle malicieusement en me faisant un signe de tête pour m'inciter à me retourner. »

Mais je n'avais pas besoin de le faire. Je reconnaîtrais son parfum entre tous. Mme Johnson, plus communément appelée Mme Jones. Ou Jones tout court comme les gars s'amusaient à faire. Cela avait d'ailleurs le don de l'énerver car pour elle, il était inadmissible de donner un nom masculin à une femme pour l'interpeller.

Si bien qu'à force d'insister, elle avait fini par créer involontairement un sujet de blague au sein de la meute. Et malheureusement, elle était obligée de supporter cela à peu près chaque jour, chaque heure, chaque minute de ses journées.

Personne n'avait jamais su qu'elle était son nom. Elle veillait minutieusement à préserver ce secret. Même moi je l'ignorais. Mais quelque chose, notamment dans l'allure défensive qu'elle adoptait face à cette nouvelle version de Tara, me laissait entendre que les deux se connaissaient. Sans doute intimement.

Malgré cela, aucune des deux ne se décida de parler la première, si bien que le silence s'éternisa pendant que chacune campait farouchement sur ses propres positions.

Thara ne souriait plus et ses sourcils s'étaient froncés, laissant apparaître « la ride du lion » sur son front. Quant à la deuxième femme, ses émotions transparaissaient clairement sur son visage quelque peu touché par le temps : cette histoire ne lui plaisait guère.

Ce fut Jones qui baissa les armes en première, poussant un soupir lourd de sous-entendu.

« Si vous voulez discuter, il vaudrait mieux le faire chez moi. On ne sait jamais, des oreilles peuvent traîner et surprendre notre discussion. Ce dont je n'ai aucunement l'envie d'ailleurs. »

D'un commun accord, nous lui emboîtâmes tous le pas sans mot dire. Sa maison n'était pas bien loin, de ce fait, nous arrivâmes rapidement. L'architecture des lieux m'avait toujours laissé douteux, bien qu'il reflète l'état d'âme de sa propriétaire. Il était relié près des habitations du reste de la meute, dont celle de ma famille, et pourtant, la demeure paraissait en retrait.

Elle était également située à la limite du dôme et je me rappelle que mon père s'inquiétait souvent à ce sujet. Il craignait sans cesse qu'un jour Mme Jones ne se fasse enlever et serve de moyen de pression contre la horde toute entière.

Et puis, il fallait aussi souligner l'aspect général du bâtiment. Le logement plein pied avait des allures étranges. On aurait dit un gros bloc blanc déposé comme ça, à la va vite, sans que personne ne se pose de question vis-à-vis du contraste déroutant formé par l'opposition entre le côté naturel, qui émanait de la forêt environnante, et le côté préfabriqué, humain, lié à ce logement.

Au niveau de l'intérieur, ce mélange détonnant réapparaissait. L'occupation humaine se retranscrivait par la présence de meubles blancs, uniformes, placés selon un ordre très précis.

Quelle maniaquerie !

Aussi, la seule chose qui apportait un peu de changement dans la pièce, la preuve de la présence de la nature, c'était la vue imprenable sur les bois qu'offrait les immenses baies vitrées. Le vert des arbres, le brun des troncs et plus rarement les couleurs des animaux vivants eux aussi dans les bois, tout cela donnait vie à l'ensemble de l'endroit.

Sans aucune délicatesse, Mme Jones tomba lourdement dans son immense fauteuil. Elle ne quitta pas Tara des yeux, tandis qu'elle avouait le fond de ses pensées.

« J'aurai dû me fier à mon instinct, dit-elle sans ciller. J'aurai dû tuer cette fille au lieu de l'assommer pour l'amener ici. »

Un froid glacial tomba dans la pièce. Non, elle avait bien fait. Certes, Tara était pleine de surprise, mais grâce à elle, j'avais repris mon rôle avec beaucoup plus de sérieux. J'avais remis les choses au clair avec mon meilleur ami, mon Bêta qui souhaitait faire revivre la meute dont j'étais le protecteur et le chef.

Et par-dessus tout, j'avais renoué les liens avec ma mère, la seule famille qu'il me restait après tout ce qui s'était passé. Sa phrase provoqua chez moi une vague de colère et je grondais directement pour la mettre en garde.

Sauf qu'apparemment, aujourd'hui, toutes les femmes avaient décidé de me rire au nez. En effet, Jones ne me prit pas du tout au sérieux tandis qu'un mince sourire s'étirait sur ses lèvres.

« Je n'ai pas peur de toi Adam, dit-elle malicieusement. Je sais qui tu es. Je te connais, depuis tout petit tu montres les dents quand quelque chose ne va pas, mais tu n'attaques sans réfléchir. Notamment aux conséquences.. »

Elle baissa la voix et reprit, comme si cela ne suffisait pas.

« Mais je suis fière de voir que tu t'es repris. Tu redeviens toi-même. L'homme qui faisait la fierté de sa famille, de sa meute, de son père. Tu lui ressembles beaucoup. Autant physiquement, mentalement, mais également au niveau du parcours. Jason aussi a enchaîné pas mal d'erreurs au départ, mais grâce à Lacey, il a trouvé un équilibre et est devenu l'homme que tu connais. »

Je fus déstabilisé et décidai de m'asseoir sagement, ne serait-ce parce que je n'avais rien d'autre à faire ou à dire à cette femme.Du coin de l'œil, je la vis sourire de nouveau en me regardant, puis changer complètement d'humeur quand elle reporta son attention sur Tara. Enfin, l'autre version de Tara.

« Je n'aurai jamais pensé te revoir sous cette forme. Et je dois avouer que c'est vraiment dérangeant. Mais ce qui m'étonne le plus, Constance, c'est que tu sois restée tout ce temps dans un même corps. Je t'ai toujours connu avide de liberté... »

Encore des rebondissements ?! J'allais finir par devenir fou si ça continuais. Ça partait carrément dans tous les sens. J'allais avoir du mal à ordonner tout ça dans ma tête.

Et comme si Jones venait d'énoncer là, la plus marrante des blagues du monde, la dénommée Constance (alias l'usurpatrice comme j'aimais l'appeler) lui retourna un sourire amusé.

« Il vaudrait sans doute mieux reprendre toute l'histoire depuis le début, fit Jones en me dévisageant. Ne serait-ce que pour éviter de perdre certaines personnes... »

A ces mots, Tara/Constance hocha la tête et se tourna vers Minho pour lui demander d'aller jouer, le temps que les adultes s'entretiennent. Le petit Captain ne s'y opposa pas, mais demanda tout de même à la jeune femme si elle viendrait le rejoindre pour qu'ils jouent ensemble après.

Un regard attendri de Constance ainsi qu'une réponse positive plus tard, l'enfant reparti en faisant l'avion pour s'amuser de l'autre côté de la baie vitrée, afin qu'il soit encore à portée de vue. La nouvelle version de Tara finit par s'asseoir nonchalamment.

« A tes yeux Adam, commença Jones avec un sérieux inquiétant, qu'est-ce que je suis ?

-C'est à dire ?

-Qu'est-ce que je représente vis-à-vis de toi ?

-Oh. Je dirai que je vous êtes plus ou moins une grand-mère. Enfin, c'était ce que je pensais quand j'étais petit. Maintenant, je sais plus trop. Je suis un peu perdu en fait et je me suis jamais trop attardé sur cette question. »

Constance ricana quand je fis mention du mot « grand-mère ». Jones eut plutôt l'air touché, ce qui était assez rare chez elle.

« Il faudrait alors rajouter de nombreuses fois le terme ''arrière'', finit-elle par lâcher dans un rire à peine audible. Mais je pense que ce serait encore un moyen de plus pour t'embrouiller aussi, il serait plus simple de dire que je suis ton ancêtre. »

Je demeurai bouche bée. Bon, il était vrai que Jones semblait souvent venir d'une autre époque, de par ses manières ou encore les expressions qu'elle employait. Mais de là à dire qu'elle était une ancêtre, que j'étais un de ses descendants, c'était assez poussé quand même. Mais les explications ne tardèrent pas à venir.

« J'ai environ 525 ans. Et je dirai que je suis approximativement née en 1491. Mais je n'en suis pas totalement sûre car à cet époque, les gens comme moi ne s'attardaient pas tellement sur les années mais plus sur les mois par rapport à la moisson et aux récoltes. Bref, je m'égare.

-Comment.... ?

-J'ai été maudite. »

Cette fois-ci, le ton était ferme. Le sujet était visiblement, encore sensible, bien que les années aient éloignés cet épisode. La blessure morale ne devait pas avoir totalement cicatrisé.

« Vers mes trente ans, mon mari m'a maudite. Il m'a condamné à errer éternellement dans ce monde. En plus de cela, je devais servir ma famille. Les protéger sans que ce contrat n'ait de date d'expiration. J'avais une fille. Je l'ai vu se marier. Je l'ai vu avoir son premier enfant. J'ai fini par la voir mourir. C'était sans fin. Un véritable calvaire.

-Mais pourquoi n'avoir pas révélé nos liens de parenté avant ? Demandai-je en ne sachant pas comment réagir face à ses révélations.

-C'était plus simple pour moi. Je n'avais pas à ressortir toute cette histoire à chaque fois, à chaque nouvelle génération. »

Constance choisit ce moment pour intervenir.

« Montre-lui tes marques. Je pense que c'est important qu'il comprenne l'ampleur du sortilège. »

D'abord hésitante, Jones finit par relever légèrement son pantalon, dévoilant ainsi des chevilles meurtries par la présence envahissante de chaînes, comme tatouées dans la peau de façons très grossière. C'était exactement la même chose pour ces poignets, et quand on s'y attardait, on pouvait apercevoir celles-ci bouger, osciller délicatement.

Constance jugea bon de m'avertir. Seuls les non-humains percevaient le mouvement continuel des marques. Puis elle rajouta qu'en plus d'être un rappel incessant de cette histoire, Jones subissait la douleur de leur présence plus ou moins douloureusement en fonction du moment et du lieu où elle se trouvait.

La colère me gagna de nouveau. Quel monstre pouvait bien infliger cela à sa propre épouse ?!

« Pourquoi vous a-t-il fait ça ?! C'est complètement sadique !

-La façon de penser a évolué Adam. Saches qu'en ce temps-là, les femmes avaient très peu de droits. Elles vivaient sous la tutelle de leur père, puis celle de leur mari par la suite. Hormis cette histoire, c'était un bon mari. Certaines de mes amies sont tombées sur bien pire.

-Alors pourquoi ? »

Son regard se voilà. Je crus un moment qu'elle n'en dirait pas plus, mais pourtant, elle reprit avec un calme dérangeant.

« Je n'ai pas obéi à un de ces ordres. C'était très mal vu qu'une femme tienne tête à son époux, d'autant plus que je l'avais fait dans un lieu public. L'image comptait beaucoup, tout comme maintenant quand on y réfléchit bien. »

Je hochais la tête, bien que consterné par l'indifférence avec lequel elle récitait ces paroles. Comment un homme peut-il en venir à des méthodes aussi drastiques ?

Certes, l'humiliation n'est pas une sensation très appréciable, mais pour en venir à condamner éternellement sa propre femme, il fallait être sacrément timbré.

« Ce n'est pas encore fini Adam. Comme je te l'ai expliqué, je dois veiller sur ma descendance, ma famille. Mais j'ai également un autre rôle. Je suis une Prêtresse. Ça doit paraître ridicule pour les gens de ton époque, mais c'était un titre vraiment honorifique en d'autres temps.

-Si on ne m'avait pas annoncé autant de choses en une journée, j'aurai sans doute approuvé, mais là, je suis réellement crevé. J'ai l'impression que ma tête va exploser. C'est encore pire qu'un lendemain de soirée pour tout vous dire.

-J'ai bientôt fini, ne t'inquiète pas. En tant que Prêtresse, je devais m'occuper de préparer de nombreux rituels.

-Comme une sorcière ?

-Pas du tout ! S'emporta-t-elle soudainement. Je suis tout sauf une sorcière ! L'auteur de ma malédiction était sorcier ! Je suis une Prêtresse ! Compris ?

-Euh... Oui bien sûr. Désolé. »

Elle hocha la tête et reprit d'un ton neutre.

« J'ai connu Constance de son vivant. Une charmante jeune femme, mais vraiment irréfléchie »

Cette-dernière marmonna un ''Comment je dois le prendre ?'', avant de se taire encore une fois, plongée dans ses pensées. Jones reprit comme si de rien n'était, ne se préoccupant pas outre mesure de celle qui était intervenue aussi rapidement qu'un coup de vent.

« C'était une amoureuse de la liberté, mais prenant sans arrêt des risques inconsidérés. Elle était promise à un homme riche, mais qui la voyait plus comme un objet de collection à enfermer précieusement chez soi. Bien entendu, ça ne lui a pas plut, et elle a fuit. En représailles, elle a été tuée. Lâchement d'ailleurs. Plusieurs balles logées dans des endroits mortels, alors qu'elle tournait le dos à ses assaillants.

Le village où elle résidait n'a cessé de plaisanter à ce sujet, disant qu'elle avait été abattue comme les lapins en saison de chasse. Même son père se joignait au moquerie. Sa mère, par contre, est venue me trouver pour demander de m'occuper de la dépouille. Sauf que son âme s'est échappée avant que je ne puisse l'amener là où elle devait se rendre. »

Constance me fixa, une moue indéchiffrable sur le visage. J'hésitais entre l'amusement, ou la tristesse. Elle poursuivit, prenant le relais pour laisser Jones se reposer un peu la langue.

« Je ne voulais pas qu'on m'enferme de nouveau. La liberté, c'était et c'est toujours mon but ultime. Mais après des années d'errance, à faire peur aux passants, à provoquer les disputes de couples, je me suis trouvée piégée. Piégée dans le corps d'un nourrisson qui braillait, qui venait à peine de sortir du ventre maternel.

Je n'avais rien vu venir, et j'ignore encore comment j'ai pu en arriver là. J'ai plusieurs hypothèses, notamment une qui présume que la confrontation entre la vie et la mort y est pour quelque chose. Mais rien de bien tangible. »

Son regard se posa alors sur Minho, toujours occupé à jouer dehors.

« J'aurai pu sortir de ce corps. Je n'avais qu'à tuer mon hôte et m'enfuir de nouveau. Elle était si fragile, c'était encore jouable à ce moment-là. Mais je n'ai pas pu. Je n'avais plus le courage. Disons que j'ai immédiatement voulu la protéger. J'ai sans doute été victime d'un désir d'enfanter, un désir inassouvi. Un instinct maternel à deux balles. Je savais qu'elle allait souffrir.

Je l'ai senti quand j'ai vu le regard de son père se poser sur nous, et l'air horrifié de sa mère quand Tara a ouvert tout de suite ses yeux. Certes, c'était étonnant, les autres enfants mettaient plus de temps. Mais ce n'était pas la peine d'en faire autant. Et j'ai compris à cet instant que Tara serait différente, et qu'en plus de ça, ses parents la feraient souffrir pour ce qu'elle était. »

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