-Chapitre 16,5-
Posté dans l'encadrement de la porte, j'observai la scène avec attention, m'abstenant de faire le moindre bruit pour signaler ma présence. Ma sœur se tenait au centre de la salle d'entraînement où elle se trouvait toute seule. Pourtant, à cette heure-ci, l'endroit était censé être bondé par les autres membres de la meute. Je l'imaginais sans mal mettre tout le monde dehors en leur lançant un de ces regards noirs dont elle avait le secret.
Comme une furie, elle assénait de violents coups au mannequin juste en face d'elle. Tantôt avec les poings, tantôt avec les jambes et les pieds. Tantôt dans l'estomac, tantôt dans la tête.
Si le mannequin eut été un être vivant, il ne s'en serait pas sorti indemne.
Elle exécutait minutieusement les mouvements des enchaînements que mon père m'avait appris, et qu'elle avait observés silencieusement dans son coin (comme je le faisais actuellement pour l'observer elle d'ailleurs) pour les mémoriser. La pauvre marionnette emplie de sable n'eut aucun moment de répit.
La jeune femme ne s'arrêtait jamais, même pour reprendre son souffle.
Instinctivement, je me rendis compte qu'à cet instant-là, non seulement elle m'épatait, mais en plus elle me mettait au pied du mur face à une nouvelle plutôt désarmante pour mon ego.
Il y avait de fortes chances pour qu'elle soit plus forte que moi. Alors que j'avais commencé mon entraînement bien avant elle.
Soudainement, alors qu'elle effectuait un coup de pied dans une rotation parfaite, son regard croisa le mien. Elle perdit l'équilibre, déstabilisée de ma brusque apparition, rata sa cible tandis que son pied poursuivait sa course dans le vide, l'emportant inexorablement dans une chute violente.
Sa tête heurta le tatami recouvrant le sol avant qu'elle ne puisse amortir l'impact de ses mains. Elle grommela des paroles que je ne compris pas, trop occupé que j'étais à ricaner en visionnant dans mon esprit le vol plané dont elle venait de me faire une petite démonstration.
Le regard noir (je l'avais bien dit qu'elle excellait dans ce domaine) qu'elle m'adressa fit redoubler mon hilarité tandis que je lui tendis la main pour l'aider à se redresser. Aide, qu'elle accepta sans rechigner, tant elle était encore sonnée.
« Ça va ? Lui demandai-je en ne parvenant pas à effacer le sourire qui retroussait les coins de mes lèvres.
-A ton avis... »
Une fois debout, tout en me tournant obstinément le dos, elle remit le mannequin à sa place initiale, dans un coin de la salle où il prenait la poussière.
En effet, les autres usagers de cette salle, bourrés de testostérones, préférait se battre entre eux pour épater la galerie et satisfaire leur pulsion, au lieu de s'acharner sur un vieux sac qui ne vous renvoyait pas les coups. Disons qu'en face d'une potentielle future amante, ça n'était pas très glorifiant.
Pourtant, quelque chose dans la posture de ma sœur m'intrigua. Voûtée sur elle-même, on aurait dit qu'elle me redoutait. Heureusement, mon incompréhension laissa vite place à un certain soulagement quand je compris la raison de cette appréhension.
Elle craignait ma réaction quand au fait que je venais de découvrir qu'elle se préparait au combat en secret. Bizarrement, je n'avais même pas été étonné en réalité. Sans doute était-ce à force de la côtoyer mais je savais d'ors et déjà la nature de son caractère.
Elle aimait le combat. C'était un garçon manqué. A côté d'elle je passais facilement pour un pacifiste de nature alors que je ne l'étais aucunement. C'est pour dire...
« Quelqu'un d'autre est au courant ? finis-je par demander avec une nonchalance que j'étais loin d'éprouver.
-Maman commence à avoir des doutes je pense. Et Brad sait. Il m'aide parfois en me disant quelles sont mes erreurs et mes points faibles quand je me bats... »
Sa voix se perdit dans le vide, s'éteignant au fur et à mesure qu'elle parlait. Finalement, toujours aussi hésitante, elle reprit la discussion.
« Tu m'en veux ?
-Aucunement. Je ne vois pas pourquoi je devrai t'en vouloir d'ailleurs. Si c'est ton rêve, je ne peux rien y faire. Enfin si, je peux t'aider à le réaliser, ne serait-ce qu'en te soutenant. Tu le sais, n'est-ce pas ? »
Pour toute réponse, la jeune femme me sauta dans les bras sans m'en avertir préalablement, si bien que je manquais de tomber, emporté par son élan. Elle enfouit sa tête dans mon cou et soupira, soulagée.
Je ne pus m'empêcher de rire et la serrai en retour, heureux que notre complicité n'ait nullement été affectée par tous les événements qui se succédaient à toute vitesse. Comme les coups de Sarah, sans nous laisser aucun répit, aucune pause pour reprendre notre souffle.
« Tu m'as manqué durant ces-derniers mois, murmura-t-elle doucement. Franchement, tu es sûr que tu ne peux pas venir nous voir plus souvent ? Au moins les week-ends, c'est pas grand chose, non ?
-Toi aussi tu m'as manqué p'tite sœur. Mais crois-moi, c'est mieux pour tout le monde. Si je reste trop longtemps ici, je vais finir par me disputer avec papa, ou encore, avec toi. J'en ai pas envie tu vois. Et puis, de cette façon, j'apprécie beaucoup plus le fait d'être ici, avec vous tous. Tu sais très bien que j'ai horreur de rester au même endroit trop longtemps...
-Oui mais c'est chiant. Tu restes jamais bien longtemps en plus.
-Je rêve ou tu viens de parler comme un gros bébé.
-Ferme-là, crétin de putois qui me sert de frère.
-Moi aussi je t'aime. »
Suite à ma phrase, elle s'écarta brusquement de moi pour me tirer la langue avant de reprendre son rangement, afin que personne ne se doute de ce qu'elle manigançait en ces lieux.
« Ça s'est bien passé sinon ? Reprit-elle en jonglant avec une vieille balle.
-De ?
-Tes cours. Dis, tu es sûr que papa et maman ont pensé à mettre une cervelle dans ton petit crâne, tête de piaf. »
Je soupirai. Sa gentillesse était bien différente de celle qu'on trouvait plus ou moins dans le monde diplomatique.
« Bien sûr. J'ai de bonnes notes et mes formateurs semblent satisfaits du travail que je fournis.
-C'est une bonne nouvelle alors.
-En effet. Dis-moi Sarah, encore personne en vue ? »
La balle tomba au sol tandis qu'elle prit une teinte cramoisie. N'y tenant plus, j'explosai littéralement de rire face à sa mine abasourdie. Sarah dans toute sa splendeur.
Elle perdait toujours contenance dès que ce sujet était mis sur la table. Elle finit par se reprendre et poussa un profond soupir d'exaspération.
« Brad me tourne continuellement autour, bien que je lui ai à de nombreuses, très nombreuses fois, dit que je le voyais plus comme un ami qu'autre chose.
-Bien sûr, bien sûr. Arrête donc de jouer les insensibles, je sais que l'intérêt qu'il te porte te flatte et te plaît. De plus, quand tu étais petite, tu n'arrêtais pas de dire que tu te marierais avec lui.
-Sauf que j'ai grandi, figure-toi, c'est pas ma faute si t'as jamais eu le temps de le voir ! me cracha-t-elle violemment au visage. »
Je m'arrêtai de rire. C'était comme si j'avais foncé dans un mur qui venait de se construire devant moi sans que je n'eus le temps de le voir arriver. Personne n'osa reprendre la parole, si bien que le silence s'éternisa.
« Tu comptes me le reprocher combien de temps encore ? Je sais que je n'ai pas toujours été présent auprès de toi, mais je pensais que tu avais compris. Vu que tu as grandi... »
Suite à mes paroles, elle renifla dédaigneusement.
« Bien sûr... Ça t'arrange bien... Comme ça, aucune explication à me fournir. Voyons le bon côté des choses, au moins, tu ne me mentiras plus comme quand j'étais une gamine. Tu ne me feras plus attendre ton arrivée, assise dehors pendant des heures, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente. »
Une boule se forma et j'eus du mal à avaler ma salive tant je me sentais mal. Puis, subitement, elle retrouva son éternel sourire juvénile.
« Sinon, mon très cher grand-frère, as-tu rencontré une fille ? Quand vas-tu me montrer ma future belle-sœur ? »
Sarah avait toujours été comme ça. Elle nous faisait marcher sur une corde, comme un funambule. Si nous chutions, ses paroles étaient blessantes au possible.
Elle ne mâchait pas ses dires et généralement, crachait sa haine sur le monde en criant l'injustice. Telle une enfant, elle se plaignait qu'on ne lui porte pas suffisamment d'attention au quotidien. Elle faisait le même cinéma avec tout le monde.
Et si nous parvenions à avancer sur le fil de ses émotions sans problème, on découvrait en elle un personnage dès plus attachants. Toujours aux petits soins avec les autres, combative et passant son temps à plaisanter avec les mêmes personnes qu'elle pouvait insulter, traiter de tous les noms à chaque instants.
La bipolarité était destructrice. Elle avait 15 ans quand le diagnostique était tombé, et déjà de nombreux incidents derrière elle.
Elle avait incendié une voiture sans raison.
Une autre fois, elle avait agressé une fille pour le simple motif qu'elle riait, et que le bruit l'avait énervée.
A ne pas oublier non plus, les nombreux renvois des établissements scolaires où elle étudiait. Elle n'arrivait jamais à se concentrer, n'arrivait pas à se faire des amis ou se disputait violemment avec les professeurs.
Il n'y avait qu'auprès de la meute où son caractère explosif se trouvait légèrement calmé.
Aussi, je ne cillai pas face au changement radical qui venait de s'opérer. Elle en souffrait déjà bien assez.
Lui retournant le même sourire que le sien, je lui répondis en tentant d'oublier la culpabilité qui me rongeait doucement, mais sûrement.
« Sans doute... »
Elle ricana et se jeta de nouveau dans mes bras. Machinalement, je passai une main dans ses cheveux et, à ce moment-là, mon regard se porta sur la montre accrochée à mon poignet.
Je réagis immédiatement, et m'empressai de déposer un baiser sur le front de la jeune femme avant de m'expliquer pour ne pas la laisser complètement perdue :
« Je suis en retard justement.
-Ma future belle-sœur ?
-Oui.
-Alors dépêche-toi. »
Je lui souris et après un dernier signe, courus à toute vitesse.
* * *
Elle était là, dos tourné, accoudé à la rambarde, observant tranquillement le paysage qui se dressait devant elle. Elle était belle. Je mourrai d'envie de l'épouser, et je comptai bien assouvir ce désir le plus rapidement possible. Elle n'était pas mon âme-sœur, je risquai donc gros. Mon père m'avait prévenu, mais au fond je m'en fichai. Je voulais cette femme plus que tout au monde.
Elle était ma vie, mon présent et sans aucun doute mon futur.
Je nous voyais déjà, entourés d'une ribambelle d'enfants qui aurait des traits physiques tirés de nous deux, des reflets de nous-mêmes. Et les gens, en nous croisant, ne pourrait qu'en mourir de jalousie en nous voyant si heureux, si bien assorti, si loin de la morosité du quotidien.
Nous serions alors le modèle, la représentation du couple parfait. Je l'aimerai. Elle m'aimera. Et nous ne demanderons rien de plus que de profiter l'un de l'autre.
Je m'avançai, passant nerveusement une main dans mes cheveux.
« Elena ? »
Elle se retourna en souriant.
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